Chronique du jour : Tendances
TEMOIGNONS


Youcef Merahi
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Je suis hésitant, ce jour. Sur quoi vais-je chroniquer ? Sur cette voie amie qui pourfend le brouillard du temps pour me rappeler que l’amitié est plus solide, quand on veut, des contingences individuelles ? Sur la dernière trouvaille du téléphone mobile, ce mal nécessaire, signe du «vivre-vite», qui s’insurge contre les adeptes de la communication «Tam-Tam» et du «téléphone arabe» ? Sur la poésie, ces mots qui régentent ma vie, ces cris en papier, qui attend désespérément son heure de gloire ? Sur les soubresauts d’une Algérie qui n’arrête pas de fumer sa fuite en avant ? Sur l’âge qui alourdit les épaules quand l’amour se lit au passé d’un verbe falsifié par l’infidélité d’une main ? Sur cette biographie qui souhaite saisir un être de lumière, aux ailes brûlées comme une luciole infortunée ?
Non, rien de tout cela ! J’ai failli plonger dans un de ces thèmes égoïstes, si le temps — cet ami inconfortable — me laisse dire mon mot. Un jour, peut-être ! A Paris, ville lumière, dit-on, je ne suis jamais arrivé à vérifier cette affirmation, je l’ai toujours trouvée teintée de gris, deux quidams, prétendument musulmans, armés jusqu’à la haine, pénètrent dans une rédaction de journal, alignent tout le monde et laissent dire la poudre. La kalachnikov — il faut savoir que derrière cette arme meurtrière se cache un être humain, comme vous et moi — a tracé les derniers traits d’une caricature irrévérencieuse de Charlie Hebdo. Je ne peux que joindre ma voix à celles de millions de voix qui ont crié leur rejet de la violence. Il me fallait le faire ! Car l’assassinat commis à Paris a bouleversé ma mémoire, encore blessée par les assassinats de journalistes algériens qui eux, malheureusement, n’ont pas eu droit à une protestation mondiale. Ni à des panonceaux du genre : «Je suis Djaout». «Je suis Yefsah». «Je suis Dhorban». Et des assassinats de personnalités nationales : sociologue, psychiatre, professeur d’université, pédiatre. Il n’y a pas eu de pancartes du genre : «Je suis Belkhenchir». «Je suis Liabès». «Je suis Boucebci». Et des assassinats de policiers. De jeunes filles. De l’Algérien, en somme !
Je suis au point de rupture. Il faut repenser la Justice. «Le qui-tue-
qui ?» a fait son temps. Il s’agit de la France. Et de ses journalistes. Je vois d’ici certaines bonnes consciences s’horrifier. Il parle de quoi ? Il ose faire des parallèles. Mais Paris n’est pas Alger. Et Charlie Hebdo n’est pas Ruptures. J’ai raison de ressentir la difficulté de traiter d’un sujet trituré par tous, à souhait. Je risque les redites. Les rappels sont bons, parfois. Mais, il faut savoir passer à autre chose, souvent. Charlie Hebdo reparaîtra ce mercredi en un million d’exemplaires. C’est dire la justesse de la position de ceux qui restent à la barre, dans la tristesse et le deuil. Dans la colère et l’impuissance. Dommage que chez nous, Ruptures a mis la clé sous le paillasson. Pardon, je ne juge pas une affaire qui me dépasse. Je suis mal placé pour tenter un jugement de valeur. Loin de moi cette témérité ! Il y a des moments où le silence est la meilleure position à adopter. Surtout quand il s’agit de pertes irrémédiables de personnes admirables.
Personnellement, je suis dans le deuil depuis des années, depuis que mon pays a vu partir, par le couteau et le fusil, les meilleurs de ses enfants. Je revois toujours le sourire moqueur de Dhorban exhibant sa dernière caricature dans un journal de notre jeunesse, L’Unité pour ne pas le nommer. Je suis dans le deuil, parce que je n’ai pas fini de ressasser, dans une mémoire carnivore qui ne me laisse aucun répit, les noms de journalistes — et tous les autres — dont la vie a été ôtée du fait de «djihadistes» (sic !), des clones de ceux de Paris. Mais Paris n’est pas Alger. Il est l’heure ultime de repenser des concepts utilisés à tort et à travers pour justifier le crime, comme le djihad. J’ai toujours pensé, naïvement peut-être, que l’Algérie a fait son djihad contre l’occupant colonial. Où est donc le djihad d’aujourd’hui ?
Quand une voix amie sort du brouillard de l’âge, elle qui a dressé le silence comme un linceul, le cœur peine à dire son message. Dans l’enchevêtrement des informations fast-food, le cœur s’emballe et reconnaît à peine l’amitié qui, de très loin, annonce que l’oubli est souvent dû à l’emballement de la vie, ses contraintes, la croûte à gagner, le confort à tenter de trouver et les marmots à moucher, à orienter et à faire sortir du nid. Puis on se sent adulte, la belle blague ! De tout cela, on n’en sort pas indemne. Dès lors, la route est jonchée de souvenirs incroyablement justes. Justes jusqu’à l’insulte ! J’avais en tête la formidable marée humaine, combien étaient-ils au juste ? Français lambda, hommes politiques de tout bord (sauf Le Pen qui, elle, a encore une fois fait sentir sa différence sectaire), hommes d’Etat et de gouvernement, qui a envahi l’espace public pour crier le droit à la différence religieuse d’abord, ensuite à la différence tout simplement, et pour rejeter toute forme de violence et de meurtre. L’idée, à elle seule, est exécrable ! Alors l’acte est à mettre sur le compte de la folie humaine. Aussi, cette voix humaine — sortie des limbes d’un passé tantôt heureux tantôt malheureux — est arrivée à point nommé pour me rappeler que l’amitié — un geste, un salut, un demi-sourire, un regard léger — peut embaumer un présent obscurci par tous les «ismes», comme djihadisme.
Les imams ont, lors du prêche du vendredi, rejeté la violence qui s’est abattue sur Charlie Hebdo. Ce discours-là, il faut le marteler au quotidien, partout, surtout dans les écoles. Cette violence, portée au nom de l’Islam, ne sert malheureusement pas les musulmans. Cette vérité-là doit être portée par les imams et les savants de l’Islam. L’Islam est innocent des crimes commis en son nom. Même si la confusion et l’amalgame sont souvent mis en avant par les porte-voix des extrêmes de l’Occident. L’Islam n’a rien à voir avec les armes exhibées sur la toile et des drapeaux noirs brandis comme un appel au meurtre. Ceux-là ne sont pas morts pour la religion. Non, ils sont morts pour leur folie. Leur violence. Leur crime. Alors, cette voix amie est venue, au moment idoine, pour me dire que tout n’est pas perdu. Que l’espoir est permis. Je l’entends encore cette voix d’une amitié d’antan. Comme j’ai entre les mains cette colère intérieure qui falsifie mon quotidien. Dès lors, cette voix est un refuge. Comme cette somme de poésie que je lis, à voix haute, pour casser le sortilège de la peur qui souffle en moi une forme de paralysie. Pourtant, Paris est loin d’ici. Sauf que Baïnem est à portée de mon cauchemar. A portée de mon espoir. A portée de mon rêve. Mais est-il permis de rêver une kalachnikov en bandoulière dans une cité de banlieue qui n’a jamais été la France ? A méditer !
Y. M.



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