Culture : Entretien avec Malek Alloula :
«L’enfance ? Aucune nostalgie, mais un émerveillement»
Propos recueillis par Bachir Aggour
Malek Alloula, poète et essayiste, vient de s’éteindre à l’âge de 77
ans. C’était un grand poète et un homme de grande qualité. Nous lui
rendons hommage en republiant le compte rendu de son avant-dernier livre
rédigé par notre collaboratrice Marie-Joelle Rupp et l’interview
réalisée par Bachir Aggour.
Le Soir d’Algérie : Vous venez de publier un livre de nouvelles en
Algérie. Le Cri de Tarzan est une sorte d’hymne à l'enfance, aux êtres
qui la peuplent, aux lieux de l'enracinement. C'est maintenant que vous
vous êtes senti prêt pour ce retour à la géographie mentale de l'enfance
?
Malek Alloula : Il s’agit d’un recueil de nouvelles plus ou moins
ordonnées chronologiquement. La narration part de l’enfance pour arriver
à la longue maturité en transitant par l’éphémère adolescence. L’on
retrouve ainsi les classiques trois âges de la vie. Et, comme par hasard
– mais c’est réellement ce qui s’est passé –, trois lieux se sont
trouvés affectés à ces trois moments, ces supposés trois stades : le
village (Oued-Imbert devenu Aïn-El-Berd) ; la ville familiale (Oran
devenue Wahran) et les capitales symétriques (Alger et Paris). Trois
lieux donc à la fois fondateurs et emblématiques. A leur propos, j’aime
à penser que je ne suis rien d’autre que ce que ces lieux ont fait de
moi. Pour aller dans votre sens, je peux dire que, dans ce recueil, il
s’agit en effet d’hymnes, mais d’hymnes qui sont différemment modulés et
dont chacun d’eux est doté d’intensités variables. Cependant, la plupart
de ces récits sont à prendre avec l’enjouement ironique, qui met
légèrement les choses à distance, tout en laissant sa marque sur leur
conception, leur écriture. Cela dit, je ne pense pas, tout au moins pour
ce qui me concerne, qu’il y ait jamais eu un quelconque moment où je me
serais, sous l’effet de l’âge ou de tout autre facteur psychologique,
dit : «C’est l’heure ! Je suis prêt !» Si je fus prêt un jour, je fus
prêt tout le temps. Comme s’il n’y avait pas de début. Ni de fin
d’ailleurs. Un aveu : je suis un piètre et presque phobique voyageur.
C’est mon côté paysan, faux citadin. Cette géographie mentale de
l’enfance, que vous évoquez, je puis vous affirmer que je n’y ai jamais
fait retour puisque elle fut toujours dans mes rares bagages rassemblés
pour de tout aussi rares trajets.
Il y a comme une nostalgie dans ces récits. Mais la nostalgie, c'est ce
qui fonde, en partie, la littérature avec le nostos grec, la madeleine
de Proust, etc. Quelles figures étaient omniprésentes à votre esprit en
écrivant ces récits ?
Je pense que la nostalgie est une notion assez incommode dans la mesure
où elle recouvre une infinité de choses, de pensées, de postures, de
réactions, etc. C’est un grand sac sans fond. Notion donc éminemment
floue, équivoque, baignant dans une sorte de tiède et glauque saumure
psychologique. L’étymologie, d’autre part, fait qu’il y a dans le mot
lui-même (le nostos grec) l’idée d’un retour. Le grand et légendaire
nostalgique serait Ulysse («Heureux qui comme Ulysse a fait…»). La
nostalgie, j’y ai toujours vu un aveu de complaisance généralisée. La
remémoration n’implique pas forcément la nostalgie. Il y aurait à mes
yeux pas moins qu’une radicale incompatibilité, en ce sens qu’elle
n’est, par elle-même, ni créatrice, ni dynamique, ni ouverte. La
claustration en serait l’achèvement. C’est une digestion, une
régurgitation morose et endeuillée d’un passé figé. On se souvient du
tenace chromo : l’apostrophe que provoquent chez sa mère les
nostalgiques plaintes de Boabdil après la chute de Grenade. Aussi
n’ai-je aucune nostalgie de cette enfance que j’évoque et décris. Aucune
nostalgie de ma propre histoire. Un émerveillement, au contraire,
d’avoir vécu cela et d’en retrouver tout frais le souvenir, d’en
entendre encore le rire stimulant qui doit continuer de résonner dans
les strates atmosphériques de l’éternité. C’est le bonheur d’avoir été
pleinement parmi les miens, pleinement dans mon paysage. Le vrai
problème technique, qui se pose alors et qui exclut tout recours à un
exotisme bienséant et quelque part dégradant, consiste à trouver, plutôt
à forger l’outil adéquat nécessaire à l’évocation narrative que méritent
ces moments, ces histoires, ces souvenirs. Donc, non pas l’évocation du
passé mais l’écriture de ce qui passe, là, maintenant, et qui est
d’hier.
Il y a des figures très vivantes dans les récits : celle de votre
père, bien sûr, celles aussi de la bande de la «fraternité oranaise»,
etc. Est-ce en écrivant que vous avez l'air de vous apercevoir de la
prégnance sur votre mémoire de ces figures ?
Ces récits, de par leur nature autobiographique, mettent en scène des
personnages familiaux et autres. Ils se réfèrent également à des lieux
où j’ai vécu ainsi qu’à des événements qui m’ont marqué. Leur forte
prégnance en fait des éléments incontournables et multiformes de ma
mémoire. Ce sont des points d’ancrage très profonds. Or, ces souvenirs,
quand il s’agit de les évoquer oralement ou de les restituer par
l’écrit, me reviennent toujours sous forme d’un récit «presque-déjà»
organisé. Si je me fie à ma propre expérience, il me semble que, pour
certains faits précis, certains visages, situations non moins précis, il
ne s’est jamais agi, pour ce qui les concerne, d’un simple
enregistrement passif. Non. Le texte est, à mon insu, déjà à l’œuvre
dans la matière du mémorisé. Pour employer une expression du langage
informatique, je dirai que ce travail sur la matière mémorisée est «en
cache». Cette particularité, cette disposition innée à doubler le
souvenir de sa «légende» — tel qu’on le fait pour la photo en y ajoutant
un commentaire plus ou moins détaillé, élaboré — furent très tôt
présentes. Les récurrentes réapparitions de certains de ces souvenirs,
avant qu’ils ne soient saisis dans une version toujours provisoire, ne
pouvaient pas, dans mon esprit, être autre chose que des retours sur le
texte du souvenir, retours qui s’opéraient en vue de l’amender sans fin,
d’en retravailler la matière. Ce serait presque une manière de dire
qu’un souvenir n’est jamais fixé, qu’il continue de vivre. A ce propos,
je n’invente rien puisque c’est même connu de la sagesse populaire qui
soutient que les souvenirs changent. Ce travail mystérieux, cette sorte
d’alchimie m’ont toujours fasciné au plus haut point : je ne suis pas
loin d’imaginer la mémoire comme une immense machine fomentant du texte,
toujours du texte – un peu dans le sens borgésien.
Vous êtes plutôt poète. Comment s'opère en général le passage vers la
prose : sont-ce des moments qui le déterminent, des sujets, des
sensations ?
J’ai la faiblesse de croire et aussi de prétendre que l’écriture
poétique est une sublimation de l’activité scripturale. C’est un point
de vue qui en vaut un autre, cela va de soi. Comme, d’autre part, je ne
veux pas sacrifier au sempiternel exercice scolaire de la comparaison
terme à terme de la prose et de la poésie, j’appuierai mes dires sur ma
seule expérience, ma seule pratique. Je dirai que, dans ma conception
des choses, les domaines sont relativement étanches, au point que je ne
puis, contrairement à vous, me permettre d’évoquer l’idée de passage
d’une «activité» à l’autre. Outre les visées, ce sont les dispositions
techniques et également physiques qui sont radicalement différentes pour
moi. En poésie, par exemple, l’oreille et la vue sont sollicitées
davantage qu’en prose. La forme typographique elle-même requiert le
texte – la forme et le fond sont une seule et même chose. Il y a une
tension torturante en poésie. L’image, l’idée ne vous lâchent pas –
comme s’il s’agissait ici d’une question de vie ou de mort. Le texte
poétique épuise littéralement, c’est-à-dire physiquement. Pire, le
temps, la chronologie disparaissent. Je suis un poète extrêmement lent
et j’aime cette lenteur, cette irrépressible décantation du texte et de
moi-même. En poésie, je suis souvent parti d’une image, d’un mot, d’une
phrase. C’est éminemment inconfortable dès lors qu’on veut lever la tête
pour regarder au loin la ligne d’horizon et jouir d’une vue cavalière.
La vue n’est jamais dehors, c’est ainsi. Pour les textes et ouvrages en
prose, je suis moins contraint, plus libre de mes mouvements.
Je peux varier les approches, les styles, le ton. Je peux être tour à
tour dans le ludique ou le sérieux, le grave ou primesautier, etc. Je
résume : entre poésie et prose, ce n’est jamais la même respiration, le
même rythme cardiaque, les mêmes tropismes, les mêmes tremblements de
terre. En poésie, il y a toujours l’urgence du vivant, même pour un
poète tel que moi, si lent, si lent. Cette poésie que j’aime, j’y
reviens toujours. Aussi, je me retrouve dans cette définition de la
fidélité que donne Pascal et citée de mémoire : «Etre fidèle, ce n’est
pas n’avoir jamais quitté, mais être le plus souvent revenu.»
On vous présente, à juste raison, comme une «figure discrète et
essentielle» de la littérature algérienne. Vous y reconnaissez-vous et,
si c'est le cas, pensez-vous que pour écrire heureux, il faut écrire
caché ?
Le côté furtif, clandestin, de l’écriture me trouble fortement. L’image
du fouissement m’excite en même temps. Nous sommes, me semble-t-il, dans
le domaine d’une intimité inviolable, inconnaissable. D’où vient, en
poésie, ce pouvoir de l’écriture à créer le vide, à raréfier l’air
autour de doigts qui pianotent sur un clavier ou s’agitent autour d’une
feuille malmenée ? Il me semble que, pris dans les rets de son écriture,
le poète, essentiellement lui, vit dans une sorte de «second life» non
virtuelle. La méritoire discrétion que vous voulez bien me reconnaître,
croyez bien qu’elle n’est pas l’effet d’une quelconque timidité
paralysante ou d’une maladive introversion – loin de là. Elle serait
paradoxalement, cette discrétion, le signe évident de la conscience d’un
écart entre le poète dans et hors de son texte. C’est, je pense, une
position de retrait respectueux qui invalide toute velléité
d’ostentation.
Le poète - parce qu’il sait depuis Rimbaud que «la main à plume vaut
bien la main à charrue» -, le poète donc se tient à sa place, décalé.
C’est un homme de mots, mais de mots silencieux, rares. Cette discrétion
dans la présence est éminemment caractéristique des poètes et a été
souvent relevée. Je n’ai pas l’exclusivité du comportement. Quant au
dire poétique, comment ne pas être sensible à sa fragilité, à sa ténuité
vibratile ? Comment ne pas retrouver, dans certains et nombreux vers de
l’universelle poésie, les échos de tant d’indubitables, irrépressibles
frissons de vie ?
Vous faites partie de la génération des années 1970. Quel regard
portez-vous sur la littérature produite depuis ?
J’ai effectivement été le témoin et très souvent l’ami de ces écrivains
algériens que l’on désigne, dans la terminologie du découpage décennal
du temps, comme étant ceux de la génération des années 1960. J’arrive,
pour ce qui me concerne, dans le wagon de la décennie suivante. Je suis
plein d’admiration et de révérence pour les œuvres des prédécesseurs,
leurs personnalités, leurs trajets - leur aura en quelque sorte. Ce sont
les grands aînés lus et relus avec passion et aussi envie. Des modèles,
bien sûr, en fonction de nos choix personnels. Nous pouvions nous faire
une idée de la valeur de leur œuvre, tout en sachant que, tôt ou tard,
allait arriver l’heure de la confrontation - l’heure iconoclaste de
l’affirmation de soi en tant qu’écrivain. Il n’y a là rien que de
biologiquement naturel.
Cela fait que nous sommes toujours meilleurs juges des œuvres de ceux
qui nous ont précédés que de celles de ceux qui vont nous suivre. Ne me
sentant ni l’âme ni la qualité d’un juge, je vous ferai une réponse
tautologique à souhait : il y a, dans la littérature produite jusqu’ici
par cette relève de la génération de 1960, le meilleur et le pire.
Comment définirai-je le pire ? Voici le second aveu de notre discussion
: j’abhorre à l’extrême ces textes que porte et soutient l’exotisme le
plus trivial (i.e. la version relookée de l’indigénisme d’antan) que
vient conforter un autodénigrement de bon aloi et tous azimuts, qui dans
cet Occident triomphant sont devenus la monnaie indispensable pour avoir
droit à un bien dérisoire ticket d’entrée. Tout se passe, dans ce pire
littéraire ainsi désigné, comme si nous n’avions jamais eu de valeurs
culturelles propres et que, de ce fait même, celles-ci devaient
obligatoirement se résumer, se ramener à des valeurs et des idées
d’emprunt (i.e. la francophonie à vaste rayon d’action — celle du
formatage esthétique et idéologique). Vous voulez un exemple de phrase
digne du pire littéraire ? Voici : «Ce jour-là, ma mère posa sur la
maïda familiale un plat de barbouche odorant et défit la ceinture de son
seroual et appela khalti qui».
Ce recueil de nouvelles est dédié à Abdelkader. Voudriez-vous en dire
deux mots ?
Cette dédicace est une sorte de clin d’œil, plein d’une toujours vive
émotion, à la mémoire de quelqu’un qui n’est désormais plus là mais
demeure, dans ces courts textes, présent, telle l’ombre portée d’un
véritable et irremplaçable alter ego.
Nous avons, Abdelkader et moi, grandi dans les mêmes lieux, ri des mêmes
situations, vécu de semblables situations, partagé les mêmes juvéniles
secrets. Nos mémoires d’adolescents étaient en quelque sorte
complémentaires. Je lui offre, en hommage posthume et tout simplement,
mon propre complément de mémoire.
B. A.
Malek Alloula
Sans crier gare
nous laissant sans voix
il est parti
le Gawwal à la langue subtile
qui disait l'intime tu
et le sublime amer
le souffle et les silences
de ses plaines natales
les rumeurs et les clameurs
de sa ville d'élection
et de ses villes d'exil
Il est parti le Gawwal
qui disait nos rêves
et nos interrogations étonnées
l'un et le multiple
la grâce et l'élévation
Malek est parti
- à sa manière
«Khafif, dharif wa ma'naoui»
aérien, courtois et sagace
Il nous laisse
une besace de poèmes
- talismans protecteurs
contre l'horreur et la laideur
Bouzid Kouza
(Berlin-Paris, 19 février 2015).
Malek Alloula
I. – Biographie :
Né à Oran en Algérie. Etabli à Paris depuis 1968.
Travaille chez un éditeur parisien
II. – Bibliographie :
Poésie
-
Villes & Autres Lieux (C. Bourgois, Paris, 1979.
Réédition, Barzakh, Alger, 2008 )
-
Rêveurs / Sépultures (Sindbad, Paris, 1981.
Réédition, Barzakh, Alger, 2008 )
-
Mesures du vent (Sindbad, Paris, 1982. Réédition
Barzakh, Alger, 2008)
-
L’Accès au corps (Horlieu, Bourg-en-Bresse, 2005)
Prose
-
Mes enfances exotiques (in Une enfance
algérienne, Gallimard, Paris 1997)
-
Belles Algériennes de Geiser (Marval, Paris,
2001)
-
Les Festins de l’exil (Françoise Truffaut, Paris
2003)
-
Le Cri de Tarzan, la nuit, dans un village
oranais (Barzakh, Alger, 2008)
Essais / Livres illustrés
-
Le Harem colonial (Slatkine, Paris,1980 ,
Séguier, Paris, 2004)
-
Alger photographiée au XIXe siècle (Marval,
Paris, 2001)
-
Lent mouvement vers la lumière.
-
La Peinture de Benanteur (Institut du monde
arabe, Paris, 2003)
-
Les Miroirs voilés. De Delacroix à Renoir
(Institut du monde arabe, Paris, 2003)
-
Vivre là. Les photographies d’Etienne Sved :
Algérie 1951 (Le Bec en l’air, Manosque, 2005)
-
L’Espace grand ouvert de Dalloul (Centre culturel
Jacques Brel, Thionville, 2006)
On vous parle d'Oran
Le dernier recueil de Malek Alloula, Le Cri de Tarzan, la nuit dans
un village oranais, rassemble des textes épars écrits «au gré d'une
inspiration nomade». Ils sont traversés par un même souffle, empreints
d'une même quête, celle d'une «langue fantôme» porteuse de bribes de
souvenirs. L'ordre chronologique, suivant les âges de la vie, donne à
l'ensemble une continuité pérenne. L'homme devient un chef-d'œuvre en
voie d'accomplissement. Le petit village de la prime enfance, Oued
Imbert, reflète l'ordre colonial. Deux mondes s'y côtoient à distance,
s'observent et se jaugent. Recto, «les petits camarades de l'autre
bord», pleins de morgue et de suffisance, maîtres du monde visible,
rangé, ordonné. Mais des maîtres entravés, muselés, contraints au
«silence mortuaire». Verso, «nous, ce vulgum pecus mal débarbouillé »,
passagers de l'invisible et cependant joyeux, bruyants, curieux et
ironiques. François, le garde-champêtre tambourinaire, donne le ton. Au
rythme «crescendo et molto vivace» du roulement de son tambour, il règle
la vie d'un village «macérant dans d'épuisantes et poisseuses
sudations». Le cinéma ambulant exerce ses sortilèges et le cri de Tarzan
jubilatoire résonne comme «le plus formidable appel à l'aventure». Cri
de joie, de bonheur restitué, repris par la bande de gosses comme la
préfiguration d'une autre libération. «Attrape mon zeb, toi ! Toi !» Le
sexe brandi par le garnement pour ridiculiser et insulter l'instituteur,
le «bourreau en sarrau noir», libère lui aussi de la morne torpeur
villageoise. Et c'est le tekouk qui s'empare des bêtes comme des hommes
sans distinction ni d'âge ni de sexe. Paulo, le menuisier «métamorphosé
en cochon truffier labourant autour d'une aromatique perle noire» lutine
Arlette, la préposée des postes, sous le regard fripon des gamins
embusqués dans les fourrés.
Un bonheur modestement villageois, «un infime rien (qui) prend aussitôt
les allures de miraculeuses aubaines». Ces petits riens de la banalité
du quotidien provoquent des souvenirs en cascade, éclaboussures
d'images, sensations visuelles et tactiles. Le rasage du matin convoque
l'image du père dans le miroir.
Le rituel affûtage du rasoir, une opération quasi initiatique et pour le
moins magique», auquel assistait le narrateur enfant suscite une
réflexion sur le passage du temps et sur l'amour complice et silencieux
que se vouaient ses parents. Présence du père toujours lorsqu'à l'âge de
seize ans, «villageois naïf, mal dégrossi», il part à la connaissance de
la ville d'Oran dans laquelle il emménage.
L'approche de la cité se fait par ses eaux, l'eau saumâtre qui annonce,
comme en un rêve, l'avancée de la mer sur la ville, et l'eau douce des
marchands : «Ce sont les deux eaux de ma ville. Ces éléments primordiaux
qui me portent.» Cris, appels, bousculades, courses, invectives,
tintement des clochettes et des tasses qui se choquent... Son père le
sauve des effets comateux d'une grave insolation grâce à l'eau
miraculeuse. Dans le souvenir, si Oran est associée au chahut et à la
trépidance, elle évoque aussi un univers gustatif lié aux joies et aux
rires. La fraternité oranaise des fines gueules, dont la vocation quasi
sacerdotale était d'organiser et d'animer les banquets, révèle une
société conviviale apte à «magnifier l'acte de manger». Acte élevé au
rang de la liturgie par le personnage d'un maître d'hôtel qui, dans une
gargote, transforme la lecture de la carte en poème incantatoire :
«Cette cuisine de gargote, tout aussi ordinaire, pauvre et commune
qu'elle peut être [...] voici qu'un verbe en transmue la banalité
nourricière, en achève l'élévation liturgique.» Oran, enfin, perçue
depuis Paris à travers le souffle obsédant d'une voix au téléphone,
silence lourd d'une menace qui allait s'accomplir dans l'annonce d'une
terrible nouvelle : «Il n'aurait plus à sa disposition que cet immense
et cauchemardesque silence dans lequel il allait sombrer pour longtemps,
très longtemps.»
L'écriture de Malek Alloula transforme la banalité en un moment
d'allégresse. Ses nouvelles sont un déluge d'images et de mots ciselés
qui nous font entrer en littérature par la porte de la sublimation.
Marie-Joelle Rupp
Le cri de Tarzan, la nuit, dans un village oranais, Malek Alloula,
éditions Barzakh.
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