Culture : TERRE DES FEMMES DE NASSIRA BELLOULA
Le sang, l’histoire et la mémoire


Dans son dernier roman, Terre des femmes, Nassira Belloula réussit la prouesse de dire le maximum possibles sur les Aurès. Surtout, elle le fait avec une grande sensibilité et chaleur. Une œuvre à lire d’urgence, tant elle est riche d’informations et de découvertes.
Nassira Belloula chante l’histoire d’une région de résonances profondes, mais des résonances encore trop peu répercutées par les écrivains algériens. Terre des femmes est le genre de récit où la réalité et la fiction se mêlent et s’entremêlent sur fond d’épopée et de tragédie. La condition humaine (la femme en particulier) constitue la trame de ce récit palpitant et par lequel l’auteure a su capter le temps passé et le coucher brillamment sur papier. Ce roman historique propose, en effet, un voyage dans le temps (de 1847 à 1960) et dans l’espace (les Aurès) à travers cinq générations de personnages féminins issus de la même lignée maternelle. Démarche toute nouvelle pour un auteur que cette saga aurésienne. Les six héroïnes sont des personnages fictifs, mais les données factuelles (historiques, sociologiques, culturelles, ethnographiques ou anthropologiques) sont bien réelles. Elles se prénomment Zwina, Tafsut, Yélli, Tadla, Aldjia et Nara. Elles ont travaillé le passage du témoin, une génération après l’autre, sur un parcours de plus d’un siècle. Chacune est racontée dans un chapitre du livre, ce qui représente l’histoire d’une vie et susceptible, d’une certaine manière, de se suffire à elle-même. Elles sont, en même temps, les chaînons indissociables d’une évolution diachronique de l’histoire.
Le roman est structuré comme une fresque murale, offrant un tableau d’ensemble d’une société, d’une époque. Assemblage de pièces à la fois variées et en harmonie, comme si le récit racontait la même chose de manière différente. Quant à l’imaginaire déployant ses ailes autour de représentations réalistes, il est le liant qui densifie l’action dramatique et lui assure son intensité. Processus complexe que de construire une fiction à partir de beaucoup de vérités. C’est par un signe arbitraire véhiculé par la culture, mais un signe à forte charge symbolique, que Nassira Belloula invite le lecteur à entrer dans le récit. Le sang en l’occurrence. Zwina, première femme de la lignée, en jeu dans des circonstances particulièrement violentes. Nous sommes au «village de Nara, dans ce vaste pays des Chaouis, un soir de printemps de l’an 1847». Ce soir-là dans la forêt, Zwina est marquée à jamais par le viol subi puis par la vision de son bourreau égorgé par son frère. «Des années durant, lui sembla-t-il, le sang de l’homme responsable de sa honte et de sa souffrance était resté incrusté dans les ongles de ses orteils, l’obligeant à le masquer avec du henné, mais c’était la marque de la damnation, diront les villageois.» C’est plutôt le signe qui allait la distinguer, la révéler, la forger pour en faire un être d’exception.
A partir de cette violence symbolique commence la saga et se construit le roman où chaque personnage forme un fragment de la grande épopée de ces femmes aurésiennes.
Progressivement, Zwina se révèle au travers de l’évolution de l’action. Nassira Belloula décrit un personnage en mouvement, tout en alternant les scènes, les descriptions et le rappel de faits historiques appuyés par des citations référencées.  Les détails authentiques et le cadre de façon générale (les Aurès) impulsent, gouvernent l’histoire de l’héroïne et de ses descendantes. D’autres détails significatifs, visuels, sensuels, individualisés et personnifiés tissent tout un réseau d’émotions entrecroisées et qui sont la source de pareille dynamique.
 Et c’est cette émotion dramatisée qui permet au lecteur de comprendre comment Zwina et sa lignée sont parvenues à prendre leur destin en main malgré l’adversité. Car il y a le combat au quotidien pour protéger la terre contre la barbarie coloniale, l’autre combat pour ne pas perdre le mari, le fils ou pour préserver l’honneur de la fille. Une lutte de tous les instants. Dans Terre des femmes, le lecteur suit pas à pas ces personnages féminins aux prises avec un destin peu commun, au rythme des événements tragiques ou sentimentaux qui vont bouleverser leur vie. En toile de fond, une résistance ininterrompue au colonialisme et à laquelle ces femmes ont participé à leur manière. Naturellement, Nassira Belloula n’a pas pu échapper à l’obsession de l’histoire, à cet incontournable travail de mémoire qui hante bon nombre de nos écrivains. Il est légitime qu’elle répercute, en littérature, «le cri des insurgés qui s’étaient soulevés en 1847, 1871, 1881, 1916, 1917, 1945, 1952, jusqu’à l’ultime novembre 1954 où les hommes de Ben Boulaïd, embusqués dans les gorges de Tighnamine, avaient tiré les premiers coups de feu insurrectionnels. Les Aurès n’avaient jamais abdiqué...».
Mais revenons un peu à Zwina. L’auteure nous informe que «c’est à Nara qu’était née Zwina Ben Meddour Cherif en janvier 1834, quatre ans après la prise d’Alger par le comte de Bourmont. Elle appartenait à une tribu venue de l’est, une peuplade blonde dont les ancêtres, selon Hérodote, appartiendraient à une tribu lybéenne, les maxies, qui s’étaient établis dans les Aurès, bien avant les Vandales». Après sa tragique mésaventure, la jeune fille est envoyée chez sa tante Zana. C’est le début d’une longue errance.
Elle revient à Nara quatre ans plus tard. Son frère Ali ne peut plus la protéger, la vendetta coutumière a eu raison de lui. Retour à Menaa, le village de sa tante Zana... Dans le même temps, «le pays entrait dans une ère d’obscurité et d’anarchie dont l’issue incertaine fragilisait les habitants des Aurès». 
En janvier 1850, les troupes de l’armée coloniale «avançaient sur Nara, juste après avoir brûlé, rasé et détruit Zaâtcha». Le village de Nara est détruit à son tour, ses habitants massacrés par les soldats de Canrobert, l’officier qui commandait la subdivision de Batna.
 En janvier 1850, à Nara, Zwina «revoyait les corps suppliciés, debout contre le mur, criblés de balles. Zwina passera devant les morts comme si elle ne les voyait pas». Chez sa tante Zana, elle panse un peu ses blessures. Elle découvre aussi l’univers des «Azria», des femmes libres issues de la tribu tolérante des Ouled Abid. Zana est une de ces «Azria» : «Elle montait à cheval, allait dans les marchés hebdomadaires avec Kada, s’achetait des robes et des babouches.»  Elle jouit du statut particulier de «courtisane» (quoique ce terme ne soit pas réellement adapté, la «Azria» ayant un rang social et n’étant pas considérée comme une femme de mauvaise vie). 
Le lecteur, lui, découvre des personnages uniques, des éléments particuliers qui rendent l’histoire racontée par Nassira Belloula de plus en plus intéressante à lire. Surtout que l’intrigue est bien construite.
Car «quelqu’un avait tué Zana. Mais qui ? Un client ? Un amoureux fou ? Un bandit?» Zwina se posait toutes ces questions. Elle savait aussi qu’elle avait besoin de se venger «pour continuer à vivre comme autrefois, et du sang de Meddough pour continuer à vivre. Les morts s’allongeaient et elle devait vivre. Elle n’était pas femme à subir sans réagir, son doux frère l’avait obligée à regarder pendant qu’il égorgeait un homme, sa destinée était tracée». Zwina se marie juste le temps d’assouvir sa vengeance et, «un matin d’octobre 1851, mettait au monde sa petite fille Tafsut». 
Le deuxième volet (ou chapitre) consacré à Tafsut s’ouvre : «Village de Tagoust, les Aurès, un jour de printemps de l’année 1854». Le printemps encore et toujours, malgré «l’horreur vécue ; les bastonnades, les décapitations et les enfumades».
Le printemps en dépit de la «malédiction» qui poursuit Zwina, «ce sang de l’égorgé sur ses pieds, incrusté dans ses ongles à jamais». Elle devient la «femme belle et courageuse (qui) sillonnait les montagnes sur son mulet blanc, servant de guide aux étrangers...»
Les années passèrent. «Sur les rives de l’oued Maâfa, 1870», Zwina et sa petite-fille Yélli (troisième chapitre) «née en 1866, quelques mois après l’horrible invasion des sauterelles». Yélli qui, plus tard, allait aimer un jeune homme d’une tribu rivale. Elle avait osé transgresser une loi sacrée.
Quant à l’histoire de Tadla, fille de Yélli, elle commence en 1915 au village colonial de Mac-Mahon (actuel Aïn-Touta). Destinée d’errance, alors que, «entre novembre 1916 et la fin du mois de mai 1917, les troupes coloniales avaient commis les pires crimes contre les populations désarmées». Aldjia (cinquième héroïne de la saga) fait, elle, partie de la génération de femmes activant dans le mouvement nationaliste. Elle se marie à Batna «le 22 décembre 1941, sa fille Nara (...) vint au monde durant l’été 1942».
 A celle-ci, Adjia «disait être la dépositaire de tout un héritage et qu’elle fut nommée Nara, en souvenir de Zwina qui les enfanta toutes». Nara plonge dans la guerre. Elle clôt la saga féminine en donnant naissance à un fils dans les maquis. C’était «le premier garçon né depuis la naissance de Zwina il y avait exactement cent vingt-six ans, soit plus d’un siècle de filiation féminine» . Avec Terre des femmes, Nassira Belloula apporte la preuve que la littérature est sans doute le meilleur moyen de conserver la mémoire pour les siècles à venir.
Hocine Tamou

Nassira Belloula, Terre des femmes,Chihab Editions, Alger 2014, 192 pages, 650 DA




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