Entretien : Liban
Les chemins de la guerre et de la paix
Rabab Sadr, sœur de l’imam Moussa Sadr :
«Personne ne sait ce qui est arrivé à mon frère»
Propos recueillis par Malika Boussouf
[email protected]
Lorsque nous nous saluons, je me demande si, Rabab Sadr, la sœur du
«saint» disparu, a toujours ces yeux tristes et ce regard lourd de
chagrin.
Le tawb chariî sombre qu’elle porte perd de sa sévérité lorsqu’il est
agrémenté d’un élégant foulard Louis Vuitton. La sobriété n’empêche pas
le raffinement. Les deux vont même très bien ensemble. C’est tout ce
qu’elle peut se permettre comme fantaisie. Elle porte le deuil depuis
qu’elle n’a plus revu son frère.
Dans le vaste bureau où nous nous installons Lina, Rabab Sadr et moi,
trônent, également, des portraits du grand frère disparu conjugués à
tous les temps mais essentiellement au temps où, élevé au rang
d’ayatollah, il ne quitte plus sa coiffe noire. Le thé arrive ! Mon
hôtesse m’interroge du regard alors que je me demande si elle fait dans
le caritatif et l’humanitaire par choix ou si c’est la seule activité à
laquelle on la prédestinait. Le pouvoir étant réservé aux seuls hommes
de la famille et même au-delà, je n’allais pas aller, volontairement,
sur le terrain du féminisme sauf si l’héritière, digne du nom, m’y
contraignait. Je devrais dire double héritière parce que Rabab Sadr est
aussi une Charafeddine par le mariage. Liée donc au nom de celui auquel
son frère a succédé. Son époux avec lequel j’aurai quelques jours plus
tard l’occasion de m’entretenir est le petit-fils de l’ayatollah Sayed
Abdol Hossein Charafeddine. Chez les chiites comme chez les sunnites ou
les chrétiens de haut rang, les alliances sont décidées par les aînés.
Les enfants n’ont pas leur mot à dire. Ils s’exécutent. Les titres, les
biens, la connaissance ou le savoir ne doivent pas quitter la famille.
On transcende les risques encourus par la consanguinité. La descendance
est impressionnante.
Rabab Sadr me met à l’aise. Elle me dicte presque ma question en me
confiant ne jamais prendre la responsabilité de parler pour les autres.
Le Soir d’Algérie : Pourrions-nous parler de la stabilité dans les
pays arabes ? Que pensez-vous de ceux qui disent que tout va pour le
mieux dans le meilleur des mondes ?
Rabab Sadr : En cette période, aucun pays arabe n’est stable. Je
défie quiconque de venir l’affirmer devant moi aujourd’hui ! La raison
principale de tous ces remous est que les régimes arabes ne sont pas
justes. Il n’y a pas de justice. Pas de citoyen qui ait eu la part qui
lui revient pour pouvoir vivre décemment. Les régimes arabes ne sont pas
équitables. Ils n’offrent pas, ne fournissent pas les moyens les plus
élémentaires à leurs populations. Faciliter la vie à leurs administrés
ne figure pas dans leur programme. Sauf quand ils se préparent à aller
se faire élire. Le programme de campagne et celui appliqué après
l’élection n’ont aucun point commun. Le mensonge est tellement plus
facile que la tenue des promesses.
Pardonnez-moi, mais dans toute cette mascarade il n’y a que les
peuples qui sont frappés de crédulité...
Ce que vous dites est désespérant de vérité. Les dirigeants, eux, savent
qu’ils baignent dans le mensonge. Je ne connais pas de président qui ait
un jour avoué avoir trompé ou volé son peuple.
Le citoyen a des droits qu’il ignore dans la plupart des cas. Quand il
les connaît, il a souvent peur de les revendiquer. On sait, déjà, ce que
cela coûte de réclamer son dû au commun des mortels. Alors, oser
affronter l’autorité même à un niveau microcosmique, je vous laisse
deviner ce que j’en pense.
J’ignore à quel point les problèmes humains, personnels, de santé,
d’éducation, sociaux trouvent un écho ailleurs. Je ne sais pas si ces
questions sont garanties ailleurs. Je vous parle donc du Liban. Et au
Liban, rien n’est assuré ! Rien ! Nous n’avons même pas de président.
Les pays arabes ne fonctionneraient-ils pas tous selon un schéma
identique ? N’auraient-ils pas tous été vaccinés au même poison ? Je
vous écoute parler du Liban et j’ai l’impression que vous parlez
d’Algérie...
Personne ! Aucun dirigeant ne pense aux intérêts de son peuple. Chacun
pense à son compte en banque, à ses propres intérêts. La politique,
parlons juste de celle qui régit les pays arabes, est le résultat d’une
culture, d’une éducation, de l’environnement dans lequel évolue
l’individu. Il y a des problèmes qui peuvent au départ paraître
insignifiants. Avec le temps, ils se démultiplient et aggravent la
situation. Des erreurs qui se succèdent prennent des proportions
énormes. Cela fait 52 ans que je suis dans le social et l’humanitaire.
Plus vous vous agrandissez dans le but de servir un peu plus, plus la
misère et le nombre de nécessiteux augmentent.
D’où vous est venue la vocation ? Qu’est-ce qu’un doctorat de
philosophie vient faire là-dedans ?
A l’origine, ces associations dans lesquelles nous travaillons sont
celles créées par l’imam Sadr. Il a créé des écoles, des associations
pour filles et d’autres pour garçons. Celles concernant les filles c’est
moi qui m’en suis occupée depuis leur création et même après qu’on l’ait
fait disparaître. Nous continuons à faire ce qu’il voulait faire.
L’humanitaire était important pour lui. Il encourageait le travail bien
fait dans ce sens-là. Maintenant, si nous revenons à ce qui a trait à la
politique, c’est une autre paire de manches.
Vous parlez beaucoup de l’incapacité des dirigeants arabes à répondre
aux attentes de leurs populations. Que pensez-vous du Printemps arabe ?
Vous trouvez que toutes ces révolutions qui ont secoué le monde arabe
ressemblent à un printemps ? Pas moi. Je parlerais plutôt d’automne
arabe. Elles ressemblent plus à ce qui précède un hiver, qu’un été.
Ah oui ? Ces révoltes ne vous ont pas interpellée ? Elles vous ont
déçue ?
Au cours de la première révolte, en Tunisie, je les ai trouvées
magnifiques dans leurs revendications. C’était quelque chose de nouveau.
Quand le régime est tombé et qu’ils sont sortis chanter Idha chaabo
yawman arada l’hayat, j’ai pleuré. Et j’ai dit félicitations pour ce pas
vers la victoire et j’ai souhaité que Dieu les préserve. Aujourd’hui, je
ne vois pas où vont exactement les choses. Le peuple tunisien y a cru et
y croit toujours mais les manipulations extérieures et les actes qui
consistent à défier l’autorité centrale sont tels que l’on se demande où
tout cela va le mener. C’est toujours comme ça dans les régimes
autoritaires. Dès que les populations pensent être arrivées à arracher
un bout de liberté, les récupérations extérieures et intérieures font
que cela part dans tous les sens. Je ne suis pas en train de dire que ce
que font les Tunisiens ou ceux qui sont morts en réclamant plus de
liberté et de démocratie est voué à l’échec, loin s’en faut. Parce que
si l’on compare la Tunisie à l’Égypte, c’est une autre histoire.
Vous n’aimez pas ce qui se passe en Égypte ?
ll y a quelques semaines, ils ont commémoré l’anniversaire de la
révolution. Ce jour-là, 17 personnes ont été tuées ! Vous parlez d’une
fête et d’une commémoration ! Il ne faut pas tout mettre sur les
manipulations extérieures. Nos peuples ont une faible culture et volonté
politique. L’engagement n’est pas à la hauteur des attentes et ça, les
dirigeants le savent. Ceux qui sont réellement politisés sont si peu
nombreux. Je me souviens de ces jours entiers où ils occupaient la rue
et l’armée veillait sur eux. C’était admirable ! Quelques mois après,
tout a changé. Les militaires sont au pouvoir et travaillent pour leurs
propres intérêts. Les régimes arabes et les lois en vigueur dans ces
pays ne travaillent pas à la promotion des libertés ni au bien-être des
peuples. Les Emirats arabes unis se comportent beaucoup mieux que les
autres pays arabes. Au moins là-bas le citoyen prend son dû. Vous ne
trouverez pas de gens pauvres qui ont faim ou sont dans le besoin.
Les Emirats ? Ils sont combien pour autant de richesses ? Vous
trouvez que la comparaison tient la route ?
C’est vrai ! Mais nous, nous parlons de régimes arabes qui, de façon
générale, ne donnent pas leurs droits à leurs peuples et les laissent
mourir de faim.
Les Emirats sont une poignée. Pourquoi ne vont-ils pas investir leur
argent dans les pays arabes ? Pourquoi, alors qu’ils sont aussi
rétrogrades, préfèrent-ils investir en Europe ? Ils possèdent presque
toutes les grandes enseignes en France, par exemple, alors que, pour ce
qui est de la distraction, ils viennent la chercher au Liban ! Est-ce
une façon bien à eux d’acheter à coups de pétrodollars la protection
d’associés occidentaux ou pensent-ils naïvement soumettre toutes ces
puissances au pouvoir de leur argent ?
Tout cela nous ramène aux relations entre pays. Nous, nous sommes en
train de parler de nos problèmes avec nos Etats et nos autorités
respectifs. Je parle de tous les pays arabes et en particulier du Liban.
Que pensez-vous de la situation politique au Liban?
Personnellement je ne m’occupe pas beaucoup de politique. Non pas que
cela ne m’intéresse pas mais j’ai déjà fort à faire dans mon domaine.
Pourquoi, vous estimez que l’humanitaire et la politique naviguent
dans deux mondes différents ?
Non ! Bien sûr que non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne m’en
occupe pas pour me préserver mentalement et émotionnellement. Je vais
résumer en disant qu’au Liban il n’y a pas d’honnêteté ni de fidélité au
pays. Les politiques ne regardent pas les intérêts du pays. Ils
regardent à celui qui de l’extérieur finance leurs mauvaises actions.
Plus votre capacité de nuisance est élevée, plus vous avez de chances
d’être parrainé par l’extérieur. Nous vivons ainsi depuis des années.
Des questions de moindre importance attendent d’être résolues pendant
que des politiques se font la guerre. Des pays opposés viennent au Liban
régler leurs comptes. Ils ne le font pas à partir de chez eux. Non, ils
se choisissent des acteurs internes, des pantins pour régler leurs
comptes. Chacun des protagonistes possède ses propres valets prêts à
intervenir au moindre signal. les tensions sont ainsi maintenues en
veille et se manifestent à la moindre injonction. Une partie se bat pour
les intérêts de tel pays et l’autre pour ceux de tel autre. Pendant ce
temps, le calme règne dans les pays promoteurs de chaos qui regardent
les Libanais s’entretuer.
Vous avez la sensation d’un Liban divisé aujourd’hui ?
Chaque communauté aujourd’hui vit, pour elle-même. On a réussi à semer
la discorde entre les uns et les autres. Il est fini le temps où les
groupes ethniques ou religieux, et ils sont nombreux chez nous, vivaient
en harmonie. Chaque pays qui a un problème avec un autre achète des gens
au Liban pour y exprimer l’objet de son opposition à défaut de pouvoir y
régler ses problèmes. En attendant, cela fait des dégâts énormes. Sans
que les mercenaires libanais aient conscience du mal qu’ils font au pays
et à leurs compatriotes.
C’est une pratique politique ambiante on dirait...
Et comment ! Prenez l’exemple de Daech ! Qui est derrière cette
organisation barbare ? Des Etats ? Des puissances ? Quand l’organisation
de l’EIIL est entrée au Liban, les politiques n’ont pas permis à l’armée
de défendre le pays et de repousser Daech hors de nos frontières. Quand
ils ont réalisé ce qu’il se passait, ils se sont tus. Pourquoi personne,
jusqu’à présent, ne parle des militaires enlevés par les terroristes ?
Parce qu’aucune décision politique n’est prise tant que tel ou autre
pays n’a pas donné son point de vue sur ce qui doit prévaloir au Liban !
Nous sommes toujours dépendants du bon vouloir et de l’autorité des
autres.
L’arrêt des conflits et le retour à un semblant de stabilité au Liban
dépendent de plusieurs volontés extérieures, engagées dans ce qui se
passe au Proche et Moyen-Orient. Vous avez, au Liban, des traîtres
avérés au service de ces volontés...
Je pense que la résolution du problème libanais n’est pas difficile. Il
suffirait que les responsables montrent plus de fidélité à leur pays et
se libèrent des influences étrangères.
Vous êtes très optimiste. Tout le monde n’est, hélas, pas de votre avis.
Si les choses étaient aussi simples, tous les pays auraient à portée de
main la solution que vous préconisez...
Mes enfants étaient tout petits quand nous avons commencé à vivre ces
problèmes. Ils ont grandi avec. Je trouve injuste que mes petits-enfants
et sans doute mes arrière-petits-enfants aient à supporter pareille
situation. Pourquoi faut-il que cette jeune fille ou ce jeune homme qui
ont étudié, qui travaillent, sursautent à chaque explosion ?
Nous avons bien connu cela en Algérie ! Vous permettez que nous
parlions de votre frère, l’imam Moussa Sadr ?
En 1959, mon frère est venu au Liban et a étudié la situation de tout le
pays. Auparavant, il vivait en Iran où il est né. Il a pris la
nationalité libanaise en 1963, mais il était Libanais d’origine.
Notre histoire est complexe. L’un de nos aïeux a été persécuté ainsi que
sa famille par les Ottomans. Les exactions étaient devenues
insupportables. Elles lui ont coûté la vie de son fils pendant que
lui-même était jeté en prison. Il est allé se refugier en Iran où il
s’est établi avant d’aller s’installer en Irak où ses descendants se
sont révélés être de fervents défenseurs des droits humains et
essentiellement ceux des opprimés. Durant les cent ans qu’a duré leur
exil, une majorité d’entre eux ont été tués, emprisonnés ou exilés.
Voilà l’histoire de ma famille.
Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle a été bien tourmentée...
Une fois étudiée la situation du Liban, il en a conclu que toutes
les confessions jouissaient de leurs droits à l’exception des chiites
qui n’avaient que très peu de représentants. Une représentation
disproportionnée. Pour 1,5 million de chiites, il y avait tout juste
deux représentants, par exemple. Il a commencé à travailler à la
restitution des droits des chiites. Mais en même temps il travaillait
avec d’autres communautés religieuses. Il demandait des droits avec
humanisme, respect et sérénité. Sans faire de grabuge ou de révolution.
Il a ensuite essayé d’améliorer le statut des chiites en construisant
des écoles, des hôpitaux, des orphelinats, des instituts, des mosquées.
Il a envoyé beaucoup de jeunes étudier à l’étranger, en France, en
Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis d’Amérique… Il a essayé, avec
l’Etat, d’élever le niveau de formation en fonction de la demande.
Directeurs, professeurs d’universités, militaires, juges, avocats… Il
avait également mis en place un conseil composé de chrétiens et
musulmans qui travaillaient ensemble pour tout le monde à la fois. Mon
frère vouait sa vie au service des opprimés, des pauvres, de ceux que
l’on privait de leurs droits.
Vous pensez que cela aurait pu contrarier des plans ou des intérêts
extérieurs ?
Il est possible que ses actions aient dérangé quelques dirigeants
étrangers. Il faisait face à beaucoup d’embûches.
Il faut croire que la situation était plus que complexe. En quoi
pouvait-il déranger au point de se faire enlever ?
En 1975, nous nous sommes retrouvés au centre d’une guerre civile
entre chrétiens et musulmans. Les Palestiniens étaient là, occupaient le
terrain. Ils avaient leurs forces armées et n’avaient pas l’intention de
se laisser faire.
Face à eux, les milices chrétiennes, les phalangistes. Les partis de
gauche ont rejoint le camp palestinien et des affrontements sans merci
ont mis le Liban à feu et à sang. A chaque fois que j’évoque cette
période, je ressens une grande tristesse. En réalité nous vivons
beaucoup de souffrances. Les années de guerre au Liban étaient
terribles. Sayed a tout essayé pour mettre un terme à la guerre civile.
On dit qu’il a tenté de négocier la paix avec les chefs de guerre de
l’époque ?
Oui ! Il les a tous vus. Chefs de guerre et chefs de milices. Yasser
Arafat, Pierre Gemayel, Kamal Joumblatt, Camille Chamoun. Les
Palestiniens et les musulmans étaient gérés par Arafat et Joumblatt, et
les phalangistes, les chrétiens dirigés par Chamoun et Gemayel.
Mais il n’a pas réussi à calmer les esprits...
Il pensait, parfois, être arrivé à un résultat. Chacun des
protagonistes se retirait sur ce qui lui servait de territoire. Les
barricades étaient levées et deux jours plus tard les sacs de sable
étaient de nouveau là. Les ordres de continuer la guerre venaient de
l’extérieur. Depuis 1975, la guerre n’a pas connu de répit. On enlevait
des gens. On faisait beaucoup d’otages que Sayed Moussa Sadr s’acharnait
à faire libérer. Il passait son temps à aller de l’un à l’autre des
chefs de guerre et essayait de les sensibiliser aux conséquences
terribles de ces combats. Nous vivions dans un pays aux confessions
multiples, en démocratie, dans une parfaite harmonie et une belle
solidarité communautaire. Tout cela nous risquions de le perdre. En
vain. Personne n’écoutait. Chacun servait une cause et un but.
Et Sayed, qui prônait le dialogue et la paix, devait sans aucun doute
gêner les intérêts de chacun des camps en guerre...
Il en était certain, mais il refusait de baisser les bras. Il a donc
décidé de solliciter les chefs d’Etat arabes. Sachant que les Arabes
étaient derrière une partie de la guerre, il espérait bien les
convaincre de promouvoir la paix. Il se disait qu’en leur expliquant la
situation il réussirait, peut-être, à les sensibiliser et à obtenir leur
aide. Il était convaincu que leur perception de la guerre était fausse
parce qu’elle était extérieure et ne correspondait pas du tout aux faits
internes.
Comment comptait-il leur faire entendre raison ? En leur expliquant
par exemple que sous le couvert de guerre civile, se perpétraient des
boucheries et des massacres à grande échelle...
Vous avez sans doute raison de douter. Aujourd’hui, j’accepte volontiers
de partager vos réticences. Sayed Sadr a, pourtant, parcouru beaucoup de
pays et de royaumes arabes. Il est allé, aussi, en Algérie, en parler
avec le président Houari Boumediene. Il était prévu qu’ils ne se voient
que vingt minutes. Ils ont passé, ensemble, à la demande du président
algérien, plus de 4 heures. Ils ont abandonné le bureau et sont allés à
côté, dans une autre pièce où ils ont passé en revue la situation au
Liban, mais aussi dans le monde arabe.
A la fin de la conversation, Boumediene lui a dit : «Je souhaite que
vous alliez en Libye rencontrer le leader libyen. Il doit lui aussi
connaître la réalité.» Tout le monde savait à l’époque que la guerre
côté palestinien, musulmans et partis de gauche était presque totalement
financée par Mouammar Kadhafi. Sayed a accepté. Il était prêt à aller
rencontrer toute personne susceptible de contribuer à régler le problème
libanais. Aussitôt dit aussitôt fait. En sa présence, Boumediene a pris
le téléphone et appelé Kadhafi. Il lui a dit : «L’imam Sadr est chez
moi. Nous avons parlé de la question libanaise. Je souhaiterais vivement
que vous vous rencontriez et que vous en parliez.» Il a raccroché, s’est
tourné vers Sayed et lui a dit en guise d’au revoir : «Continuez, imam
des pauvres et des vulnérables. Vous devez achever ce que vous avez
commencé.» Sayed est rentré au Liban où une invitation officielle lui
est parvenue en vue d’un voyage en Libye. Il est allé en Libye et tout
s’est arrêté là. Personne ne sait ce qu’il s’est passé jusqu’à l’heure
actuelle. La situation s’est aggravée. C’était le chaos total. Même
entre chiites les choses se sont détériorées. Plus de solidarité, plus
de discipline, plus de respect pour les opinions des autres, plus de
devoir envers les siens. Le leader spirituel disparu, la violence a de
nouveau investi les rouages de l’Etat. Beaucoup d’erreurs, beaucoup
d’interventions extérieures. Il a été enlevé en 1978. En 1982, le Liban
a été occupé par Israël.
Vous pensez que les responsables de son enlèvement travaillent en
collaboration avec Israël ?
Je l’ignore. Ce que je sais c’est qu’Israël occupant le Liban,
beaucoup de choses ont changé. Ils ont su beaucoup de choses sur le pays
et essentiellement sur les chiites. Combien nous avions d’émigrés à
l’extérieur. Combien nous avions d’hommes d’affaires. Combien nous
avions de familles riches. Ils savaient tout à notre propos. L’armée du
Sud-Liban d’Antoine Lahoud travaillait pour Israël !
Et avec l’occupation israélienne est née ce que vous appelez la
Mouqawama, la résistance...
Oui. La Moqawama est née à partir du peuple. Des comités ont été
créés par des groupes de jeunes qui ont monté des opérations contre
Israël jusqu’en 2000. La première fois en 1972, au Sud-Liban, entre
Palestiniens et Israéliens. Ensuite de 1978 à 2000. 22 ans. En 2000, les
Israéliens sont sortis du Liban, mais ils y ont laissé des porte-parole,
des défenseurs et autres alliés. Des hommes à eux ! Ils ne sont pas
sortis avant d’avoir détruit et pollué psychologiquement, y compris
l’environnement. L’occupation israélienne a eu un impact négatif sur la
politique libanaise. Israël et les autorités libanaises ont conclu des
alliances. Quand les Israéliens ont libéré les lieux, des problèmes d’un
genre et d’un modèle nouveau ont fait leur apparition.
Que pensez-vous de ce nouveau genre de violence que pratique Daech
par exemple ?
Je ne pense pas, pour ma part, que Daech soit un mouvement nouveau.
Il se préparait depuis longtemps. Il attendait juste le moment propice
pour se manifester.
Vous parlez de Daech comme d’un ancien réseau dormant ?
Oui, tant que son intervention n’était pas utile, il est resté dans
l’ombre. Quand on a voulu l’actionner parce que la situation l’exigeait,
on l’a sorti au grand jour. Ceux qui financent les mouvements
terroristes sont des politiques qui se font la guerre par procuration.
Viendra le jour où ils s’en prendront à leurs maîtres, sans distinction.
Il sera difficile d’arrêter cette violence. Vous rendez-vous compte que
nous en sommes réduits à tenter de guérir la violence par la violence ?
M. B.
Qui est l’imam Moussa Sadr ?
Issu d’une grande lignée chiite d’origine libanaise, l’imam Moussa Sadr
est un philosophe et un dignitaire religieux dont l’autorité s’étend
au-delà de Qom, en Iran, où il est né, et du Liban où il s’installe en
1959 pour succéder à son cousin, le grand ayatollah Mohamed Bakr al Sadr.
Sa parole ne souffre aucune contradiction autant chez ses congénères
qu’au niveau régional et international.
A Sour où il s’installe, l’ayatollah Moussa Sadr devient très vite le
leader incontesté des chiites et le chef de file d’une résistance
destinée à restituer aux populations marginalisées du Sud -Liban une
dignité et un traitement équitable qui les mette sur un pied d’égalité
avec les autres communautés. On lui sait encore gré, aujourd’hui,
d’avoir été le promoteur religieux de la mouqawama locale. Les
populations du sud du pays ne lui seront jamais assez reconnaissantes de
leur avoir permis de réoccuper le terrain.
Le célèbre imam aura aussi et surtout restitué aux chiites, confinés à
l’arrière- plan de la vie sociale et politique libanaise, une place et
un rôle qui leur revenaient de droit dans le communautarisme ambiant.
Fin décembre 1967, il crée le Conseil supérieur chiite qu’il présidera
en 1969 pour faire entendre la voix des siens au sein du gouvernement
libanais où ces derniers ne bénéficient d’aucune considération. En juin
1970, il conduit une grève générale au Sud, qui va contaminer l’ensemble
du pays, pour faire voter par le Parlement «le Conseil du Sud» (Majliss
El Djanoub) destiné à aider à la remise en état de cette région
sévèrement malmenée par les attaques répétées d’Israël.
Moussa Sadr est le créateur du Mouvement Amal (Afwadj Al Mouqawama Al
Loubnania) dont est issu l’actuel Hezbollah. En 1978, il se rend en
Libye, à l’invitation de Mouammar Kadhafi, dans l’espoir de convaincre
ce dernier de cesser d’alimenter en armes et de financer la guerre
civile qui fait rage au Liban. Il est kidnappé sur ordre du dictateur
libyen et ne donnera plus jamais de nouvelles. Les chiites libanais
refusent de croire à sa disparition définitive et continuent à espérer
son retour.
|