Chronique du jour : Les choses de la vie
Tlemcen l’Amazighe !


Par Maâmar FARAH
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Il est vraiment étrange et même insupportable que les gens ne retiennent de Tlemcen que son lien avec beaucoup de dirigeants actuels. Cette image de fief de la nomenklatura, aidée il est vrai par un népotisme qu’il serait malhonnête d’occulter, porte un grand tort à la ville. Et à ce titre, il serait peut-être utile de rappeler ici que les Tlemcéniens sont les premiers à souffrir de cet état de fait. En dehors d’un aménagement coûteux qui a fait du plateau de Lalla Setti un paradis sur terre, au grand bonheur des familles qui y viennent chaque week-end, on ne peut pas dire que l’état économique de la wilaya diffère des autres régions. Un vieux lecteur du Soir d’Algérie nous fit même remarquer qu’il aurait certainement consacré moins de temps dans les chaînes monstrueuses autour des pompes d’essence s’il avait eu la chance d’habiter une autre ville. Un jeune chômeur clame : «Ici, c’est comme partout. Sous-développement, mal-vie, rapine, corruption, etc.» Les Tlemcéniens ne sont pas dupes : le kif ne rentrerait pas en aussi importantes quantités si ce trafic n’était pas financé par l’argent de la contrebande d’essence et de mazout qui saigne le pays. Et de pointer du doigt certains pontes qui sont les premiers à bénéficier de cette situation qui empire d’année en année. Samedi 18 avril, la file de voitures stationnées devant la station-service de la sortie nord de la ville était phénoménale ! Comment et pourquoi tous les services et les moyens mobilisés n’arrivent pas à stopper ce trafic ? Une maffia intraitable semble s’être renforcée, bénéficiant de l’état général de déliquescence d’un pays livré aux prédateurs et aux corrompus. Apparemment, cette maffia serait dangereuse et aurait les moyens d’intimider ceux qui veulent la combattre ou la dénoncer. Un correspondant d’un journal arabophone avoue qu’il préfère aborder le sujet en simple info de quelques lignes et ne pas s’attarder sur les tenants et les aboutissants, de peur de subir les représailles de cette maffia. Un autre avoue même que, suite à un papier «osé», il a reçu des menaces et de commenter : «Du temps du terrorisme, j’étais aux premières lignes et je n’ai jamais eu peur. Maintenant, j’ai peur.» Cependant, il serait injuste de mettre tout le monde dans le même sac. Tlemcen compte aussi des journalistes courageux et honnêtes qui continuent de perpétuer la grande tradition journalistique de la ville, née du temps des premiers écrits anticoloniaux.
J’ai parlé un peu plus haut des chômeurs et de leur mal-vie. On peut penser que les patrons et les hommes d’affaires ont un meilleur moral, détrompons-nous ! Ils subissent les lourdeurs bureaucratiques sous la forme d’une administration qui les humilie quotidiennement. Ils subissent également la concurrence déloyale des entreprises chinoises qui importent facilement la main-d’œuvre qualifiée alors qu’il leur est interdit de faire rentrer les ouvriers marocains dont on dit le plus grand bien. Et puis, eux aussi en ont marre de la corruption !
Le sentiment d’injustice qui me parcourait au début de cet article vient de ma conviction que Tlemcen devrait être connue pour autre chose que son lien avec les hauts responsables du pays. Tlemcen, dont l’histoire plonge dans les profondeurs berbères, compte des hauts faits liés au combat de ses habitants pour l’amazighité et l’honneur. L’antique Pomaria n’a-t-elle pas reçu le guerrier mythique Tacfarinas, fils de Souk-Ahras, premier Algérien à inventer la «guérilla», venu de si loin pour fuir les représailles romaines ? N’y a-t-il pas livré son dernier combat, choisissant de mourir, ici, à Tlemcen, en martyr de la liberté plutôt que de se rendre ? Et d’ailleurs, le nom Tlemcen, ne vient-il pas de l’appellation berbère Tala Imsane ?
Il n’y eut pas un seul royaume berbère à Tlemcen, mais plusieurs. Car, les défaites et les ruines rallumaient aussitôt les feux de la revanche et les braves Amazighs, revenant à la charge, accourant d’autres régions, continuaient de se battre contre les envahisseurs. Une année ou un siècle plus tard, les Berbères reprenaient leur ville qui s’appellera aussi Pomaria, Agadir, Tlemcen au fil des conquêtes mais qui n’oubliera jamais ses origines malgré le brassage des populations et l’apport de plusieurs civilisations qui donnèrent à la ville son caractère de capitale des arts et de centre industriel dont les tissus étaient appréciés partout, y compris en Occident et dans le lointain Orient.
Tlemcen la rebelle ne laissera jamais ses occupants en paix. Ils peuvent y bâtir palais et jardins somptueux pour y couler des jours heureux, ils peuvent dominer la ville et décimer sa population comme le fit ce roi chérifien, le peuple qui a chassé les Romains, emprisonné et tué Barberousse, accueilli Tarek Ibn Ziyad avant son expédition andalouse, ne cessera de combattre l’injustice et l’oppression. Mais il ouvrira les bras à tous les humiliés, à toutes les victimes de la ségrégation raciale ou religieuse. De très nombreux Juifs, – on parle de 50 000 –, fuyant les persécutions meurtrières des rois catholiques, désertèrent la péninsule Ibérique pour se réfugier à Tlemcen, s’intégrant parfaitement au reste de la population. Faut-il signaler qu’une grande figure de la religion hébraïque, le rab Ephraïm Enkaoua, vénéré par les Juifs de Tlemcen et d’Algérie, est enterré ici. Nous avons appris qu’Israël voulait transporter ses restes pour les enterrer en Palestine occupée. Le Président Boumediène y opposa son «niet » catégorique. Cet homme, sage et pieux, venu s’établir chez nous de peur de subir le sort de son père, mort sur le bûcher lors du pogrom de Castille, fut considéré comme algérien. Il était respecté et aimé par les Juifs et les musulmans. Et les pèlerins, ces anciens Tlemcéniens, victimes du décret Crémieux et de l’OAS, ne fallait-il pas leur accorder le droit de se recueillir sur la tombe de leur saint ? Boumediène donna son feu vert et le premier voyage des Juifs de Tlemcen vers leur ville fut particulièrement émouvant. J’ai pu en voir quelques images en noir et blanc sur YouTube. Le feu vert était donné à une longue période de voyages organisés qui firent le bonheur de ces Juifs, heureux de montrer à leurs enfants la cité qui sauva leurs ancêtres de la fureur catholique !
Quel extraordinaire symbole que la présence de la sépulture du rabbin Ephraïm Enkaoua dans cette ville qui compte deux mausolées dédiés à une sainte musulmane (Lalla Setti) et une autre chrétienne (Lalla Fatima du Portugal) ! Les guerres et les massacres, s’ils ont détruit des pans entiers de Tlemcen et déplacé son centre, n’ont pas altéré le vivre-ensemble des trois religions tant sont forts ici l’esprit de tolérance et la fraternité entre les hommes. Les apports romain, vandale, arabe, andalou, ottoman et français ont façonné un style de vie fait d’élégance, de rectitude et d’amour des belles lettres et de la musique raffinée. Tlemcen a su capitaliser cette somme de contributions pour en tirer le meilleur profit tant au plan de l’urbanisme que de la vie en collectivité. J’ai parcouru de long en large le plateau de Lalla Setti, noir de monde, et je n’ai pas vu un seul papier, un seul sachet en plastique, une seule cigarette, jetés par terre !
Et si vous êtes déroutés par l’«arabité» des gens d’ici, dites-vous que vous avez affaire à des Berbères arabophones mélangés à d’anciens Andalous, aux Kouloughlis, aux Marocains naturalisés, des Juifs islamisés et arabisés… Mais si vous voulez vous replonger dans le parler exclusivement amazigh, faites un tour à Béni S’nous. Les Zénètes ou Gétules y parlent toujours la langue de leurs ancêtres.
M. F.



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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2015/04/23/article.php?sid=177692&cid=8