Chronique du jour : Kiosque arabe
Al-Kawakibi revient en catimini


Par Ahmed Halli
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L'événement a eu lieu à Paris, où la plupart des grands médias arabes ont pignon sur rue, mais comme il n'était pas question de contrats du siècle, il est passé pratiquement inaperçu. Il faut dire que les organisateurs aussi ont opté pour la discrétion élitiste, pour ne pas dire la clandestinité, puisqu'une centaine de personnes seulement avait été conviée à la fête. La cérémonie, qui a eu lieu le 21 avril dernier, a été celle du baptême pour la Fondation Abderrahmane Al-Kawakibi, pour une réforme de l'Islam, un nom prestigieux pour une cause ambitieuse, mais. Abderrahmane Al-Kawakibi (1855-1902) est ce penseur syrien qui a osé défier le régime ottoman, et proposé une alternative à son pouvoir. Il a d'abord exprimé son hostilité au pouvoir absolu du sultan ottoman, et publié ses propositions réformistes dans une revue qu'il a fondée à Damas, avant son emprisonnement durant une quinzaine d'années. C'est pendant son séjour dans les geôles de Damas, que le penseur a rédigé ou mis en forme la somme de ses réflexions plus sulfureuses aujourd'hui qu'elles ne l'étaient hier. Elles sont exposées dans deux ouvrages, Oum-Al-Qur, et Caractéristiques du despotisme, publiés au Caire, peu après sa mort, par empoisonnement. Du temps des ancêtres politiques d'Erdogan, la haine des opposants et des innovateurs ne s'arrêtait pas à l'emprisonnement, pour faire taire les contradicteurs.
Quant à ceux qui viennent de reprendre le flambeau et ont choisi Al-Kawakibi comme étendard et comme source d'inspiration, ils sont d'autant plus crédibles, qu'ils ne sont pas issus du sérail dominant du moment. Promoteur de l'initiative, par vocation dirait-on, puisqu'il a été un temps chargé de communication du New-York Herald Tribune, Felix Marquardt est un nouveau venu en Islam. Par expérience, nous savons très bien à quel point la parole et l'influence d'un nouveau venu en Islam peuvent peser dans la balance. Personnage controversé et entouré d'un halo de mystère, cet Américain aisé s'est, en effet, converti à la religion musulmane en 2004 et il est pratiquant depuis 2014, comme il le précise lui-même. Il s'est d'abord fait connaître en février dernier, en France, en lançant un mouvement «Khlass», (ça suffit) sur le modèle des initiatives similaires connues dans le monde arabe. Dans la foulée, il a lancé l'idée de la Fondation Al-Kawakibi qui a l'ambition d'organiser en 2016 la première édition du Forum mondial de la réforme islamique. Avec le projet, la fondation s'est donné un visage ou des visages, avec l'adhésion de théologiens et d'universitaires, plus ou moins connus, et qui prônent un Islam éclairé. Ce sont ces cinq autres cofondateurs qu'un public privilégié a découvert pour la première fois ce mardi 21 avril 2015.
Au contraire de Felix Marquardt, Ghaleb Bencheikh n'est pas un nouveau visage dans le paysage musulman et celui de l'Islam de France en particulier, puisqu'il est le fils de l'ancien recteur de la Mosquée de Paris et le frère de Soheib, l'actuel recteur de la Mosquée de Marseille. Il est aussi connu comme l'animateur d'une émission hebdomadaire sur l'Islam diffusée par une chaîne publique française. A ses côtés, nous trouvons un imam (en charge de la Mosquée d'Ivry), Mohamed Bajrafil, et un universitaire islamologue, Omero Marongiu-Perria. Quant au sixième, venu de Vienne, ce n'est autre que le fameux Adnane Ibrahim, enseignant et imam en Autriche, sans doute le plus sujet à polémique. Dans ses prêches et ses conférences, très largement diffusés sur YouTube, Adnane Ibrahim s'attaque de front à certaines idées reçues et à certaines absurdités propagées sur l'Islam et sur ses grandes figures. C'est ainsi qu'il n'hésite pas à incriminer certains compagnons dans les assassinats des premiers dirigeants de la communauté, comme Othmane, Omar, ou Ali. Aux théories et aux vérités qu'il assène, ses adversaires et ses détracteurs l'accusent régulièrement d'hérésie chiite, étiquette commode et en vogue.
Le projet de réforme islamique défendu par la fondation et conforme à l'esprit qui animait Al-Kawakibi appelle à se recentrer sur une saine et intelligente compréhension de la révélation. Pour Ghaleb Bencheikh, qui l'exposait dès janvier 2015 dans une tribune, il s'agit de s'atteler à une «refondation de la pensée théologique», plutôt qu'à de simples réformettes. Et il ajoutait : «Le discours incantatoire ne règle rien. Ce n’est plus possible de pérorer que l’Islam, c’est la paix. Bien que nous connaissions la miséricorde enseignée par sa version standard, c’est aussi une compréhension obscurantiste, passéiste et rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Il faut la dirimer. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout.» Ces fondamentaux se retrouvent d'ailleurs dans le texte élaboré et signé par les six personnalités de l'initiative Al-Kawakibi. L'influence du penseur est présente dans le discours des fondateurs, et notamment :
- l'appel à la connaissance, à l'acquisition de la science et à la maîtrise du savoir ;
- la primauté des principes de liberté fondamentale, de justice sociale et de respect du droit ;
- l'ouverture au monde et à l'altérité, notamment confessionnelle ;
- le respect et la célébration de la vie ;
- l'égalité entre hommes et femmes qui nous impose de rompre avec la phallocratie maladive qui caractérise nos sociétés afin que les femmes reprennent la place qui leur est due dans la Cité et d'en finir avec la discrimination et la marginalisation religieuses et sociales dont les femmes sont victimes. De belles perspectives, notamment la dernière, mais qui apparaissent bien lointaines, au regard de ce qui se passe quotidiennement dans le monde arabe, même si les signataires notent, au passage, que trois musulmans sur quatre ne sont pas arabes. Il suffirait d'ajouter que dans le monde où nous vivons, et grâce aux pétrodollars, quatre musulmans sur quatre sont sous influence wahhabite, ou en voie de l'être. Attendons donc le forum de 2016, sans trop nous illusionner sur ses chances de succès et sur ses retombées positives, ailleurs que sur le jardin clos d'un humanisme de l'Islam, à ressusciter. Ce qui relève du miracle, donc ...
A. H.
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