Actualités : Lettre à Djaâd
J'ai oublié de te dire…
Par Ahmed Halli
Aucune femme n'a réussi à te dompter, mais la dame faucheuse a eu raison
de toi, à ma grande stupeur. Tout comme un petit nombre d'amis, j'étais
en effet persuadé que tu nous enterrerais tous, tant tu respirais la
vie, et faisais montre d'un optimisme joyeux, ponctué de crises aiguës
d'hilarité. Qui n'a pas assisté à tes crise de fou-rire, à te rouler par
terre, entre la Grande-Poste et le boulevard Montparnasse, ne t'a
vraiment pas connu. Je me souviens du jour où tu m'avais raccompagné
chez moi, quand je suis revenu à Alger. En voyant ma maison, adossée au
cimetière, tu avais ironisé : «Au moins ici, on n'aura pas de
difficultés pour t'enterrer, on te sortira directement par le jardin.»
Je me souviens t'avoir répondu que je comptais justement faire
«souffrir» mes amis, en me faisant enterrer, comme toi, chez moi sur les
«Hauts de Hurle-Vent», nom que j'ai donné au cimetière haut et glacial
de mon village. Depuis, j'ai changé d'avis comme tu l'as su, et sans
doute parce que je n'ai pas eu la chance, comme toi, d'échapper à la
malédiction des familles nombreuses. C'était la période où tu nous avais
littéralement embrigadé Bénelhadj, dit Lemsougueur (je l'ai surnommé
ainsi, et pas seulement parce qu'il est natif de Sougueur), dans la
résurrection d'Algérie-Actualités. Nous avons fait tant, et si bien
comme dirait Brel, que le projet a coulé, torpillé par des mains, au
mieux jalouses de notre commune et humble notoriété. L'excuse officielle
pour refuser le tirage du journal, après seulement cinq numéros, était
que l'imprimerie avait des commandes trop importantes de livres
scolaires, à honorer en priorité. Message reçu : nous nous sommes
dispersés, avec des fortunes diverses, et sans espoir de retour, parce
que tous nos efforts pour reparaître nous auraient épuisés en vain.
Les échecs, même provoqués par des complots ourdis de l'extérieur,
entraînant toujours des conflits d'arrière-garde, nous avons eu des
frictions et des mots que Nadia, ton épouse d'alors, s'empressait de
gommer. Mais remontons plus loin, et revenons à ces jours d'octobre
1980, où nous avions appliqué la consigne de «Thlatha ouarbat» (Un chef
pour diriger la manœuvre et trois mousquetaires pour l'exécuter) chère à
notre ami Maâchou Blidi, après le tremblement de terre d'Al-Asnam. Je me
souviens qu'en nous voyant, Maâchou et moi, au milieu des survivants,
essayant de recueillir des témoignages, tu avais remarqué d'un ton
moqueur : «vous avez vraiment l'air de sinistrés.» Tout ça pour nous
dire que même au milieu des décombres et des ruines, tu restais élégant,
et tiré à quatre épingles, et j'ai une photo de nous deux, pour le
prouver. Le soir, au bivouac, tu as été saisi d'un fou-rire, lorsque
j'ai raconté, qu'après avoir interrogé un survivant qui avait perdu
femme et enfants, à la cité «Nasr», celui-ci m'avait demandé «si je
n'avais perdu personne». Et pourtant…
Puis, nous avons réalisé le dossier sur «Al-Asnam», et cette lettre
admirative d'un enseignant français nous est parvenue, saluant la
qualité des écrits, et surtout cette très belle photo de couverture (une
petite fille, au milieu des ruines, tenant une tirelire cabossée), que
nous devions au regretté Lazhar Moknachi. Cette lettre, tu t'étais
empressé de la mettre au tableau d'affichage, plus comme un défi, qu'un
stimulant à l'adresse de la seconde équipe qui s'apprêtait à partir sur
les lieux. Je me souviens que tu n'arrêtais pas de répéter que cette
équipe, c'était l'USMA parce que l'équipe algéroise, chère à notre ami
Kheireddine Ameyar, venait de rétrograder en deuxième division. Bon
prince, Kheireddine ne t'en a jamais voulu, même lorsque tu en as
rajouté, mais je me réserve le droit d'en raconter les détails, lorsque
tu seras bien installé là-haut.
Tu m'avais révélé, à ce moment-là, ce côté compétiteur que je ne
connaissais pas alors, et qui allait te pousser, beaucoup plus tard,
vers d'autres performances. Tu avais sans doute assimilé plus vite et
mieux que nous cet aphorisme de Mark Twain qui voulait que «le
journalisme mène à tout, à condition d'en sortir». Toutefois, je dois
reconnaître que si tu as essayé quelquefois de suivre ce conseil à la
lettre, tu ne t'es jamais abandonné complètement à la soif
d'entreprendre et à la frénésie d'engranger. Au fond, les quelques
satisfactions matérielles que t'a procurées la «Formule Twain» n'ont
jamais remplacé, à tes yeux, le plaisir d'écrire, et plus encore la
jouissance d'être lu. Heureusement pour nous, et pour toi, que ce
naturel que tu faisais mine de chasser revenait à la charge, et que tu
t'empressais alors de le laisser te guider. Au moment où nous allons te
laisser reposer pour l'éternité là-haut dans ce village d'Ighil Ali que
tu aimais tant, et que tu as chanté dans ton premier «Lieu dit», dans
notre cher Algérie-Actualités, je veux te dire ceci : j'ai lu de belles
choses que tu as écrites, durant toutes ces années, mais ton meilleur
«papier», en ce qui me concerne, c'est ta lettre d'amour à l'une des
femmes de ta vie. Lorsque tu me l'avais donnée à lire, en exclusivité me
semble-t-il, et que tu m'avais demandé si les doux aveux me semblaient
convaincants, je t'avais dit que c'était une œuvre d'art, une lettre
pour séduire toutes les femmes et pas seulement l'une d'elles en
particulier. J'ai ajouté que si j'étais une femme, j'aurais déchiré la
lettre pour en conserver tout le bénéfice et en accaparer le bonheur.
Pour en terminer, avec ce propos, mais pas avec toi, puisque je n'ai pas
tout dit, et comme nous n'avons pas eu le temps de nous demander
mutuellement pardon, je veux te dire, ici, toute l'affection, compte non
tenu de l'inflation, que j'avais, que j'ai pour toi. Je devrais t'en
vouloir de m'avoir tenu dans l'ignorance de la gravité de ton état de
santé, mais je m'en veux surtout à moi-même d'être resté sur une réserve
injustifiable. Après Kheireddine Ameyar et Djamal Benssad, tu es le
troisième confrère et ami qui s'en va, me laissant en gage de douloureux
instants de nostalgie. Et la liste reste ouverte…
A. H.
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