Chronique du jour : A fonds perdus
Bienvenue au tiers-monde
Par Ammar Belhimer
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Le
11 septembre 2001 a affecté la démocratie américaine dans ses
fondations. Pour Tom Engelhardt, du quotidien américain The Nation(*),
nous assistons à «la naissance d'un nouveau système politique
américain», avec pour caractéristique majeure «la concentration
croissante de la richesse et de la puissance d'une nouvelle classe
ploutocratique» et, en bout de course, une nouvelle façon de gouverner
qui n’a pas encore de nom.
Les contours du nouveau système, marqué par «les douleurs de
l'enfantement», lui paraissent particulièrement manifestes dans cinq
domaines spécifiques : les campagnes politiques et les élections; la
privatisation de la Maison Blanche ; la délégitimation du système
traditionnel de gouvernance ; l'autonomisation de la sphère de la
sécurité nationale «en constante expansion» comme quatrième pouvoir
intouchable de l’exécutif ; et la démobilisation des courants politiques
se réclamant du «peuple».
1% des électeurs décident des destinées de la plus grande nation. C’est
le premier trait qui vient à l’esprit de l’auteur de l’analyse, avec un
sentiment de «déjà vu» dont l’illustration la plus évidente est l’entrée
en course dans l'élection présidentielle de 2016 de Bush et Clinton,
deux noms familiers dont le retour atteste de la dimension «dynastique»
et fermée du système : «Si un Bush ou une Clinton devait gagner en 2016
et à nouveau en 2020, un membre d'une de ces familles aura contrôlé la
présidence pendant 28 des 36 dernières années.» Les premières primaires,
celles qui comptent, se déroulent ainsi «au sein d'un petit groupe de
millionnaires et de milliardaires», une nouvelle caste pourvoyeuse de
fonds à travers des réseaux complexes de financement des candidats de
leur choix.
La première année des primaires républicaines organisées dans des
enclaves de villégiature comme Las Vegas, Rancho Mirage, en Californie,
ou Sea Island, en Géorgie, a vu défiler des politiciens «à la botte des
riches et des puissants». C’est ce 1% du corps électoral qui fait la
décision, depuis que la Cour suprême a rendu en 2010 son célèbre arrêt
Citizens United. Si la campagne présidentielle de 2012 était la première
élection à deux milliards de dollars, celle de 2016 atteindra la barre
des 5 milliards de dollars. On est très loin des treize millions de
dollars dépensés en 1956… lorsque Eisenhower a remporté son second
mandat.
La seconde caractéristique du système naissant est la privatisation de
l'État, associée à l’avènement d’une nation tiers-mondiste.
«Un secrétaire d'État américain a choisi de mettre en place son propre
système de messagerie privée pour faire le travail du gouvernement ; ce
qui n’est pas arrivé dans un Etat du tiers-monde», écrit encore Tom
Engelhardt.
La «privatisation en cours de l'État américain» affecte plus
spécialement les sphères sécuritaires, avec «l'arrivée à grande échelle
de la société guerrière post 9 septembre».
La privatisation de la guerre est le fait des sociétés privées de
sécurité. «Ces sociétés guerrières sont maintenant impliquées dans tous
les aspects de la sécurité nationale, y compris la torture, les frappes
de drones, et emploient des centaines de milliers d'employés
contractuels.»
Cette privatisation génère «la corruption, l'escroquerie et le gain
facile et illicite», autant d’ingrédients d’une «kleptocratie typique du
tiers-monde».
La troisième caractéristique du nouveau système est la délégitimation du
Congrès et de la présidence, attestée par un récent sondage. En 2014, la
proportion des Américains exprimant une «grande confiance» dans la Cour
suprême n’était que de 23% (ils n’étaient que 11% à faire confiance à la
présidence et 5% au Congrès – contre 50% pour l'armée).
L’avènement de la sphère de la sécurité nationale comme quatrième
branche du gouvernement est visible à travers la latitude qu’elle a
prise d’échapper à tout type de surveillance ; elle ne souffre «presque
plus d'opposition de Washington». Sa croissance est jugée «phénoménale»
et associée à une «militarisation du pays». A elle seule, la communauté
américaine du renseignement compte 17 principales agences et sa
«capacité croissante à surveiller et à espionner à l'échelle mondiale, y
compris ses propres citoyens, est à faire rougir de honte les États
totalitaires du XXe siècle».
Conséquence logique de ce processus : «la démobilisation du peuple
américain».
Au cours du XIXe siècle, l'excès ploutocratique, la concentration de la
richesse et l’accroissement des inégalités ont fait descendre dans la
rue les citoyens américains avec une telle détermination et en nombre
remarquable sur de longues périodes. Cette réactivité et cette
combativité ont laissé place à une léthargie, sur fond d’extension de la
pauvreté, de baisse des salaires, et de militarisation. Le processus de
démobilisation du public a été aggravé depuis 2001, au nom de la
«sécurité».
Depuis lors, «nous, le peuple» – toutes tendances confondues – ne s’est
manifesté, de façon bien éphémère qu’à trois occasions : dans le
mouvement de gauche Occupy qui, avec ses slogans sur le 1% et les 99%, a
remis la question de l'inégalité économique croissante dans la
conscience collective américaine ; dans le mouvement de droite Tea
Party, «une expression complexe de mécontentement partiellement financé
par des agents de droite et des milliardaires» et visant à la
délégitimation de la «Nanny State» (c'est-à-dire un «Etat-nounou»,
nourrice, surprotecteur) ; et la récente série de manifestations
post-Ferguson suscitées par l’intervention musclée de la police parmi
les communautés noires et latinos.
Voilà qui augure, aux yeux de l’auteur, de «la naissance d'un nouveau
système».
«Dans la coque de l'ancien système, une nouvelle culture, une nouvelle
politique, un nouveau type de gouvernance est en train de naître sous
nos yeux. Appelez ça comme vous voulez, mais arrêtez de faire semblant
qu'il ne se passe rien», conclut Tom Engelhardt.
A. B.
(*) Tom Engelhardt , 5 Hallmarks of the New American Order : A new
kind of governance is being born right before our eyes. Stop pretending
it’s not happening, «The Nation», 19 mars 2015.
http://www.thenation.com/
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