Contribution : Commémoration du 70e anniversaire du 8 mai 1945
Le devoir de vérité et de mémoire
Par Noureddine Amrani(*)
La commémoration du 70e anniversaire des soulèvements du 8 Mai 1945 nous
invite à faire œuvre utile pour rappeler aux aînés et instruire les
jeunes, futurs leaders du pays, à l’apport du 8 Mai1945 dans la
décolonisation de l’Algérie.
Cette remémoration contre l’oubli constitue une reconnaissance de fait
de ceux qui, de par leurs sacrifices, ont préludé à la grande révolution
du 1er Novembre 1954 et à la décolonisation du pays. Elle n’est pas
faite pour cultiver la haine ou pour un endoctrinement, mais pour un
devoir de vérité et de mémoire qui nous interpelle à écrire l’Histoire
authentique, en consignant les faits dans leur réalité et dans leur
temps. Aussi, je voudrais faire un bref retour sur les 132 ans de la
longue nuit coloniale, caractérisée, en droit pénal international, par
ses crimes et ses dénis de tous genres, tels que :
L’agression (ou crime contre la paix) d’un pays souverain du 12 juin
1830 qui a ouvert la porte à plusieurs crimes successifs dans la
conquête du territoire algérien par :
- Le génocide : Extermination de groupes nationaux parmi la population
civile — enfumades, emmurements en 1845 par le général Pélissier au
Dahra, déportations, substitution de populations autochtones par le
peuplement de colons étrangers (Européens à qui on a attribué un statut
de citoyen français).
- Les crimes contre l’humanité : La liste de ces crimes a été précisée
et allongée par le statut de Rome en 1998, pour inclure notamment les
meurtres, l’extermination, l’apartheid et la disparition de populations
civiles — les 45 000 Algériens assassinés et sans sépulture ont été
portés disparus le 8 mai 1945. Ces crimes restent imprescriptibles.
Cet état de fait a duré tout au long de la période de la colonisation
couverte par le «code de l’indigénat 1» de 1881: un recueil de textes
répressifs définissant un état d’exception permanent soumettant ainsi
les «indigènes» à un traitement très spécial (féodal). Il conféra des
pouvoirs disciplinaires aux administrateurs coloniaux, leur permettant
d’infliger des peines d’emprisonnement ou d’amende aux indigènes
musulmans sans aucune forme de procès. Pour achever la conquête de
l’Algérie par un prétendu droit ; il substitua la justice et les lois
françaises au droit musulman. Ce qui se traduisit par les spoliations de
terres et des biens algériens — 500 000 hectares sont confisqués et
attribués aux colons. Elles seront suivies de condamnations à mort au
motif de soulèvements durant l’insurrection de 1871.
La guerre 1914-1918 a fait 25 000 morts parmi les 173 000 Algériens
enrôlés contre leur gré, dans une guerre qui n’était pas la leur. 150
000 Algériens conscrits de force sur tous les fronts de la Deuxième
Guerre mondiale et notamment au mont Cassino, qui fut une prise
stratégique du front italien, mais payée à un taux d’attrition élevé,
auquel la force coloniale est restée insensible (chair à canon). Ce
rappel est fait pour éviter de maintenir sous silence une période de
résistance de lutte et de sacrifices d’un peuple ; qui a su tout le long
de cette colonisation relever tous les défis. Elle n’eut de cesse qu’à
l’indépendance.
Restructuration politique du peuple dans ses revendications
Un mouvement national indépendantiste commence à prendre forme après les
soulèvements de Constantine de 1916 et le retour des survivants de la
Première Guerre mondiale. Sa feuille de route s’adapte à la conjoncture
de la situation et évolue attentivement sur la base des faits et fautes
dans lesquels se débat la puissance coloniale ; tant à l’intérieur de
l’Algérie où la francisation ne réussit pas, qu’à l’extérieur dans le
concert des nations, dites de race supérieure. Création de l’Etoile
nord-africaine (ENA) le 20 juin 1926 à Paris dont Messali Hadj est élu
secrétaire général. Le mouvement qui réclame «l’indépendance de
l’Afrique du Nord» sera dissous en 1929, reconstitué en 1933, il sera à
nouveau dissous en 1937.
En 1927, naissance de l’Association des étudiants musulmans
nord-africains (AEMNA) présidée par Ferhat Abbas.
La population musulmane est en progression constante. Elle atteindra 7,5
millions en 1936. Les colons de peuplement (Italiens, Espagnols,
Maltais) francisés, ainsi que les juifs par le décret Crémieux
commencent à ressentir une menace plus forte pour l’avenir de l’Algérie.
La peur de submersion par une population indigène jugée hostile et
nombreuse s’installe.
En novembre 1936, le projet Blum-Violette sur l’octroi de la pleine
citoyenneté française à une élite de 21 000 Algériens musulmans est
refusé par les colons et les indépendantistes algériens pour des raisons
différentes.
Le mouvement national s’affirme davantage en Algérie et Messali hadj
crée, le 11 mai 1937 à Alger, le Parti du peuple algérien (PPA).
La situation devient des plus complexes à la dissolution du PPA en 1939
avec l’arrestation de ses principaux leaders.
Ferhat Abbas présente en mai 1943 le Manifeste du peuple algérien (Amis
du manifeste et des libertés, AML), qui revendique l’égalité totale
entre les Algériens et les colons. Le texte est rejeté par le Comité
français de libération nationale (CFLN).
Ceci étant, il est utile de faire un point de situation pour nous
plonger dans la mémoire collective du pays en essayant de reconstituer
un tant soit peu l’ambiance vécue par nos parents face aux remous
géostratégiques dans les rangs des alliés et de la puissance coloniale.
1- La défaite de la France en 1940 provoque un séisme tant en métropole
qu’en Algérie. La puissance coloniale a du mal à gérer la situation
entre les différentes communautés en Algérie. Les colons de peuplement
acceptent bien la défaite et font porter la responsabilité aux juifs.
Lesquels, déchus de leur citoyenneté française après l’abolition du
décret Crémieux par le régime de Vichy le 7 Octobre 1940, restent encore
favorables à la poursuite de la guerre contre l’Allemagne nazie. Les
incitations aux haines raciales se font sentir.
Les Algériens sont circonspects, sans perdre de vue le développement de
la situation et le rapport de forces entre les communautés. La métropole
est coupée en quatre : zone libre au sud ; zone occupée et départements
annexés du nord de la France directement sous administration militaire
allemande.
Le 3 juillet 1940, une partie de la flotte française, qui refusait de
rallier Londres et de continuer la guerre contre l’Allemagne, est coulée
dans la rade de Mers-el-Kébir par la marine britannique — qui voulait
éviter qu’elle passe sous contrôle allemand. Après quoi, de Gaulle lance
un appel depuis Londres à la résistance et cherche à rassembler les
forces dites Forces françaises libres éparpillées à travers des colonies
d’Afrique équatoriale, en Libye, en Egypte, en Grande-Bretagne.
De gaulle n’a plus prise directe sur ses forces et encore moins sur
l’Algérie après le débarquement américain le 8 novembre 1942 à Alger.
Dwight Eisenhower est depuis commandant en chef des troupes alliées et
régente les affaires civiles et militaires de l’Algérie.
Ce qui indispose de Gaulle, qui tente de refaire surface par un discours
en décembre 1943 à Constantine en annonçant une série de réformes
concernant les droits civiques des Algériens.
Le 7 mars 1944, il signe une ordonnance qui supprime le code de
l’indigénat et accorde la citoyenneté française à 65 000 Algériens (pour
services rendus) mais de statut civil local et non commun c’est-à-dire
non semblable aux Français de métropole. Encore une illusion !
Ses gesticulations politiques ne sont pas bien appréciées par Churchill
et Roosevelt, et encore moins par les Algériens, qui ne leur accordent
aucun crédit. Ainsi, la question algérienne, dépendante de cette
configuration géopolitique du moment, est sujette à débat. Les
spéculations vont bon train sur les espoirs ou assurances que peuvent
nous prodiguer les Américains dans leur politique anticolonialiste et
notamment l’application de la charte de l’Atlantique du 14 août 1941.
Ainsi cette situation géopolitique, aggravée par les effets d’une crise
économique internationale, allait générer sans aucun doute de grands
bouleversements à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les Algériens
demeurent soucieux quant au dénouement à attendre de la domination
coloniale exercée par la France. Ils sont de plus en plus à même de
comprendre que l’ultime solution de leurs problèmes ne peut être
octroyée, mais arrachée (c’est strictement l’antithèse du général de
Gaulle).
Persuadée que la voie légale est bloquée, la nouvelle génération des
Algériens bien entraînée physiquement, bien initiée aux questions
politiques et à ce qui se passe de par le monde est déterminée et se
sent apte à forcer le destin. Elle n’exclut pas une action contre un
pouvoir fragilisé et embourbé. La radicalisation des revendications est
généralisée et s’affiche volontairement dans les lieux publics et se
transmet à travers tout le pays. Encadrée par des jeunes nationalistes
scouts (comme Souidani Boudjemaâ à Guelma ; Mohamed Belouizdad à
Belcourt, Hocine Aït Ahmed, Oussedik en Kabylie) et bien d’autres à
travers toute l’Algérie, la jeunesse prend le pas sur les aînés. Après
cette analyse de l’environnement et des prémices du grand évènement à
venir, d’il y a 70 ans aujourd’hui, je me fais un devoir de rapporter,
autant que possible, le récit de ces journées mémorielles du 8 Mai 1945
et des deux mois qui suivirent à Guelma et sa région en gardant une
pensée pour Sétif, Kherrata et toutes les régions d’Algérie qui ont
mémorisé cette page de notre Histoire.
Natif de Guelma, j’ai été directement touché dans ma chair — comme
beaucoup de nos compatriotes — par l’assassinat de mon père et de mes
deux oncles. Je n’étais pas un témoin direct puisque je n’avais que six
mois à peine, mais j’ai puisé sans cesse dans la mémoire collective des
parents et des survivants à ces massacres pour revisiter les moindres
détails de cette tragédie qui a laissé des milliers de veuves et
d’orphelins désemparés, sans ressources, ni refuges après les
assassinats de 45 000 de leurs parents. Oui, a priori l’on oublie
toujours d’évaluer les dommages occasionnés à une société éclatée et des
familles entières en rupture de leurs références. Les criminels se sont
employés à tirer le nombre d’assassinés vers le bas et sans jamais les
assumer. Le comptage en réalité est plus important avec les disparus
encore vivants sur les registres d’état civil de leur commune. Le bilan
est très lourd et les souvenirs indélébiles.
Guelma : postures des forces coloniales au 15 avril 1945
Préparation de moyens pour la répression :
Dès le 14 avril 1945, le sous-préfet Achiary fit préparer par le
colonel Vaucquaire des tirailleurs ; un plan dit de protection de la
ville (plus répressif en réalité) composé de milices de 300 colons armés
et bien renseignés sur les musulmans. Des renforts en moyens lourds
militaires aériens et terrestres disposés dans les arrières
interviendront à la demande. Ainsi, Achiary s’est réservé le choix des
miliciens pour affirmer son pouvoir sur la scène et écarter l’autorité
militaire qui restera en apport. Il se substitua également à l’autorité
du colonel Vaucquaire, lui reprochant l’absence de plan de défense pour
les communes avoisinantes et procéda à la levée encore de 176 colons
miliciens dans ces huit communes. Lesquels seront armés, entraînés et
dotés de véhicules et une logistique du minotier Lavie. La plupart des
maires des communes soutenaient l’initiative d’Achiary qui voulait
l’étendre à Souk-Ahras. Ils lui apportèrent une couverture politique
auprès du préfet de Constantine Lestrade-Carbonel en dénonçant une
hostilité prononcée des musulmans et une insécurité. Ainsi, Achiary se
sentit rassuré dans son initiative par sa hiérarchie, le gouverneur
général d’Algérie. Il se fut soutenu par de Gaulle lui-même par la
«France combattante». Il interdira toute manifestation.
Manifestations du 8 Mai 1945
Guelma :
Le 7 mai, le comité des AML demanda l’autorisation de manifester le
lendemain, dans une réunion à laquelle assista Achiary et l’organisation
des partis de gauche qui refusa. Achiary tenta alors de jouer les
intermédiaires et proposa un cortège unique. Le comité AML dominé par le
PPA accepta à condition que le drapeau algérien soit hissé aux côtés de
ceux de la France et des Alliés. Achiary refusa.
Un rendez-vous était prévu pour le 8 mai à 15h. C’était trop tard.
Plusieurs responsables PPA et AML retinrent l’option de manifester
séparément, obéissant aux ordres transmis par un militant de Bône
(Annaba), Abdelkader Boutesfira.
Personne ne savait, au petit matin du 8 mai, si les Algériens de Guelma
manifesteraient. Le choix de la décision à prendre opposait les pères et
les fils.
Le 8 mai : A 11h30 le sous-préfet Achiary fut informé par le préfet de
Constantine des soulèvements de Sétif. A 15h, Lestrade-Carbonel confirma
à Achiary : «Réprimez tout acte de désordre, force doit rester à la loi
après sommations réglementaires.» Des manifestants se rassemblèrent à
16h au cimetière El-Karmette. La consigne était de ne pas porter d’armes
blanches sur soi. Le cortège comprenait de 1 500 à 2 000 jeunes de la
ville de Guelma et 400 à 500 paysans venus du marché à bétail. Les
manifestants étaient de jeunes garçons. A 18h, le cortège entra dans la
ville, avec les drapeaux algériens au milieu des couleurs des alliés. A
18h30, le cortège s’engagea dans le centre-ville. Achiary quitta ses
convives et, rejoint par dix gendarmes et des miliciens, foncèrent
directement sur les manifestants. Achiary trébucha en voulant arracher
le drapeau algérien au jeune Ali Abda, vingt ans. Il dégaina son arme et
le coup partit, les policiers et les gendarmes l’imitèrent. Le jeune
Abda est tué sur le coup, ainsi que le secrétaire général des AML,
Mohamed-Salah Boumaaza, et six autres jeunes sont grièvement blessés.
A noter que tout le monde savait que les manifestants n’avaient pas
d’armes. A cela, les tirs du sous-préfet et de ses gendarmes ont été
sans sommation ne respectant ni la loi ni les ordres de Lescrade-Carbonel.
Le sous-préfet Achiary déploya son dispositif de milices de colons
appuyés de gendarmes et de policiers pour traquer les manifestants,
procéder aux perquisitions, arrestations, tortures, pillage des maisons
des leaders des AML. Neuf jeunes (entre 20-19 ans) manifestants arrêtés
sans armes confirmés dans le rapport spécial n°928 du 23/05/45 du
commissaire Buisson sont internés à la caserne de Guelma présentés le
lendemain devant le peloton d’exécution et fusillés sur ordre du
criminel Achiary sans jugement, sans sépulture (sans PV d’inhumation ou
d’incinération «crémation» dans des fours à chaux du minotier Lavie).
Un autre exemple de référence des plus monstrueux — selon les
affirmations du commissaire enquêteur Bergé —, les colons miliciens
Faucheux, Muscats, Gerbaulet et Toni, auteurs de nombreux massacres
durant les deux mois qui suivirent le 8 mai auraient sorti de la geôle
communale et exécuté deux frères, Boughalmi et Ali Drare, pour
l’exemple, au milieu du village devant la population, auraient pillé
leur ferme et se seraient partagé le bétail. Ils «préparèrent un bûcher
et après incinération des cadavres auraient dispersé les restes dans la
Seybouse». Ces colons miliciens préparés pour la circonstance
s’engagèrent massivement et en toute impunité dans de telles tueries. Ce
qui explique qu’il y avait bien derrière eux des responsables
hiérarchiques pour les amnistier (comme le ministre de l’Intérieur,
Adrien Tixier, le gouverneur de l’Algérie, Yves Chataigneau. Le général
Duval qui conduisit la répression en engageant des moyens aériens et
terrestres dans les communes avoisinantes, ne s’empêcha de dire : «Je
vous ai donné dix ans de paix» ; Lescadre-Carbonel, préfet de
Constantine, ou Achiary désigné par la presse «Boucher de Guelma».
N’a-t-il pas osé créer pour sa sale besogne une cour martiale en
connaissance de son ministre de l’Intérieur ?)
Le recours à l’aviation pour des destructions de masse et sans
discernement constitue des crimes de guerre.
Le décompte des morts
Evalué à 45 000 tués par l’Etat algérien ; à 15 000-20 000 par des
sources américaines : sans les disparus ; la mise à jour de l’état civil
sur les disparus pourrait confirmer le premier nombre. Les veuves et
orphelins abandonnés à leur sort, les destructions des infrastructures
et razzia sur récoltes et cheptels n’ont pas été recensés.
Pour effacer toute trace cherchant à éviter toute poursuite pour masquer
leur responsabilité, ils ont été jusqu’à :
- opérer un génocide par recours à la crémation des cadavres après des
exécutions sommaires et collectives, disparition de preuves ;
- débouter tous les dossiers par refus d’inscription des plaintes et
absence des gendarmes ou des prévenus assassins (mutés pour la
circonstance). Aucun colon milicien n’a été inquiété dans les simulacres
d’enquête.
Devoir civique de l’Etat algérien
Ce qui reste encore intolérable est le déni de droit à ces sacrifiés
de ne pas être reconnus par l’Etat algérien dans leur qualité de chahid
de la nation, l’actualisation des registres d’état civil des morts
encore inscrits vivants dans leur commune de naissance demeure encore un
acte civique, une vertu de l’Etat. L’Histoire rattrapera ceux qui auront
tourné le dos aux sacrifiés du 8 Mai 1945. L’enseignement retenu est que
ces soulèvements ont fédéré notre mouvement nationaliste et réveillé la
détermination d’un peuple à s’affranchir du joug colonial par le
déclenchement de la révolution du 1er Novembre1954.
N. A.
* Colonel à la retraite. Fils de chahid du 8 Mai 1945
|