Contribution : La dernière sortie de Hanoune et la tentation de la diversion
Par Ahmed Cheniki
Les dernières attaques de la responsable du Parti des travailleurs
Louisa Hanoune contre la ministre de la Culture cherchent apparemment à
jeter un voile d’opacité sur les graves affaires qui agitent la scène
judiciaire et politique ces derniers temps.
Hanoune, qui use d’un langage extrêmement virulent, à la limite de
l’insulte, n’apporte néanmoins nulle preuve sérieuse à ses attaques trop
personnelles, ne posant nullement, par exemple, la question de l’utilité
de festivals et de manifestations ayant coûté trop cher à l’Algérie sans
aucune efficacité matérielle ou symbolique. Pourquoi la responsable du
PT ne s’est jamais manifestée quand des «cadres du ministère de la
Culture» avaient dénoncé, «preuves à l’appui», dans une lettre publique,
la dilapidation de l’argent public lors de la manifestation «Alger,
capitale de la culture arabe» en 2007, du temps de l’ancienne ministre
de la Culture, Khalida Toumi ? Question ouverte. Cet épisode intervient
au moment où de grosses affaires de corruption sont jugées, juste après
les attaques contre une autre ministre, celle de l’Éducation, Benghebrit,
qui tente tout simplement de dépoussiérer sérieusement l’univers de
l’éducation trop marqué par la médiocrité. Ce n’est pas nouveau, deux
grands ministres, Mostefa Lacheraf et Redha Malek, ont déjà vécu la même
situation en 1977.
Toute l’histoire tourne autour de réalités qui auraient dû ne jamais
avoir lieu si ces «événements budgétivores» (Alger, capitale de la
culture arabe, Panaf, Tlemcen et Constantine) n’avaient pas eu lieu,
privilégiant la mise en œuvre d’un projet culturel à long terme. Le
projet du film Le patio, dont il est question dans l’intervention de
Louisa Hanoune, ne peut constituer un problème, mais ce qui l’est plutôt
c’est la mauvaise gestion du secteur culturel depuis, au moins, deux
décennies, clochardisant dangereusement un univers traversé par les jeux
pervers d’une administration trop peu ouverte aux espaces de
l’intelligence, la rente investissant et dominant la culture de
l’ordinaire. L’argent, durant cette période, coulait à flots, corrompant
le monde de la culture. Il n’y a pas, depuis cette maudite et absurde
décision de dissoudre les structures du cinéma (ANAF, CAAIC et ENPA) en
1998, d’espaces organisant et gérant l’industrie et la production
cinématographiques.
Heureusement, des voix, certes rares, insensibles aux senteurs de la
corruption, n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme. Il y a des
projets et des films qui n’ont jamais été produits, mais financés,
depuis cette histoire du millénaire d’Alger, en passant par les autres
manifestations organisées ces dernières années, du temps de Khalida
Toumi. Plus grave : des «projets» économiques charriant des centaines de
millions de dollars sont offerts sans aucun respect des règles écrites
et formelles.
Hanoune le sait, tout le monde le sait. Les derniers procès (autoroute
Est-Ouest, Sonatrach, Khalifa…) le montrent. La question qui aurait dû
être posée à propos du projet «Le patio», dont la réalisation devait
être assurée par un grand cinéaste, Sid-Ali Mazif, aurait dû s’articuler
autour de la qualité du travail et de la matière proposés. Ce projet
parmi les 16 retenus est-il viable ? Ici se pose, comme nous l’avons
souvent noté, le problème de l’évaluation et de la subjectivité
extrêmement forte des équipes appelées à juger les produits à
sélectionner. Ce qui est, par contre, évident, c’est la bonne formation
de Sid-Ali Mazif que les cinéphiles algériens connaissent, à travers
notamment ses films Sueur noire, Les nomades, Leila et les autres et
bien d’autres courts et longs métrages.
Il faudrait également savoir que ce n’est pas la première fois que le
concert d’El Gusto a été programmé au TNA, il l’a déjà été en 2006, du
temps de l’ancienne ministre. Toutes les représentations diplomatiques
étrangères sont obligées de demander une autorisation au ministère de la
Culture pour pouvoir programmer leurs manifestations qui, d’ailleurs,
profitent au public algérien. Ce n’est pas uniquement le cas des
Etats-Unis.
Depuis très longtemps, dans un contexte d’absence de pratiques
démocratiques, le secteur de la culture et le pays vivent des situations
extrêmement douloureuses, marquées par une tragique opacité et des jeux
de rente qui appauvrissent et fragilisent l’avenir du pays. Le ministère
de la Culture devrait faire sérieusement sa mue et mettre un terme à des
structures parallèles qui folklorisent son fonctionnement et
neutralisent, pour des raisons évidentes, toute gestion transparente. A
quoi servent l’ONCI, l’AARC… ? De sérieuses enquêtes devraient être
menées pour mettre au jour toutes les pratiques et les jeux de
dilapidation possibles de l’argent public lors des manifestations
organisées durant la dernière décennie.
Louisa Hanoune aurait apporté quelque chose au débat sur la culture si
elle avait posé le problème de l’utilité de ces manifestations et de
l’absence de projet culturel dans un pays mal gouverné, dont la
stratégie consiste à gérer le quotidien au jour le jour.
Que se passe-t-il concrètement dans l’univers «culturel» algérien ?
Pourquoi continue-t-on à nier les évidences en n’arrêtant pas d’ânonner
que tout va bien dans le meilleur des mondes? Tout le monde soutient,
surtout en aparté, même ceux qui profitent aisément de la rente, que la
situation vire au tragique. La nouvelle ministre de la Culture qui a
hérité d’un secteur sans aucune densité et de «Constantine, capitale de
la culture arabe», une absurdité et un lieu de gaspillage, ne peut
rester insensible aux voix exigeant une réorganisation radicale de
l’activité et des structures culturelles.
Les festivals pullulent. Souvent sans objectif. Comme d’ailleurs
certains colloques se passant devant des salles clairsemées alors que de
nombreux invités étrangers étaient conviés, totalement pris en charge
dans des hôtels grand standing à plus de 35 000 DA la nuitée. Dans de
nombreux cas, des «invités» sans CV sérieux sont là. Qu’apporte un
«événement» littéraire ou artistique quand il est organisé simplement
pour faire une sorte de comptabilité administrative excluant le public
qui ne compterait pas et qui pourrait payer sa place quand il y a un
beau spectacle tout près ? Les festivals et les rencontres artistiques
ont, ces dernières années, été organisés sans une préalable définition
d’une démarche cohérente et d’objectifs clairs.
Des semaines culturelles, bouffeuses d’argent, trop mal conçues, ne
fonctionnent que comme des chiffres comptables bons à gonfler le cahier
d’activités d’un ministère de la «Culture» réduit à la fonction
presqu’exclusive d’organisateur de festivals. Cette singulière situation
montre le peu de sérieux qui a toujours marqué le territoire culturel et
touristique frappé d’une sorte d’anarchie et de gabegie indéfinissables.
La nouvelle ministre de la Culture pourrait-elle prendre les mesures
nécessaires pour changer les choses ? A quoi sert un festival ? Quels
sont ses moyens de financement ? Quels sont ses objectifs ? C’est à
partir des réponses sérieuses données à ces questions qu’on envisage de
mettre en œuvre la préparation d’une manifestation qui absorbe de
l’argent et qui ne peut nullement être exclusivement considérée comme
une opération de prestige. Cette propension à vouloir organiser des
manifestations sans déterminer au préalable les champs possibles de
rentabilité, symbolique et/ou matérielle, ne participe nullement d’une
bonne gestion de la chose publique.
Comment est-il possible d’organiser un festival international de cinéma
dans un pays où il n’y a même pas de salles ou de structures de cinéma
dissoutes dans les années 1990, sans espaces de substitution ? Comment
a-t-on pris la décision d’organiser «Constantine, capitale de la culture
arabe», alors que celle d’Alger a été un cuisant échec, consommant
apparemment plus de 150 millions d’euros.
Les instances organisatrices oublient souvent que l’argent utilisé
appartient à la communauté et que le fait d’être ministre, directeur ou
commissaire ne lui permet pas, en principe, d’user de son autorité, en
prenant des décisions injustifiées. Les responsables devraient rendre
compte de leur gestion.
Les différents festivals organisés, abstraction faite de la distribution
des jeux de rente à des commissaires nommés, souvent au-delà de leurs
responsabilités de directeurs de structures publiques, déjà appointés,
donnent à voir une image peu reluisante de notre pays. Dans un catalogue
de «L’Année de l’Algérie en France», le FLN de la guerre de libération
est qualifié de repaire de terroristes. Personne n’avait réagi. «Alger,
capitale de la culture arabe» a vu la réaction de «cadres du ministère
de la Culture» dans un écrit rendu public sur Internet dénonçant de
graves préjudices. Le Festival panafricain aurait dépassé les 150
millions d’euros, «Alger, capitale de la culture arabe» autant d’argent,
«Tlemcen, capitale islamique», plus de 12 milliards de dinars et
peut-être autant pour «Constantine, capitale de la culture arabe».
Une question légitime se pose : comment avait été dépensé l’argent
public durant ces manifestations et qui en a profité ? Comment se sont
opérées les invitations et la répartition des enveloppes financières ?
Concrètement, qu’ont apporté ces rencontres aux plans symbolique et
matériel à notre culture ? Ont-elles profité aux Algériens, à
l’université ? Les colloques ont-ils été organisés en procédant à des
appels à communications, évitant par là la médiocrité et les jeux du
renvoi d’ascenseur ? Toutes ces questions mériteraient des réponses
précises. Parce qu’il s’agit de l’argent public. Cela aiderait à la
transparence et permettrait peut-être la rectification de certaines
choses tout en définissant les objectifs des différentes manifestations
comme c’est le cas dans de nombreux pays.
Il serait utile de revoir le fonctionnement des entreprises culturelles
et des démarches suivies jusqu’à présent par les pouvoirs publics, trop
intéressés par une sorte de gymnastique de chiffres à aligner, occultant
la question très actuelle du public tragiquement absent des travées de
la représentation artistique et littéraire. La gestion des espaces
laisse sérieusement à désirer. De véritables ouvertures au monde et à
l’université, favorisant des interrogations sur la nature du théâtre à
faire et promouvant une sérieuse politique, loin de ces rencontres dites
pompeusement de formation organisées par certains théâtres régionaux,
sont à entreprendre. Ainsi, tous les métiers devraient être encouragés,
permettant une meilleure connaissance d’arts vivants fonctionnant comme
des machines cybernétiques, pour reprendre Roland Barthes. Faut-il
continuer dans la même démarche qui fait de certains théâtres sans
spectateurs payants les lieux où se multiplient les «festivals» (un
cachet pour le dirlo), où le «patron» se métamorphose en directeur de la
production (un autre cachet, une première dans le monde) et où on se
sucre en frais de mission intégraux ? Faut-il accepter que l’Algérie
soit privée d’images après la disparition des structures publiques de
cinéma ? Est-il normal de «post-produire» un film sorti deux ans avant
pour l’introduire dans une manifestation ? Est-il correct d’éditer dans
le cadre d’un festival des livres mal traduits, d’ailleurs absents des
librairies ? Etait-il rentable de bouder la Safex pour organiser le
Salon du livre sous un chapiteau ? L’Algérie a besoin d’un véritable
projet culturel permettant la redécouverte du public et la définition
précise d’objectifs pouvant fournir au pays la possibilité de donner à
voir une autre image marquée par la mise en œuvre d’un discours et
d’attitudes citoyens où l’exclusion serait bannie et la liberté de
parole respectée. Ainsi, ne serait-il pas temps d’ouvrir un débat
national sur les questions culturelles et de penser sérieusement au
problème du public sans lequel aucune activité artistique ou littéraire
n’est crédible ? Quel théâtre faire ? Quel cinéma devrait-on mettre en
œuvre ? Quelle politique éditoriale est-elle possible aujourd’hui ?
Comment devrions-nous encourager la peinture ? Ce sont autant
d’interrogations pouvant articuler de véritables discussions mettant en
scène le présent et le devenir de pratiques artistiques et littéraires
vivant actuellement de sérieuses crises.
Ce serait une bonne chose, au-delà de discours redondants, de récupérer
des pans de notre mémoire culturelle en favorisant la mise en place de
structures spécialisées. Ce travail fondamental n’est pas encore réalisé
par les pouvoirs publics qui devraient s’y atteler le plus vite possible
tout en redéfinissant les contours des espaces institutionnels et
législatifs. Ainsi seraient redéfinies les prérogatives des
«coopératives», trop floues, parfois nées uniquement pour bénéficier de
la manne des subventions accordées dans une totale opacité.
Ce sont des questions que nous avons sciemment exhumées de nos
interrogations et interventions antérieures.
A. C.
|