Chronique du jour : Les choses de la vie
Escapade oranaise(2)
Par Maâmar Farah
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J'y
pense en quittant l'hôtel situé à deux pas de la belle promenade
surplombant le large oranais. Oui, Kamel Daoud, fils de cette ville,
n'est-il pas aujourd'hui dans la peau de Meursault plutôt que dans celle
de Haroun, le frère de l'Arabe et personnage clé de son grandiose roman
? Etrange destin ! Je reviens alors à Rêve sarde, un texte écrit en 2007
et publié en 2008 et qui me semble illustrer parfaitement la situation
dans laquelle se trouve notre grand chroniqueur romancier et auquel il
faut manifester, outre l'admiration due à son talent, une solidarité
agissante ! Sa lucidité, comparable à celle du héros de Camus, ne
s'embarrasse pas toutefois des touffes hérissées de l'absurde. Car si
Meursault nage dans l'absurde pour opposer son nihilisme à la bêtise
humaine, Kamel lutte contre l'absurde qui fait qu'on ne réfléchit pas,
que l'on ferme la porte à la raison, que l'on refuse la modernité, que
l'on s'enferme dans les tabous vis-à-vis de l'histoire, de la langue et
de la religion. La lucidité de Kamel, personnage de la vie réelle, le
met au ban d'une société rétrograde, hypocrite, ayant une vision de plus
en plus salafiste de la religion, c'est-à-dire refusant le progrès et la
pensée rationnelle et appelant à mimer des comportements, des us et
coutumes et même une manière de s'habiller qui n'étaient pas la marque
de l'islam mais la mode d'une époque, portée par les chrétiens, les
juifs et les païens ! Et cette voix qui monte au milieu de nos silences
et nos lâchetés, pour nous demander simplement de réfléchir sur notre
histoire, notre position dans le monde, et de dépoussiérer ce qui nous
semble être des convictions inébranlables, dérange l'ordre établi et les
gardiens du temple.
Voici une tirade de mon héros qui, lui-même, écrit un roman et crée un
héros «lucide», Messaoud : «Je ne fais pas un cours d’histoire ou un
pamphlet révolutionnaire. Je parle de la liberté intrinsèque, celle de
l’être face au monde qui l’entoure et spécialement face à sa société.
Dans les dictatures, comme dans les démocraties, un certain nombre de
“valeurs” morales sont érigées, valeurs bourgeoises généralement,
inventées par ceux qui, à tous les niveaux du pouvoir politique et
économique, tirent les ficelles.»
«Il y a une idée globale de la liberté dans les sociétés démocratiques,
mais la liberté individuelle, qui consiste à aller jusqu’au bout de sa
lucidité, de refuser l’hypocrisie et le mensonge, de dire les vérités,
toutes les vérités, de sortir des règles du jeu qui n’ont pas changé
depuis Eve et Adam ; cette liberté-là n’existe pas et si on la
revendique ou que l’on tente de l’arracher, on devient suspect, pire
qu’un criminel ou un terroriste ; ceux-là et quel que soit le degré de
leur violence, agissent toujours dans les normes de la société, des
règles qui ont institué, entre autres, la violence comme réponse ou
solution – ça dépend – aux situations de crise !
«Messaoud n’est ni un criminel, ni un terroriste. Il est un homme libre
qui refuse de se satisfaire d’une liberté en sursis ! Voilà pourquoi, il
faut tout de suite le marginaliser, rendre ses idées inopérantes, éviter
la contagion. Tu m’as parlé un jour du roman monumental d’Albert Camus
et tu m’avais dit que Meursault s’enfonce en continuant à dire la
vérité, car cette dernière n’est pas en sa faveur. Il sera condamné pour
avoir refusé le mensonge et l’hypocrisie de sa société.
«Je pense que la grande différence entre le héros de mon roman et
Meursault est dans la nature de la société qui les entoure et avec
laquelle ils ne sont pas d’accord, nature qui explique pour une large
part leur comportement. Meursault vit dans une société moderne, à une
époque de grandes interrogations sur l’avenir de l’humanité au sortir de
deux guerres mondiales particulièrement éprouvantes. Messaoud vit dans
une société qui recule affreusement et qui, si rien n’est fait, sera
très proche de celle des Talibans. Messaoud pose le problème de la
modernité qui est une nécessité absolue pour une société qui veut se
démocratiser et se libéraliser. Ce sont deux réalités totalement
différentes.»
«Meursault est un être qui erre dans un monde qu’il juge imparfait parce
que, fondamentalement, il trouve qu’il ne laisse pas les gens libres.
Mais il peut aller à la piscine, sortir avec sa copine la nuit, voir un
film avec elle, prendre un pot sans problème.
Messaoud est dans un pays où de telles choses sont pratiquement
irréalisables dans plusieurs régions de son pays. Il lutte pour changer
les choses et attirer l’attention de ses semblables pour leur dire :
“Attention, vous êtes en 2007, réveillez-vous ! “ et la difficulté est
double parce qu’il doit faire face à une absence totale de libertés
fondamentales et à une société à tendance obscurantiste.»
«Les problèmes de Meursault étaient métaphysiques, car il nage dans le
monde de l’absurde inventé par les philosophes. Ceux de Messaoud sont
politiques parce qu’il milite pour la liberté et la démocratie, combat
l’oppression, l’intolérance et l’extrémisme ! Il lutte contre l’absurde
qui l’entoure de toutes parts ! Tu vois, paradoxalement, l’époque que
vit Meursault est plus moderne que celle de Messaoud, pourtant la
seconde vient soixante années après la première. Mais Messaoud est plus
moderne que Meursault, plus “contemporain”, car il refuse l’absurde,
dans tous les sens du terme. Parce que cette interprétation
existentielle du sens de la vie, valable après les deux guerres, a été
balayée par le monde nouveau façonné par le vingt et unième siècle, un
monde où les problèmes vont du retour de l’impérialisme et de ses
conquêtes guerrières à la dictature, même dans les pays démocratiques,
en passant par la mondialisation, les agressions du climat, la
détérioration de l’environnement, les épidémies, la famine, la
sécheresse, le spectre du manque d’eau, les psychoses nucléaires et j’en
passe. Et le plus grave pour Messaoud est la réalité de son pays : c’est
la lente et inexorable descente aux enfers qu’il est en train d’observer
chez lui, presque seul. La modernité lui semble la seule planche de
salut pour accéder à la bonne gouvernance, aux libertés et à la
démocratie !
Messaoud est un battant qui ne s’avoue pas vaincu, qui ne donne pas
aussi facilement son cou au bourreau : il se bat pour la vérité et non
contre des moulins à vent. Ainsi, il deviendra le manipulateur, l’homme
le plus lucide de sa société.
Il sera la réincarnation de l’Arabe tué par Meursault, cet Arabe victime
du racisme hier et de la mauvaise gestion du pays aujourd’hui, prend sa
revanche en poursuivant le combat des révolutionnaires, de ses aînés !
Ces derniers ne s’étaient pas sacrifiés pour aboutir à un tel résultat.
Messaoud veut venger l’Arabe, pas seulement du crime raciste, mais aussi
de tout ce que lui ont fait subir les autres Arabes !»
«Nous écrivons pour amener les gens à réfléchir et les histoires que
nous racontons ne sont que des prétextes pour inviter le lecteur à faire
la part des choses. Un roman, ce n’est pas forcément du premier degré.
En tout cas, pas le mien. Je ne vis pas de cela ; écrire est un besoin
philosophique pour moi, je le ressens comme une libération...» (fin de
citation), in Le rêve sarde, 2008.
N'est-ce pas une illustration presque parfaite de cette même lucidité de
Kamel Daoud qui dérange autant les idées bien établies d'une certaine
intelligentsia que les errements despotiques du pouvoir, sans oublier
les milieux radicaux de l'intégrisme religieux ? Cela fait beaucoup de
monde à la fois et l'on comprend ainsi pourquoi l'autosaisie n'a pas été
déclenchée par le parquet d'Alger dans le cas des menaces proférées
contre notre écrivain !
M. F.
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