Culture : CHIFRA MIN SARAB D’ISMAÏL BENSAÂDA
Alger, nid d’espions
Le deuxième roman d’Ismaïl Bensaâda est un thriller
d’espionnage au swing vertigineux. On lit sans aucune occasion de
reprendre son souffle, tant l’auteur nous accroche sur une histoire
palpitante.
Et pourtant, Chifra Min Sarab (en français cela peut être traduit par un
code chimérique ou un code mirage) est une histoire servie en bloc, sans
chapitres. Mais voilà, la négligence de têtes de chapitre est compensée
par la forme. Et quel réel plaisir de lecture pour qui aime l’action,
l’aventure, les rebondissements, le suspense, des dialogues vivants et
teintés d’humour et... Alger de la fin des années soixante. Du plaisir
dans l’évasion et rien d’autre. Car l’univers de l’espionnage tel que
mis en scène par Ismaïl Bensaâda n’a pas la prétention de refléter le
vrai «monde du secret», celui réaliste et décrit dans ses véritables
détails. Il n’a pas non plus pour trame historique le cadre géopolitique
contemporain. Ici, les principes et les méthodes du monde du
renseignement naissent et se développent au gré d’une intrigue rondement
menée, l’imagination et la fantaisie du romancier faisant le reste.
Celui-ci ose les ingrédients d’un SAS et les clichés d’un James Bond
pour encore mieux habiller son roman, et surtout pour donner à lire un
ouvrage essentiellement tourné vers l’action. Et l’histoire démarre
d’ailleurs très vite, à cent à l’heure, pour continuer sur le même
rythme sur presque 300 pages !
Nous sommes en 1968, au cœur d’Alger. Atmosphère sombre, hivernale, avec
vent et pluie. Dans un décor qui est appelé à gouverner l’histoire
racontée, cette ambiance horrifique, hitchcokienne, donne déjà le ton de
ce qui va suivre. Nous sommes aussi à une période dormante de la guerre
froide, une période d’incertitudes, alors que la guerre israélo-arabe de
juin 1967 est toujours dans les pensées... Yaâkoub (ou Jacob) Maïr entre
en scène. Il sera le héros de cette histoire qui se déroule dans un
monde noir, surréaliste, où tout est faux. Lui et ses pareils sont des
espions professionnels qui ont pour devise mensonge, tromperie et coups
tordus. Maïr est un officier de la CIA et il est en visite dans sa ville
natale, l’Alger de sa jeunesse. Ses aventures algéroises commencent
lorsque paraît une créature de rêve que trois hommes en voiture veulent
kidnapper. Intervention musclée du héros qui fait avorter la
tentative... Francesca Brindisi n’était pas là par hasard. Elle le met
en contact avec Chérif Khan, son époux. Cet ancien agent des services de
renseignements français avant l’indépendance travaillait aussi pour le
FLN, sans compter sa collaboration avec les services italiens. Maïr et
l’homme au passé trouble se connaissent. Chérif Khan, le «vieux renard»,
propose donc un marché à l’espion de Langley : «J’ai en ma possession un
microfilm qui contient le code permettant de décrypter les
communications de l’armée égyptienne. Je vous le livre en échange de 10
millions de dollars.»
Chérif Khan estime que les Américains (et par ricochet leur allié
israélien) peuvent mettre la main à la poche, vu que le code mis au
point par d’éminents chercheurs et savants de l’armée soviétique a une
valeur inestimable. Brève escapade de Maïr à Rome pour en référer au
représentant de la CIA. Puis retour à Alger où les événements
s’accélèrent... La ville devient un nid d’espions (italiens, roumains,
égyptiens...) et le théâtre d’actions clandestines. Tout ce beau monde
n’a qu’un souci en tête : mettre la main sur le fameux code.
Un incendie ravage la villa de Chérif Khan et ce dernier est
kidnappé. Son cadavre est jeté à la mer par un certain Yasri El Kachef,
un espion des services de renseignements égyptiens. L’officier de la CIA
parvient à lui forcer la main pour faire équipe ensemble. D’autres
acolytes entrent en scène, des rebondissements imprévus viennent
compliquer les choses. Maïr se demande qui est qui, qui fait quoi et qui
manipule qui ? Comme s’il cherchait à tromper son lecteur, le romancier
s’amuse à brouiller les cartes, à alterner fausses pistes et éclairs de
vérité aussitôt éteints par la grisaille ambiante. Jeu de poupées russes
dans lequel le héros se démène dans tous les sens, faisant le coup de
poing et allant au feu. L’action est continue, comme dans un film où
chaque scène se termine quand une autre commence. De la vie en
mouvement. Surtout que l’auteur donne une représentation sensorielle
d’Alger et de sa périphérie, descriptions qui ajoutent une dimension
spatiale à l’action et qui soulignent son immédiateté. Les scènes de
dialogue (nombreuses) motivent l’action des personnages, dramatisent
leurs émotions contrariées tout en donnant du relief à des situations
difficiles et des conflits. En plus des ressorts (techniques d’écriture)
de cette histoire à suspense à laquelle il injecte une nouveauté
constante, Ismaïl Bensaâda fait agir ses personnages de manière
ambiguë. Cela les rend attractifs et leur insuffle de la profondeur
psychologique. Difficile de dire, par exemple, si Yaâkoub Maïr est bon
ou mauvais, si ce qu’il fait est bien ou mal. Certes, il est une sorte
de James Bond bien algérois, mais ce héros porte un nom aux consonances
juives et il travaille pour la CIA. Le lecteur est attiré par ce genre
d’ambiguïtés, il se demande surtout dans quel tourbillon il se laisse
emporter. Nouvelles rencontres pour Yaâkoub Maïr. Parmi les plus
importants de ces personnages secondaires, la sulfureuse Gondoleza. Elle
travaille dans une compagnie maritime, place Audin. Une couverture, car
elle est agent double. Elle est aussi la maîtresse de Chérif Khan, sans
compter que son directeur de l’agence maritime est lui-même un
espion. La belle surprise, c’est que le projet de Chérif Khan de partir
s’installer en Polynésie française, après avoir cédé le microfilm,
inclut la Roumaine Gondoleza (à la place de Francesca, l’épouse
légitime). Maïr continue de chercher le code. Il enchaîne les scènes de
poursuite, les bagarres, échange les coups de feu, subit des
interrogatoires musclés... Malgré le danger, il considère que la
meilleure défense, c’est d’attaquer le premier. Le héros s’autorise
quelque repos bien mérité dans les bras de la sublime Francesca. Sur sa
route, encore des cadavres. Les espions adoptent parfois des méthodes
expéditives. Francesca est assassinée à son tour. Ne serait-ce pas
plutôt la Roumaine ? Et puis, Maïr a enfin une illumination : il sait où
Chérif Khan a caché le code. A l’intérieur d’une petite icône en
bois. Sauf que l’Egyptien El Kachef l’a précédé dans cette
découverte. Encore El Kachef ! Et ses révélations sur Francesca. Sa
bien-aimée, une mystificatrice ? Jusqu’à cette conclusion finale,
surprenante, et qui pourrait désarçonner bien des lecteurs. Il est vrai
que, dans toute cette histoire, le lecteur va forcément se demander où
sont passés les services de renseignements algériens ? D’autant qu’aucun
des personnages imaginés par Ismaïl Bensaâda n’est algérien. Une
prouesse de l’auteur (encore une) qui fait la démonstration que
l’identification chez le lecteur n’a pas besoin d’avoir recours à des
poncifs trop éculés. Ce qui est sûr, c’est que cette fin renversante
signe tout le talent d’Ismaïl Bensaâda.
Hocine Tamou
Ismaïl Bensaâda, Chifra Min Sarab, Chihab Editions, Alger 2014, 286
pages, 740 DA.
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