Reportage : Liban
CAMPS PALESTINIENS
Les chemins de la guerre et de la paix



De notre envoyée spéciale,Malika Boussouf
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«Cette rue s’appelle “la rue de l’ambassade du Koweït”. Ariel Sharon l’a occupée en 1982. L’armée israélienne l’a fermée et commencé à détruire les maisons et à tuer les gens. Elle a été aidée par des partis politiques qui étaient opposés à la présence palestinienne. Certains Libanais pensaient que les Palestiniens étaient venus leur prendre leur pays en remplacement de la Palestine. Les chrétiens, essentiellement, voyaient en moi par exemple un dangereux occupant.»

Nous continuons en voiture car nous voulons accéder à Chatila par une autre entrée. L’endroit où nous sommes est dangereux. Rendu infréquentable, il est contrôlé par des trafiquants en tous genres et des voleurs y agressent les passants à coups de couteau. Un repère de bandits où la drogue circule et est vendue au vu et au su de tous. L’Etat libanais ne s’en préoccupe pas. Il sait que s’il en déloge les occupants, ils iront s’installer ailleurs. Là où ils seront hors de portée. Là, au moins, ils peuvent garder un œil discret sur eux. C’est là qu’on réalise que le Liban n’a pas vraiment les moyens de sa politique. Ses préoccupations sont autrement plus politiques que sécuritaires. Il fait, du moins, ce qu’il peut pour ne pas que les choses prennent une tournure plus alarmante. Nous contournons l’endroit où nous sommes et prenons par le quartier Farhat pour y entrer. Les lieux ne sont pas plus rassurants. Un coupe-gorge. Nous n’allons pas nous y attarder puisque la situation y est identique. Sabra n’a pas été reconstruite après le massacre. Les gens se sont regroupés à Chatila où l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) les a aidés à se reloger.
De vieilles habitations ont été réaménagées pour accueillir les réfugiés qui n’avaient plus où aller. Une pièce, une cuisine pour chaque famille. L’UNRWA existe depuis 65 ans. Il administre en quelque sorte les camps depuis 1949 et ils sont 4,6 millions de réfugiés à en bénéficier de la Bande de Ghaza à la Cisjordanie et de la Jordanie au Liban et à la Syrie.
Des trombes d’eau s’abattent de nouveau sur nous dès que nous abandonnons pour la seconde fois notre véhicule. Nous voilà donc à Chatila ! Nous avons tout juste le temps d’ouvrir nos parapluies avant d’être totalement trempées. Nous reconnaissons tout autant qu’à Burj Barajneh, que nous ne sommes pas vraiment équipées pour ce qui tourne de nouveau à une autre expédition punitive. M’hamed nous jette un œil amusé. Mais il ne va, cependant, pas crâner longtemps avant de venir s’abriter sous nos parapluies. Sur l’entrée que nous empruntons pour rentrer dans le camp trônent des portraits géants d’Ahmed Yassine, ciblé en mars 2004 à Ghaza par une attaque israélienne, et d’Abdel Aziz El Rantissi, cofondateur du Hamas, tué presque un mois après par un raid israélien. Les deux portraits mal en point, qui pendent au-dessus de nos têtes, sont-ils là pour signifier la présence du seul parti «encore soucieux de la cause palestinienne» ? A première vue et parce que les rues sont plus larges, le camp semble moins repoussant. Dès que l’on s’y engouffre, au fur et à mesure que l’on progresse, la vision devient détestable, inhumaine. Là, une enseigne indiquant que nous sommes devant le cabinet médical d’un palestinien. Dehors, il ne peut pas s’installer. Les gens y construisent en hauteur. Etage après étage, ils transportent le ciment, les briques, le sable et tout le reste sur leurs épaules.
En 1950, c’était un camp de toile. Aujourd’hui, il est surpeuplé. L’après-midi, il est quasiment impossible de circuler à pied. Même pour lui, Palestinien, ces lieux, qu’il voit chaque jour se transformer, deviennent de plus en plus étrangers. Les constructions, à l’architecture discutable et qui n’obéissent à aucune règle d’urbanisme, totalement improvisée et à l’allure tout à fait imprécise, ont donc remplacé le camp de toile.
«Les gens n’ont pas eu le choix. Ici, aucune perte d’espace n’est permis. Nous renonçons à la lumière en échange de quelques portions de terrain que nous gagnons. Nous vivons déjà les uns sur les autres, alors, un peu plus, un peu moins… On nous a privés de soleil quand on nous a dépouillés, spoliés de notre terre. Depuis, les ténèbres ne nous ont plus quittés.»
Ce sont elles qui construisent le ciment de votre résistance Ahmed ?
M’hamed ! Je m’appelle M’hamed ya Malika ! C’est le prénom de mon grand- père. Il est important que je le porte correctement ! Ana M’hamed ya Malika ! Nous ne renoncerons jamais, tu m’entends ? Jamais ! Nous récupérerons ce qui est à nous ! Nos parents sont enterrés là. En terre d’exil. Mais nous, nous sommes là et si nous disparaissons sans accéder à nos rêves, nos enfants ou les leurs le feront ! Nous récupérerons, un jour, ce qui nous a été arraché par la force et au prix de rivières de sang versées par la résistance.» M’hamed est intarissable quand il s’agit d’expliquer la Palestine et les Palestiniens. Il scrute régulièrement mon regard craignant que je ne me sois échappée de tout cela, mais non, je suis totalement concentrée sur ce que je vois et ce que j’entends. Les mots me font mal, mais je me fait un devoir de les entendre. «Tu vois cette énorme clef accrochée là-haut au réservoir d’eau du camp ? Elle est le symbole de notre volonté de retourner dans notre pays, en Palestine. Elle symbolise la clef que chaque famille, contrainte de quitter sa terre, a emporté avec elle pour un jour pouvoir y retourner. Ma grand-mère avait sa propre clef. Quand ils ont quitté leur terre le cœur en berne et la mort dans l’âme, ils ont emporté les clefs de leur maison en faisant le serment d’y revenir un jour. Ils pensaient partir pour quelques jours. Ils n’y sont jamais retournés.» A Chatila, où l’on a, de nouveau, l’impression que la plus grande misère du monde est concentrée, c’est le cauchemar.
On réalise, dès l’entrée, la difficulté de se sortir de là. Et quand on quitte le camp, on est gagné par une autre forme de désespoir. Comment croire à un avenir moins enclin à l’adversité ? Difficile d’entrevoir une solution au problème des réfugiés quand on sait ce que traversent leurs congénères des territoires occupés. Des générations perdues d’apatrides et de sans-papiers, aux horizons totalement bouchés. Aucune voiture ne peut aller là. Les rues, considérées comme principales, font à peine un mètre de large et dans la plupart d’entre elles, nous nous déplaçons quasiment en file indienne. Les éclaboussures nous font la fête mais que vaut leur impact comparé à ces morceaux de tôle qui cèdent sous le poids de l’eau et viennent se fracasser à nos pieds tandis que nous les esquivons de justesse ? Rien de ce qui se passe autour de nous ne vient troubler la fausse quiétude qui règne dans ce camp aussi où, pour transcender mon impuissance, je vais de nouveau fredonner cette chanson qui m’obsède. Pour qui Fayrouz chante-t-elle Roudani Ila biladi ?
Quelle tristesse ! Je n’arrive plus à me la sortir de la tête et je ne sais pas exactement à quoi ou à qui je pense en en disant les mots. A moi qui suis bouleversée par la vision apocalyptique de ces immeubles qui ne semblent tenir debout que parce qu’ils s’adossent les uns aux autres ? A toutes ces explications qui me sont fournies et que je partage honteusement avec mon guide ? Ou à lui et à tous les siens, entassés là, comme du bétail, dont il faut à tout prix se débarrasser parce qu’il n’est même plus bon pour l’abattage ? Car il est bien question de cela, même si les choses ne sont pas exprimées en ces termes. Comment expliquer, sinon, cette autre aberration qui fait qu’aucune identité ne soit possible à prouver aux yeux du monde ? Sans papiers et sans patrie, toutes ces âmes, en peine, sont parquées là dans l’attente que des barrières invisibles mais convenues de part et d’autre soient enfin levées sur leur exil.

Sabra et Chatila
Retour sur un massacre

«Oui ! ça, ça fait pleurer et ça, ça fait 50 ans que c’est là !» me dit Scarlett Haddad à qui je raconte ma visite au camp palestinien. «Je vais t’emmener voir l’endroit où a eu lieu la boucherie de Sabra et Chatila», avait dit M’hamed.

Lorsque en quittant Burj Barajneh, nous allons visiter le charnier de Sabra et Chatila, je suis surprise de me retrouver à cet endroit impersonnel, dont la vue n’a rien de réjouissant. Un grand souk jouxte la place Sabra et Chatila, à peine personnalisée, où sont enterrés dans une fosse commune des centaines de corps non identifiés. Aux abords du charnier, il y a l’une des quelques entrées du camp de Chatila.
Les environs grouillent de monde. Un souk improvisé au lendemain de la crise syrienne par ceux qui se sont repliés sur Beyrouth. Pas de repos pour les victimes. Dans le brouhaha ambiant, nous demandons à être orientés vers le cimetière. L’air détaché, un jeune Syrien nous en indique l’entrée. Un poster pas assez grand, à mon goût, rappelle comment étaient entassés les corps sans vie avant d’être enterrés. Une plaque commémorative résume ce qui s’est passé et la présence de victimes. Je suis choquée par le fait que les lieux soient identifiés avec autant de détachement. Une stèle discrète, un écriteau en forme d’arc de cercle et des portraits d’enfants, victimes plus récentes, martyres de 2006, négligemment collés sur quelques panneaux pour résumer les méfaits d’Israël.
Un Syrien réfugié dans une bicoque en tôle construite à l’entrée y élève des poules et un coq. De la place transformée en jardin potager, il ne restera, bientôt, que cela pour raconter un pan d’histoire de l’errance palestinienne.
Pendant ce temps, Lina et M’hamed débattent de la race du coq et des poules qui courent çà et là. Les corps sont en-dessous de là où nous marchons. Je demande où sont les corps et M’hamed rit et me répond d’un ton résigné que je marche probablement dessus mais qu’il ne sait pas, exactement, à quel endroit ils sont enterrés.
Je suis au bord de l’évanouissement. Rien n’indique qu’il ne faut pas aller là, par égard pour les corps qui y sont ensevelis. Je marche donc sur un charnier. Sans le moindre égard pour les victimes, anonymes, entassées là, faute d’avoir été réclamées ou récupérées par les leurs. Je me demande si ce ne sont pas des familles au complet, ce qui expliquerait que personne n’ait réclamé les corps. Et je reste là, hébétée, parcourue de frissons. Lina qui partage mon émotion me dit aussitôt : «Lis la Fatiha Malika ! Lis la Fatiha et ça va y aller ! Khalli el baqi li Rabbina ! (Dieu se chargera du reste) !» Je me suis exécutée. Je l’ai écoutée et fait ce qu’elle m’a dit. Mais je ne me suis pas sentie mieux pour autant. Cet endroit a hanté mes nuits. J’en pleure encore en le racontant. Il est sordide ! Sale ! On y patauge dans la boue et on est presque soulagé de partir. En quittant les lieux, nous repassons par cette même entrée de la place, rendue presque inaccessible par le marché sauvage, improvisé par des Syriens qui n’ont pas perdu le nord et embarqué leur business avec eux. Les étals regorgent de produits turcs et chinois. On y rencontre aussi des barbus libanais. Une espèce de monde interlope. Bien à part. Où on ne se sent pas très en sécurité. Où il ne fait pas bon de s’aventurer et encore moins s’y attarder quand on est obligé de le traverser. Ceux qui y ont installé leurs étals n’ont pas l’air de souffrir de l’exil. M’hamed est surpris. Cela faisait quelques mois qu’il n’était pas passé par là. «Quand je pense que les Palestiniens n’ont pas le droit de travailler ici, à cet endroit investi par les Syriens !» Il fait sa remarque en ponctuant les mots par ce même rire endolori que j’ai eu le temps d’apprivoiser depuis tôt ce matin. Ce haut lieu de pèlerinage et de la mémoire, où devraient pouvoir se recueillir, pas que les Palestiniens, mais toute personne éprise de justice et de liberté, est abandonné de tous. Les Libanais ne le fréquentent pas. Les Palestiniens qui vivent à proximité non plus. Ils passent à côté sans même plus le voir. Mais qui donc, alors, se souviendra de ces deux camps de Beyrouth ouest ? Qui se souviendra qu’en septembre 1982, Ariel Sharon y expédia ses alliés phalangistes et les milices des forces libanaises pour en déloger les militants de la cause palestinienne ? En deux jours seulement, ils en ont massacré 2 000.
Un exploit sans précédent ! Des femmes et des enfants essentiellement. Les souvenirs de ce tristement célèbre massacre ne sont même plus aptes à rappeler à ceux qui lui ont survécu et à leurs descendants auxquels l’histoire même racontée n’a pu échapper, que la force du combat dans la perspective d’un retour éventuel, on peut la puiser là aussi.
M. B.



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