Entretien : MOKDAD SIFI, ancien chef du gouvernement :
«Seule une révolution pacifique…»
(2e partie et fin)
Entretien réalisé par Khadidja Baba Ahmed
Le Soir d’Algérie : En juin 2011 vous aviez été sollicité par
Abdelkader Bensalah lors des consultations pour une nouvelle
Constitution. Vous aviez alors décliné l’invitation en rendant publique
une lettre dans laquelle vous déclariez, entre autres, que cette
démarche est «inappropriée face à l’enjeu éminemment politique de la
crise». Vous a-t-on recontacté pour les road d’Ouyahia ? Plus
globalement, qu’est-ce qui, selon vous, justifie cette insistance du
président Bouteflika à vouloir occuper ce terrain de révision de la
Constitution ?
Mokdad Sifi : Oui. Et j’avais même pensé à leur envoyer une copie
de la lettre que j’avais adressée à Bensalah trois ans plus tôt, puis je
me suis ravisé pour les raisons suivantes :
-
Je ne me suis pas exprimé durant la dernière
consultation électorale puisqu’il n’y avait rien à dire qui ne fût
déjà dit et répété sur la nature du régime et son unique credo : se
maintenir en place même aux dépens des intérêts supérieurs de la
nation, même au risque d’effondrement total du pays ;
-
Je ne me suis pas non plus exprimé sur cette
consultation électorale qui, pour moi, ne constituait, tout au plus,
qu’une manœuvre de diversion de nos vrais problèmes ;
-
Je n’ai pas joint ma voix à celles de
l’opposition ni pris parti pour ou contre un quelconque candidat
puisque, d’abord, les jeux étaient faits et ensuite et surtout, le
pouvoir avait réussi à faire, paradoxalement, de toute expression
d’opposition un gage de sa volonté démocratique ;
-
J’ai préféré finalement adopter une posture de
résistance fût-elle silencieuse.
Quant au projet de révision de la Constitution, il n’a d’autre
utilité que d’essayer de perpétuer un règne désastreux tout «en
occupant la galerie». Rappelons que cette fameuse carotte de la
révision de la Constitution est à chaque fois agitée depuis 1999.
Sortir de la crise en assurant une transition
démocratique et œuvrer à un Etat de droit semblent être le dénominateur
commun à toute l’opposition. Deux points constituent toutefois des
divergences de taille entre les uns et les autres : y aller avec ou sans
le pouvoir en place et y aller avec ou sans l’armée et les services de
sécurité. Vous vous rangez dans quelle approche et plus globalement
comment entrevoyez-vous la sortie du marasme ?
J’ai déjà répondu à cette question. Il est évident que la transition
doit être garantie et sécurisée par la seule institution qui en a les
moyens, c'est-à-dire l’ANP, sans parti-pris politique. Quant au pouvoir
en place, il doit se retirer pacifiquement de la gestion du pays et
transférer ses attributions à un gouvernement de transition. Le modèle
tunisien est, me semble-t-il, un bon exemple de transition démocratique
et sage.
La conjoncture économique de ces toutes dernières semaines est
dominée par la chute brutale du prix du pétrole dont les conséquences
néfastes prévisibles sur notre économie ont d’abord été niées par le
pouvoir, puis amené ce dernier, cette semaine, à une évidence : chercher
à revoir ses prévisions fastueuses et généreuses. Pensez-vous que le
pouvoir survivra à une absence de distribution tous azimuts de la manne
pétrolière ?
Il y a deux expressions populaires qui donnent une image significative
de la manière de gérer de ce pouvoir, c’est «errakba maïla» et «errih fi
echbak» qu’on peut traduire par «une assise branlante» et «du vent dans
les filets». Pour mieux répondre à votre question, je voudrais rappeler
qu’en 1994, le prix du pétrole variait entre 12 et 14 dollars le baril.
Nos prévisions de recettes extérieures de 8 milliards de dollars ne
pouvaient même pas payer notre service de la dette extérieure de 9
milliards de dollars. Ajoutez à cela nos besoins incompressibles de près
de 9 milliards de dollars en importations nécessaires à notre pays. Nous
manquions de devises même pour importer ne serait-ce que les produits
alimentaires et médicaments nécessaires pour nourrir et soigner notre
population. Selon les chiffres que m’avait fournis le Fonds de
participation agroalimentaire dans les premiers jours de ma prise de
fonctions, nos stocks de blé au plan national étaient insignifiants et
ne dépassaient pas une semaine de consommation pour la wilaya la mieux
dotée du pays, alors que nous devions disposer d’un stock national
minimum de 3 mois. Et pourtant, malgré le terrorisme ambiant et avec peu
de moyens, nous avons tenu bon.
Avec le soutien de la population et la mobilisation de tous nos cadres
gestionnaires qui allaient être injustement emprisonnés en masse dès
février 1996, nous avons assaini nos finances et augmenté les salaires
des travailleurs de 30% pour compenser la suppression totale de la
subvention des prix, réapprovisionné le pays, relancé très sérieusement
notre économie qui avait enregistré en 1995 un taux de croissance
conséquent, le plus élevé depuis 10 ans, redynamisé les activités de
tous les secteurs de l’Etat, remis à niveau la gestion des collectivités
locales avec un suivi efficace et permanent par le gouvernement. Des
programmes conséquents de développement ont été engagés. Les entreprises
publiques ont été pour la plupart assainies et dotées de plans de
performances, notamment les entreprises du bâtiment.
Aujourd’hui, si ce pouvoir n’a plus rien à distribuer, nous irons vers
des émeutes et une explosion sociale. Ce pouvoir ne pourra jamais faire
ce que nous avons fait en 1994 et 1995 avec si peu de moyens, parce
qu’il n’en a ni les compétences, ni le courage, ni la volonté. Les
exemples sont légion. J’en ai cité quelques-uns. Même si la relève
existe parmi les cadres qui n’ont pas encore été laminés et parmi les
entreprises productives qui n’ont pas encore été détruites, les dégâts
seraient irréversibles. Essentiellement parce que la population, les
cadres et les travailleurs n’ont plus confiance dans le pouvoir en
place.
L’unique solution réside dans la mobilisation générale de toutes les
couches de la population qui ne peut se faire que dans le cadre
transparent et prometteur de la reconstruction du pays après une
révolution pacifique, une rupture intelligente, qui évitera au pays une
dérive inéluctable et déclenchera cette mobilisation générale
indispensable. Les Algériens acculés et surtout solidaires sauront avec
leurs cadres et travailleurs soutenir leur pays et redresser leur Etat
comme ils ont su et pu le faire dans les années 1990.
Votre gouvernement a fait face en 1994 à une cessation de paiement du
pays. Comment avez-vous géré cette crise économique et quels sont les
enseignements qu’on peut en tirer pour le gouvernement actuel ?
La cessation de paiement était un problème parmi tant d’autres. Tout
seul, ce problème était relativement gérable ; combiné au reste, c’était
une horrible catastrophe.
Alors, nous avons travaillé et travaillé très dur, jour et nuit, à tous
les niveaux et dans tous les domaines, gouvernement, ministères,
collectivités locales, entreprises publiques et privées, cadres,
services de sécurité, syndicats, journalistes, travailleurs… Nous avons
travaillé dans des conditions horribles, désespérantes, mais avec
courage, avec hargne et sans relâche, Pour vous en donner un aperçu et
pour ma part, et en 20 mois rythmés par des actes terroristes
quotidiens, j’avais participé à 14 Conseils des ministres, présidé 46
conseils de gouvernement et plus de 300 conseils interministériels,
visité une trentaine de wilayas, en majorité par route, une dizaine de
pays étrangers pour expliquer la situation que nous vivions et
convaincre de notre politique de sortie de crise. J’avais également été
à tout moment immédiatement présent à tout endroit à Alger où une bombe
terroriste avait explosé ; j’avais rendu visite de façon régulière à
tous les blessés des actes terroristes dans les hôpitaux d’Alger et
notamment les jours de Aïd et autres fêtes. J’avais présidé ou assisté à
une multitude de rencontres, séminaires, journées nationales diverses,
réunions du Cnes, Douanes, walis, activités sportives, activités
culturelles, diplomatiques, rentrées scolaires, tripartites, bipartites,
commission nationale pour l’enseignement de tamazight, réunions avec les
gens de la presse nationale... et, simplement, pour le rappeler à votre
journal, même répondu personnellement aux questions des lecteurs du Soir
d’Algérie sur 6 pages entières que ce journal avait publiées le 1er et
le 2 octobre 1995… Chaque jour avait son histoire et 1000 pages ne
suffiront pas pour tout dire. D’autres occasions permettront peut-être
aux Algériens de se remémorer cette période qu’il ne faudra jamais
oublier pour ne pas y retomber. La conclusion fondamentale à tirer de
tout cela se résume dans le fait que cette crise multidimensionnelle,
qui n’était pas tombée du ciel, n’était que la conséquence d’une
mauvaise gestion du pays dans les années 80. Donc, «plus jamais ça !».
Pour rester dans ce qui a un lien avec l’actualité et les enseignements
à tirer, je voudrais souligner qu’en plus des efforts déjà décrits pour
maintenir «l’Algérie debout», nous avons également pu lancer les grands
travaux dont le programme spécial Sud.
Durant les 20 mois d’exercice en 1994 et 1995, nous avons pu aussi, dans
la transparence totale et la concertation la plus large, notamment avec
les partenaires économiques et sociaux, y compris l’UGTA, concevoir,
adopter et engager la totalité des réformes nécessaires au passage à
l’économie de marché : lois sur les assurances, les capitaux marchands,
la privatisation, la concurrence, les statuts et l’inamovibilité et la
protection des magistrats de la Cour des comptes… Décrets créant le
Conseil national économique et social (Cnes), le Conseil national de
l’énergie, le Conseil national des statistiques, le Conseil de la
concurrence, le Haut-Commissariat à l’amazighité… Décisions portant
obligation de l’appel à la concurrence pour la nomination des dirigeants
des structures publiques (entreprises, offices, EPA, Epic)...
Approbations par le gouvernement, fin 1995, et soumissions au Conseil
des ministres du dossier portant stratégie industrielle et du projet de
loi portant vente et location des terres agricoles de l’Etat…
Malheureusement le pouvoir a annulé, dès 1996, le programme spécial Sud.
La même année 1996 a vu l’annulation de l’obligation de l’appel à la
concurrence pour nommer les gestionnaires des structures publiques, et
ainsi maintenir leur nomination par le pouvoir sur des critères
népotiques, clientélistes et claniques.
L’Algérie qui a exploité ses ressources énergétiques à l’aveuglette
durant une vingtaine d’années va également payer le prix fort du gel,
depuis 1996, des activités du Conseil national de l’énergie. Comme elle
paye le prix du gel délibéré, en violation de la loi relative à la
concurrence (du 25 janvier 1995, JO n°09) et depuis 1996, pendant une
vingtaine d’années, des activités du Conseil de la concurrence (installé
le 30 août 1995), une haute autorité indépendante de l’Exécutif, une
véritable juridiction dotée du pouvoir judiciaire et indispensable à
l’économie de marché, ce qui a eu pour conséquences désastreuses et
criminelles l’émergence et le développement tentaculaire du secteur
informel et des monopoles privés, l’anarchie dans les importations, la
corruption généralisée et la transformation de l’économie en grand bazar
anarchique, devenu imposant et incontrôlable, ce qui a permis que
«l’argent sale gouverne le pays».
L’Algérie a également payé au prix fort le viol de la loi 95-22 du 25
août 1995, en matière de privatisation, du fait criminel du gel d’abord
et de la suppression par la suite, depuis 1996, des activités de la
Commission nationale de contrôle des privatisations, autorité
indépendante de l’Exécutif, présidée par un magistrat de l’ordre
judiciaire et composée des représentants de l’Inspection générale des
finances, du Trésor, du syndicat le plus représentatif et du ministère
sectoriel concerné. Gel et suppression par la suite de toutes les
dispositions légales de la loi relative à l’obligation du gouvernement
de tenir informé le Parlement de son action en matière de privatisation,
à la transparence des opérations et à leur contrôle, à la publicité
obligatoire, à la publication de l’identité des acquéreurs et des
experts ayant déterminé les opérations de privatisation. En définitive,
le remplacement de la loi de 1995 par celle de 2001 qui confie désormais
la totalité de la mission privatisation et sans partage au ministre
chargé des participations de l’Etat, donc une seule personne dont les
décisions sont automatiquement validées par le CPE, c'est-à-dire par le
chef du gouvernement. D’où dilapidation du patrimoine de l’Etat,
désindustrialisation du pays, corruption et enrichissements illicites.
D’où cette déclaration du président de la République en 2008 devant les
maires réunis : «…En matière de politique de privatisation et
d’investissement, nous nous sommes cassé le nez» ! L’Algérie continue
également et continuera à payer le prix fort de l’emprisonnement
injustifié, despotique et criminel en 1996 de 3000 cadres gestionnaires,
durant de longues années, dont les effets se traduisent encore
aujourd’hui, 20 ans plus tard, par la peur de prendre toute initiative
et de signer quoi que ce soit, par les cadres en poste, qui préfèrent
être sanctionnés pour n’avoir rien fait, qu’emprisonnés injustement pour
le prétexte qu’ils auraient fait mal quelque chose. Tant pis pour tout
le reste. C'est-à-dire pour le pays.
Comme nous payons toujours et pour longtemps encore le prix d’autres
décisions incongrues du pouvoir, comme la dissolution gratuite,
criminelle et despotique, en 1997, de 1300 entreprises publiques
productives dont une centaine d’entreprises nationales performantes du
bâtiment, avec un licenciements de 600 000 travailleurs, en conséquence
de quoi, nous sommes acculés à importer encore plus, et à faire
honteusement appel à l’étranger pour nous construire des logements avec
toutes les conséquences qui en découlent. Le bâtiment, la plus banale
des activités dont l’Algérie maîtrisait déjà depuis les années 1970 les
techniques élaborées, dont l’industrialisation du bâtiment pour ne se
référer qu’aux déclarations de M. Tebboune, le ministre de l’Habitat (Le
Quotidien d’Oran du 18 septembre 2014) visant, dans le cadre d’un
séminaire, «à réhabiliter le recours aux procédés du logement industriel
que les grandes entreprises nationales de réalisation (DNC, Sonatiba...)
maîtrisaient déjà dans les années 1970». L’accord d’association avec
l’Union européenne est une autre décision gratuite et incongrue du
pouvoir, qui ne nous a rien rapporté et nous a coûté de nombreuses
fermetures d’usines publiques et privées et la suppression de milliers
d’emplois, ainsi que la perte de milliards de dollars en manques à
gagner annuels pour le Trésor public. Ce fameux accord, dont le pouvoir
avait en son temps vanté les mérites par moult discours et auquel
n’avaient pas été associés les partenaires économiques et sociaux et que
le gouvernement algérien n’avait même pas étudié préalablement, avait
été paraphé sur injonction intempestive. Un véritable simulacre pour la
frime. Avec l’OMC ce sera pire et de notre faute, parce que, à cette
allure, nous ne serons jamais prêts.
Je disais en 2002 : «L’abattement de la barrière tarifaire entre les
deux parties n´arrange que l’Union européenne parce que nous n´avons pas
grand-chose à exporter pour concurrencer chez elles les entreprises
européennes. Dans l’autre sens, chez nous, des entreprises publiques et
privées vont disparaître devant la concurrence des entreprises
européennes avec les suppressions de milliers de postes de travail que
cela va entraîner. Nous produirons de moins en moins et nous importerons
de plus en plus. Cela arrange qui ? De plus, les investissements
nouveaux nationaux ou étrangers vont être considérablement gênés et
réduits à l’avenir.»
Là aussi, «nous nous sommes trompés. Nous nous sommes rendu compte que
nous avons fait fausse route…» Ainsi, ces quelques exemples, parmi tant
d’autres, montrent que c’est du fait du pouvoir en place que l’Algérie a
malheureusement raté la transition vers une économie de marché saine,
solide et diversifiée, pour aboutir à un bazar anarchique «gouverné par
l’argent sale».
La situation en la matière qui a dépassé le point de non-retour devient
ingérable et condamnée à la dégradation progressive vers le grand
désastre. Le pouvoir, qui l’avoue, a effectivement «fait fausse route»
et «nous nous sommes cassé le nez» pas une fois, mais sur toute la ligne
et sans arrêt pendant plus de 15 ans.
En ajoutant les autres problèmes cruciaux et généralisés à tout le pays,
de la drogue, de la prostitution, de la corruption, du banditisme, de la
criminalité, de la contrebande, des trafics en tous genres et du
terrorisme encore présent et menaçant, comment ne pas craindre, comme je
le disais dans ma lettre de juin 2011 à M. Bensalah, «pour conséquences
des dérives morales affectant profondément la société dans ses valeurs
les plus nobles au point de menacer sa cohésion et sa stabilité». D’où
le nécessité impérieuse d’un changement radical et salvateur par «une
révolution pacifique ; une rupture intelligente peut éviter à notre pays
une dérive inéluctable».
Vous qui avez été à la tête du gouvernement de Zeroual, dans une
période dominée par la lutte acharnée contre le terrorisme, ne
pensez-vous pas que les mesures de réconciliation nationale de
Bouteflika qui ont suivi y sont pour quelque chose dans les appels au
meurtre actuels et autres condamnations à mort, et ce, en toute liberté
et sans aucune conséquence pour leurs auteurs ?
Il est évident qu’il ne peut y avoir de réconciliation sans justice ni
de justice sans vérité. Je l’avais déjà souligné très explicitement avec
insistance lors de ma campagne électorale durant la présidentielle de
1999 et réitéré régulièrement dans mes interventions dans la presse. On
ne peut pas effacer d’un trait une tragédie nationale de toute une
décennie. Durant ces 15 dernières années, le terrorisme a continué à
tuer en Algérie en passant même par le Palais du gouvernement et les
sièges du Conseil constitutionnel et de l’ONU à Alger. Le total des
assassinats et attentats doit être très élevé même si on essaie de le
cacher. Il importe de rappeler, que, pourtant, en 1999, les 7 candidats
à la Présidentielle, que certains appelaient les 7 cavaliers, avaient
sillonné l’Algérie du nord au sud et d’est en ouest pour animer des
meetings dans des salles, des stades et même des souks sans qu’aucun
attentat ou un autre incident soit signalé et les élections ont eu lieu
sans qu’aucun des milliers de bureaux de vote soit attaqué.
C’est la preuve que le terrorisme avait déjà été vaincu. Rappelons que,
déjà, dans le cadre de la loi sur la rahma, quelque 2 000 repentis
s’étaient rendus spontanément, juste avant l’élection présidentielle de
1995, suivis par 2 000 autres très peu de temps après.
La «politique d’effacement» qui a été initiée depuis a rendu espoir à
beaucoup d’extrémistes de rentabiliser leurs méfaits et encouragé
d’autres à exprimer leur violence intégriste. Le silence des autorités
face à ces dépassements est peut-être aussi intéressé, dans la mesure où
leur discours sur la stabilité voudrait utiliser cette peur du retour
des extrémismes pour se maintenir en place. Les imams autoproclamés et
autres lanceurs de fatwas ne sont que les sous-produits de la gestion
hasardeuse du pays et de l’absence remarquable d’un projet de société
pour notre nation qui aurait pu protéger notre religion et nos citoyens
des dérives intégristes.
On remarque que vous avez tendance à rappeler les conditions de
gestion du pays dans les années 90. C’est-à-dire il y a 20 ans. Ne
pensez-vous pas que les années 90, c’est du passé qui n’intéresse pas
les jeunes d’aujourd’hui et que ce que ces jeunes veulent entendre, ce
sont les solutions d’aujourd’hui ?
Je ne peux m’empêcher de citer le grand historien Marc Bloch qui
écrivait : «L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la
connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l'action
même.» C’est vrai que la tragédie vécue par l’Algérie dans les années 90
n’est pas connue de la majorité de notre jeunesse bien que leurs parents
la connaissent. Le pouvoir actuel n’y fait pas non plus référence en
termes de résistance mais l’utilise plutôt comme repoussoir ou objet de
légitimation de sa politique réconciliatrice. Or, qu’on le veuille ou
non, il s’agit d’une phase cruciale de notre histoire aussi importante,
peut-être, que la lutte de Libération nationale.
L’Algérie a failli disparaître. Des patriotes l’ont maintenue debout et
il faut que la jeunesse le sache pour que cela ne se répète pas car les
causes de cette tragédie sont encore là et aucune solution d’aujourd’hui
ne peut faire abstraction de ces causes. Permettez-moi, dans ce cadre,
de citer un de vos journalistes au sujet des manifestations du vendredi
16 janvier :
«Notre école n’a pas appris à ces jeunes l’histoire récente, l’histoire
encore fraîche de leur propre pays. Je ne veux même pas parler de
l’histoire de la guerre de Libération nationale, du mouvement national,
du qui était un héros et qui était un traître.
Penses-tu ! Ça, c’est déjà fort compliqué. Non, je fais juste allusion à
l’histoire d’hier, l’histoire hyper-contemporaine dont l’encre n’a pas
encore eu le temps de vraiment sécher. Les gosses de moins de 19 ans
n’ont pas appris à l’école républicaine ce qui s’est passé au cœur de la
capitale, là où un abruti à qui le régime, pas moins abruti, confie un
micro et une tribune du haut de laquelle il peut appeler des gosses sans
HISTOIRE à aller glorifier les frères Kouachi.» (Hakim Laâlam, Le Soir
d’Algérie, lundi 19 janvier 2015). Oui, il faut enseigner la tragédie
des années 90 à l’école… si on ne veut pas que cette tragédie se répète
!
Les attentats en France, les réactions mondiales et les répercussions
sur les Algériens en France et en Algérie auront certainement un impact
politique, économique et sécuritaire important. Comment l’évaluez-vous ?
Les attentats en France étaient prévisibles et prévus par les autorités
françaises elles-mêmes. Le terreau de ce type de terrorisme et ses
justifications ont été fournis par les gouvernements français successifs
et ils le savent mais ne l’assument pas. L’apartheid des banlieues dont
parle le Premier ministre français, l’acocquinement de la France avec
les groupes islamistes armés en Syrie et ailleurs, la déstabilisation de
la Libye, l’alignement de la politique étrangère française sur les
intérêts américains et israéliens ne pouvaient que logiquement déboucher
sur ces actions en France.
L’Algérie n’a eu de cesse d’avertir les Français sur les conséquences de
leur soutien à l’islamisme extrémiste.
Dans les années 90, la France n’avait pas été à la hauteur des demandes
algériennes de lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, ils mesurent
leurs erreurs et je crois comprendre à travers leurs discours qu’ils ont
manifestement compris les dangers qu’ils encourent et ils s’emploient à
éviter tout amalgame entre terrorisme et immigration et/ou islam.
Je pense qu’il est de l’intérêt de la France que des actions économiques
et politiques fortes soient entreprises en direction des banlieues et
que la France soutienne la stabilité des pays du sud de la Méditerranée.
Quel serait votre message à ces jeunes qui veulent changer le pays ou
changer de pays ?
Les jeunes Algériens savent qu’ils n’ont pas de pays de rechange et
que l’émigration ou la harga ne sont que des solutions provisoires. Ils
sont condamnés à changer leur propre pays. Ils ne pourront le faire que
s’ils comprennent les causes du sous-développement de leur pays. Ces
causes sont d’abord politiques et économiques mais elles sont enracinées
dans notre histoire, notre culture, notre société. C’est pour cela
qu’ils doivent connaître leur histoire et surtout leur histoire
immédiate et comprendre qu’il ne suffit pas de changer d’hommes à la
tête du pays pour changer de régime. Les situations de pays comme la
Libye, la Syrie, l’Egypte, ou a contrario la Tunisie, doivent les
interpeller. Ils doivent être intelligents pour ne pas tomber dans les
pièges des aventuriers politiques ou servir les intérêts de pays
étrangers aux dépens de leur patrie. Mon message aux jeunes peut être le
suivant : la révolution n’est pas un but, c’est un moyen d’atteindre le
but. Si on n’identifie pas le but, la révolution sera inutile !
K. B. A.
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