Chronique du jour : Kiosque arabe
L'impossible pari d'aller en Chine


Par Ahmed Halli
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Tout le monde sait que Tayip Erdogan, le président turc, rêve de rétablir la dynastie ottomane, abusivement qualifiée de khalifat, sur toute l'étendue de ce qui est appelé la "Terre d'Islam". On sait aussi qu'Erdogan est un intégriste, bon teint, arborant cravate et femme voilée au bras, une image valorisante en Occident. Le programme du parti d'Erdogan, qui dirige le pays, doit tout aux fondements de l'Islam politique, chers aux islamistes, du Levant au Couchant, de Hassan Al-Bana à Baghdadi, «khalife» de Mossoul. C'est précisément dans cette ville d'Irak que les miliciens Daesh ont entrepris d'appliquer l'un des articles de la constitution islamiste: l'autodafé archéologique. Tous les ministres de la Culture du monde dit civilisé, ou assimilé, ont proclamé leur indignation, à la suite de la destruction systématique des trésors historiques du musée de Mossoul. Presque tous les ministres de la Culture, devrais-je dire puisque je n'ai trouvé nulle part un signe d'Ankara, hormis celui compatissant, mais expéditif, émis lors du décès de l'écrivain kurde, et forcément turc, Yechar Kamel. L'auteur de Mémed le mince, écrivain universel, mais ne partageant pas les mêmes valeurs qu'Erdogan, ne pourra de ce fait prétendre au culte voué à un Suleïman Shah.
Cet illustre inconnu, grand-père du fondateur de l'Empire ottoman, Osman 1er, reposait dans son mausolée situé en territoire syrien, au nord d'Alep, et près de la frontière turque, sans gêner outre mesure. Ce mausolée était gardé, en vertu d'un accord international, par des soldats d'Erdogan, puisqu'il constituait une enclave turque, encerclée mais jamais attaquée par les milices islamistes. Ces dernières qui font la loi sur cette portion de territoire appliquent l'une de leurs règles favorites : ne jamais laisser subsister un monument funéraire, ou autre, susceptible de contrarier la «vraie foi», la leur. Or, Daesh et consorts ont systématiquement détruit, en Syrie et en Irak, tous les mausolées qui peuvent constituer des lieux de pèlerinage. Mais si les tombeaux du prophète Jonas, en Irak, et ceux d'augustes compagnons, comme Hadjar Benaouda et Amar Benyasser, en Syrie, n'ont pas échappé à la furie islamiste, celui de Suleïman Shah a échappé au massacre. Certes, les milices «djihadistes» ont menacé de s'attaquer au site funéraire turc, mais sans jamais passer aux actes, la Turquie ayant menacé aussi d'intervenir militairement pour protéger le mausolée. Ce privilège, rare en la circonstance, doit certainement à la décision des autorités d'Ankara de ne pas s'engager dans la «bataille» engagée contre Daesh par la coalition internationale. Erdogan a toujours affirmé, à cet égard, qu'il considérait les Kurdes comme plus dangereux que le «khalifat» de Mossoul.
Toujours est-il que cette entente cordiale qui ne dit pas son nom a sans doute volé en éclats, puisque le 22 février dernier, des soldats turcs appuyés par des chars ont transféré le tombeau de l'aïeul au pays d'Erdogan.
Que cette action ait eu lieu une semaine avant le saccage, et la profanation des trésors archéologiques de l'Irak, ne semble pas avoir soulevé la moindre interrogation chez les alliés de la Turquie. Dans certains pays européens, on se serait empressé, devant la concordance et la quasi-simultanéité des deux évènements, de parler de "délit d'initié", mais le partenaire Erdogan est au-dessus de tout soupçon. Or, depuis le déclenchement des hostilités en Syrie, la Turquie a bien été le sanctuaire et la profondeur stratégique des groupes islamistes, même si les armes et le nerf de la guerre viennent d'ailleurs. Fondamentalement, d'ailleurs, il n'y a aucune différence entre le rêve d'Erdogan de rétablir le khalifat ottoman, et le projet de khalifat, entrepris par Daesh. De là à voir une action concertée entre l'opération de Mossoul et celle du mausolée, il n'y a qu'un pas de fantassin, que des confrères arabes n'ont pas hésité à franchir. Ainsi en est-il de Mohamed Elouadi, dans Elaph qui affirme même que c'est l'évacuation des restes de Suleïman Shah qui a donné le signal du début des destructions au musée de Mossoul. Il s'étonne d'ailleurs comment des centaines de soldats et des dizaines de chars ont pu pénétrer en territoire syrien, sous contrôle des milices sunnites, et en revenir sans essuyer un seul coup de feu. Au passage, le chroniqueur rappelle les méfaits de l'occupation turque dans les pays arabes, battant en brèche certaines théories, en vogue aussi chez nous, sur les «bienfaits de la colonisation» ottomane. De son côté, le Libanais Ali Amine revient sur l'incapacité des théologiens musulmans, soi-disant modérés, à contrecarrer les arguments religieux de «l'État islamique». Il rappelle que Daesh ne commet aucun acte répréhensible, aux yeux de l'opinion, «sans se référer à des textes religieux, puisés dans le Coran ou les Hadiths. Ces sentences existent dans les livres de théologie communs aux sunnites et aux chiites. De cette manière, Daesh dit aux musulmans, et au monde, qu'il applique à la lettre les commandements de la Charia et qu'il s'appuie sur des textes et des règles que reconnaissent la majorité des institutions théologiques islamiques». De fait, les réseaux sociaux pullulent actuellement de discours, émanant en particulier de cheikhs wahhabites qui volent au secours des thèses de Daesh. Lorsqu'ils n'applaudissent pas aux horreurs commises en Irak et en Syrie, ces cheikhs, qui ont pignon sur rue, s'ingénient à fortifier l'ignorance et à propager l'obscurantisme chez les fidèles.
Les dernières élucubrations de ces alliés providentiels du terrorisme de Daesh, remettent en cause la rotondité et la rotation de la Terre, comme le fait la théorie chère à Ibn Albaz. Bandar Ibn Suleïman Khaïbari, l'un des prédicateurs attitrés d'Arabie Saoudite, nous recommande de ne pas voyager en avion vers la Chine, au risque de ne jamais y arriver.
Ce partisan de l'immobilité de la terre et de l'immuabilité du dogme s'adressait à de jeunes étudiants saoudiens, peu suspects d'humour. En admettant que la terre tourne autour du soleil, dit-il, et que l'avion vole au-dessus, en sens inverse, il y a de fortes chances pour que vous ne puissiez jamais aller chercher la science jusqu'en Chine.
Et c'est encore pire, si votre avion reste en suspension dans l'air, tandis que la Chine passe et repasse sous son nez. Bien sûr, vous avez la ressource, en vous y prenant bien, d'atterrir au moment où la Chine passe à proximité, mais c'est à vos risques et périls! Ce discours s'entend dans un pays qui a payé, très cher, pour faire voyager le «premier cosmonaute arabe» (le propre fils du roi Salman) dans l'espace, et lui permettre de constater de visu l'aveuglement d'Ibn-Albaz.
A. H.



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