Contribution : Abrogation de l’article 87 bis : suite… sans fin

Par Bachir Boulehbal
L’abrogation de l’article 87 bis de la loi 90-11 relative aux relations de travail traitant du Salaire national minimum garanti (SNMG) occupe le haut de l’actualité nationale depuis un bon bout de temps. On sait que cet article, qui définissait les composantes du SNMG, intégrait dans son calcul «le salaire de base, les indemnités et primes de toute nature à l'exclusion des indemnités versées au titre de remboursement de frais engagés par le travailleur».
Une revendication, impulsée par le syndicat UGTA essentiellement, tendant à faire considérer le salaire de base comme unique composante du salaire minimum (donc excluant toutes primes et indemnités touchées par le travailleur) a trouvé satisfaction avec la décision de suppression de cet article par la loi de finances 2015, et la redéfinition du contenu du SNMG dans un décret exécutif daté du 8 février dernier. Dorénavant, sont exclues du calcul, outre les primes et indemnités se rapportant aux remboursements de frais engagés par le travailleur (disposition ancienne reconduite), toute une série de primes et indemnités(1). Le cadre explicatif de ces nouvelles dispositions n’est cependant pas précisé sur différents aspects : données de diagnostic utilisées, logique(s) des choix opérés, estimations effectuées, impacts financiers et financement, modus operandi et calendrier de mise en œuvre, impacts attendus sur le marché du travail (en termes d’emploi et d’inégalités salariales)… Le débat peut ainsi se poursuivre, et cette contribution, en partageant quelques éléments de la problématique du salaire minimum, y participe. Elle aborde plus précisément les questions relatives aux objectifs susceptibles d’être assignés au salaire minimum, à son montant et à sa revalorisation. Loin d’inventer le fil à couper le beurre, le propos s’appuiera principalement sur des recommandations en la matière de l’Organisation internationale du travail (OIT) et sur quelques pratiques internationales pouvant être utiles.
Auparavant, sans chercher à remuer le couteau dans la plaie, il n’est pas inutile de revenir sur l’argumentaire à la base de la revendication de l’abrogation de l’article 87 bis. L’hypothèse conductrice est celle d’une justification insuffisante.

Justification de l’abrogation : solide ?
Selon ce qui est rapporté par les médias (à défaut de publication d’un document officiel), un premier élément essentiel mis en avant de la revendication serait une situation d’iniquité entre salariés. Ceux qui ont les salaires les plus bas sont particulièrement visés. Considérée comme liée aux mesures préconisées dans le cadre du programme d’ajustement structurel (PAS), la prise en compte de primes et indemnités dans le calcul du SNMG dans le cadre de l’amendement de la loi 90-11 (qui a donné l’article 87 bis) a fait que, lors de son augmentation, des catégories de salariés (apparemment ceux ayant le salaire de base inférieur au SNMG, mais dont la rémunération(2) dépasse celui-ci) s’en étaient trouvées exclues, et cette exclusion est présentée comme une injustice. Le dossier suscite une série d’observations formulées dans les points qui suivent :
1- les importantes et généralisées augmentations de salaires octroyées avec effet rétroactif à compter de 2008, répondant à une logique de rattrapage salarial fortement réclamé et attendu, avaient globalement apaisé le front social sur le plan des revendications salariales. Mais le management singulier du dossier relatif au salaire minimum (notamment sur-médiatisation de la revendication, très longue période d’atermoiement dans son traitement, communication réduite des pouvoirs publics sur le dossier, surenchères) semble avoir suscité de nouveau une forte attente des syndicats et des travailleurs (et… aussi probablement d’autres acteurs — dont les spéculateurs ! — intéressés par une nouvelle distribution élargie de revenus salariaux). L’idée directrice sous-tendue par la redéfinition du SNMG prônée semble être une inévitable translation de tous les salaires, avec une amplitude liée au différentiel entre le SNMG de 18 000 DA et tous les salaires de base qui lui sont inférieurs. D’une revendication orientée initialement vers une catégorie de salariés qui auraient été «lésés» par l’article 87 bis, la démarche a changé de dimension, et un glissement s’est réalisé en faveur d’un réajustement généralisé des salaires. Il se trouve que l’aboutissement de cette démarche, outre le coût probablement élevé(3) qu’elle devrait induire, nécessite une action d’envergure. Aussi bien pour la fonction publique que pour le secteur économique, il faudra passer par une révision des grilles indiciaires de traitement et des régimes indemnitaires, forcément déstructurés par cette redéfinition, avec ce que cela impose notamment comme négociations, coordination, harmonisation et mise en cohérence. Redéfinir le salaire minimum revient à remettre en cause les résultats des efforts faits auparavant, et qui ont eu le mérite de créer un cadre de base négocié et construit sur des écarts de salaire correspondant à des différences en termes d’expérience, de responsabilités liées à l’emploi occupé, de compétences ou de qualifications ;
2 - il est sûr que si le SNMG avait correspondu au seul salaire de base, et si l’on se place dans le cas du maintien du niveau des augmentations décidées après l’amendement en 1994 de la loi 90-11, les personnels «lésés» auraient eu des salaires autrement plus élevés. Ce cas reste cependant hypothétique, car il est fort peu probable qu’il y aurait eu autant de revalorisations, et de même ampleur, que celles opérées après 1994. On n’oublie pas en effet que le SNMG avait été revalorisé 8 fois entre 1994 et 2014(4), avec une augmentation moyenne de près de 21% chaque fois. En moyenne annuelle, le taux de revalorisation a été de près de 8% (+ de 350% sur la période), contre une progression, selon des chiffres de l’UGTA, d’environ 5% des salaires de la Fonction publique et 4% dans le secteur économique(5), pour un niveau d’inflation de 5,8%(6), et une croissance économique de 3,3% (source : ONS). Ces données indiquent bien une amélioration du pouvoir d’achat des salariés qui sont au-dessous du minimum, et cela sans grand lien avec la performance économique, ainsi qu’au niveau d’ensemble, une réduction des inégalités salariales au bénéfice des plus bas salaires. L’injustice supposée à l’encontre des salaires les plus faibles, du moins ceux octroyés dans le secteur structuré, reste ainsi à démontrer. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’avec l’option SNMG=salaire de base, ces niveaux de revalorisation auraient impacté plus fortement le budget de l’Etat et les finances des entreprises auraient été plus difficilement applicables, et le SNMG aurait en toute probabilité évolué plus lentement ;
3 - en raison d’un dualisme creusé (secteur structuré-secteur informel), les hausses du SNMG accordées profitent davantage aux travailleurs en poste du secteur formel, qui disposent d’un pouvoir de pression important sur le gouvernement et qui bénéficient du soutien des syndicats. Militer pour plus d’équité envers les travailleurs exerçant dans l’informel moins protégés, en introduisant plus de raison dans les revendications et en activant efficacement pour un rapprochement des deux secteurs, aurait été (et est toujours) une préoccupation tout aussi importante ;
4 - un autre élément d’analyse ayant aussi servi à la justification de l’abrogation de l’article 87 bis est relatif à la référence, par certains experts notamment, à une définition universelle qui consacrerait la non-prise en compte d’accessoires de salaire dans le calcul du SNMG. Cet argument est non fondé au regard des principaux instruments internationaux de l’OIT traitant de la question (essentiellement la convention n°131 et la recommandation n°135 sur la fixation des salaires minima de 1970), qui ne préconisent pas de définition unique de composantes du salaire minimum applicable par tous les pays. En son article 3, la convention n°131 précise seulement les éléments à prendre en considération, «autant qu'il sera possible et approprié, compte tenu de la pratique et des conditions nationales», pour déterminer le niveau des salaires ;
5 - la loi 90-11 relative aux relations de travail n’avait pas défini le contenu du SNMG, et son amendement en 1994 n’avait donc pas remis en cause un acquis, mais avait introduit une précision très importante dans la législation du travail, et ce, sans transgresser les recommandations de l’OIT. Par contre, l’article 87 bis, en énumérant les composantes à prendre en considération, leur octroie la force obligatoire de la loi et, en corollaire, ne peut que renforcer les droits des travailleurs. En tout cas, l’identification précise des éléments de la rémunération pris en compte aux fins du salaire minimum est très importante pour le contrôle du respect du salaire minimum fixé ;
6 - implicitement, le SNMG équivalant au seul salaire de base est considéré comme le seuil en dessous duquel se définit un bas salaire. Outre le fait que cela n’ait pas fait l’objet de débat et d’adoption formelle, ne pas prendre en compte une partie du revenu du salarié (parfois importante) pour évaluer son niveau de vie conduit à des analyses forcément tronquées. Il peut alors sembler logique pour l’identification des salariés (et des travailleurs en général) les plus défavorisés ou les plus pauvres de recourir plutôt à la notion de rémunération telle que définie ci-dessus ;
7- la situation économique du pays avait été jugée suffisamment favorable pour permettre une revalorisation tangible de tous les salaires. L’argument semble… fragilisé par la chute vertigineuse récente du prix des hydrocarbures qui a mis en exergue, encore une fois, la vulnérabilité de l’économie nationale de par sa forte dépendance du secteur des hydrocarbures, assombrissant quelque peu les perspectives économiques ;
8 - un dernier point est relatif à l’insuffisance criante de données statistiques fines sur les salaires, en particulier pour ce qui concerne l’application effective du salaire minimum dans le secteur privé et son incidence(7) sur les basses rémunérations, ainsi que la distribution des salaires et des effectifs de salariés dans tous les secteurs. Il est dès lors bien difficile de réformer aussi profondément le SNMG, les impacts n’étant ni identifiables ni mesurables correctement. Le risque en est notamment d’augmenter encore la segmentation du marché du travail en matière de salaires (formel vs informel, salariés de la fonction publique vs salariés du secteur économique, salariés du secteur public vs salariés du secteur privé, qualifiés vs non qualifiés, occupés vs chômeurs), et de compliquer davantage la politique salariale.
Au final, l’enseignement principal qui ressort de tout ce qui précède est que, dans son principe, l’article 87 bis n’était pas aussi négatif que généralement présenté, et s’inscrivait parfaitement dans les recommandations et les pratiques internationales. Si le but final de l’opération d’abrogation, non déclaré à son début, est devenu une augmentation généralisée des salaires, ce dont on ne peut contester là aussi dans le principe la légitimité, les justifications avancées, menant à une démarche pas trop judicieuse, mériteraient d’être sérieusement nuancées. La messe ayant cependant été dite, essayons de voir certaines considérations pouvant être utiles à prendre en compte : objectifs, niveau et revalorisation du salaire minimum.

Objectifs du SNMG
Le législateur ne les a pas stipulés explicitement dans la loi 90-11 relative aux relations de travail ; si on peut voir dans l’article 87 de cette loi et dans l’article 89 de la loi de finances 2015 un souci de sauvegarde ou d’amélioration du pouvoir d’achat des salariés (référence à l’indice des prix à la consommation), tout en tenant compte de considérations économiques (productivité et conjoncture économique générale)(8), il serait de bon aloi d’expliciter les objectifs visés, et ce, en s’inspirant notamment des recommandations de l’OIT. Celles-ci(9) assignent en priorité au salaire minimum des missions de lutte contre la pauvreté (en établissant un seuil de rémunération au-dessous duquel les salaires ne doivent pas descendre) et de protection sociale (en accordant aux salariés un droit à une protection contre le risque d’avoir à travailler avec des salaires qui pourraient baisser excessivement). Adopter formellement cet objectif enrichira certainement le projet de code du travail national en cours d’élaboration. Le phénomène de pauvreté, devenu une question centrale dans les stratégies de développement économique et social (premier des Objectifs du millénaire pour le développement), est globalement peu appréhendé en Algérie si l’on considère l’absence, au plan officiel, d’un seuil national de pauvreté, et le peu d’enquêtes et d’études de bonne facture qui lui sont dédiées.
Une illustration de ce constat : alors que d’autres données avaient été produites, sans cependant avoir été officiellement endossées par les pouvoirs publics (10), la base de données de la Banque mondiale(11) (BM), qui compile des données sur la pauvreté de tous les pays, en contient une seule pour l’Algérie : le taux de pauvreté extrême mesuré par rapport au seuil de 1,25 $ PPA (dollar en parité de pouvoir d’achat) datant de… 1995 !!! Cette donnée provient d’ailleurs d’une étude faite en 1999 par… la même banque sur la base d’une enquête LSMS(12) réalisée par l’ONS.
Souvent, la BM étant la référence au plan international, ce sont ses données qui sont reprises quand on s’intéresse à la pauvreté en Algérie, et l’on devine le risque d’erreur encouru à cause de la non-mise à jour de la base de données. Deux exemples édifiants dans ce cadre (il y en a d’autres) : i) le Rapport mondial sur le développement humain (RMDH), élaboré annuellement par le Pnud, reprend systématiquement le taux de pauvreté de 22,6% (appelé taux de pauvreté supérieur (13) dans l’étude de la banque). Un changement du concept de pauvreté opéré dans le RMDH à partir de 2010 (pauvreté multidimensionnelle plutôt que pauvreté monétaire) place dorénavant l’Algérie dans le groupe des pays ne disposant pas des données nécessaires(14). Les comparaisons internationales nous sont ainsi fermées ; ii) la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) avance une proportion de 24% de personnes («10 millions») qui vivraient avec moins d’un dollar par jour(15), sans que soit précisée la source. En 1995, avec une situation économique et sociale des plus catastrophiques de la décennie 90 (retombées sociales du PAS et terrorisme à son paroxysme), cette proportion était estimée par la BM à «seulement» 6,4% (2,6% au Maroc en 2007 (16)): le caractère, disons… excessif de l’information ainsi portée par la LADDH est patent ; iii) Les pouvoirs publics, dans les rapports nationaux, considèrent pour leur part que la pauvreté extrême, définie à travers le seuil d’un $PPA par jour, est quasi éradiquée(17) (moins de 1% de personnes concerné) ! Le gap entre ces différentes mesures de la pauvreté est trop important pour ne pas dérouter et inquiéter. D’où la pertinence d’inscrire dans les objectifs du SNMG la lutte contre la pauvreté qui constitue un élément majeur de l’évaluation des politiques publiques. Cela pourrait inciter à faire des efforts supplémentaires pour la connaissance du phénomène et l’amélioration des programmes de sa prise en charge. Un seuil de pauvreté national officiel est aussi essentiel pour toute la politique sociale de l’Etat.

Besoins de base et montant du SNMG
Les recommandations de l’OIT ne précisent pas la nature des besoins à prendre en compte et le montant du salaire minimum, laissant les Etats décider selon leur contexte national. Deux considérations en découlent : i) les besoins à satisfaire devraient être appréciés par rapport au niveau de développement économique et social du pays et non dans l'absolu, et ii) le niveau du salaire minimum adéquat devrait autant que possible assurer un équilibre entre l’objectif de protection sociale (en n’étant pas trop bas afin d’éviter un «salaire de misère») et les exigences économiques (en n’étant pas trop élevé sous peine d’inciter les employeurs au recours à l’informel et/ou à contraindre l’emploi par la réduction des recrutements de demandeurs d’emploi les moins qualifiés et donc les plus vulnérables.
La cohérence du propos voudrait que le montant du salaire minimum soit lié à l’objectif de lutte contre la pauvreté ci-dessus proposé. Ce qui nécessite, de manière consensuelle, de définir le concept de pauvreté ainsi que les indicateurs de mesure à considérer. L’approche des besoins énergétiques (nombre de calories/personne/jour), souvent adoptée par les pays en développement (avec 2 100 calories pour les besoins nutritionnels, couplés avec une composante non alimentaire), et qui a déjà été usitée en Algérie dans les études sur la pauvreté de 1999 (Banque mondiale) et de 2004 (CGPP18), appliquée aux données de l’enquête sur la consommation des ménages de 2011 de l’ONS, peut encore être privilégiée(19). Concrètement, les étapes à parcourir pour la définition et l’adoption d’un seuil national de pauvreté pourraient être les suivantes :
1 - adopter officiellement l’approche ;
2 - charger l’ONS de calculer le seuil de pauvreté selon le protocole mis au point pour cette méthode (20) et d’établir le profil de pauvreté qui en découle (en particulier, il faudra faire ressortir les principaux déterminants de la pauvreté des salariés et autres travailleurs pauvres) ;
3 - organiser la restitution des calculs avec une participation avertie et élargie ;
4 - valider et officialiser les résultats. Les étapes 1 et 2 peuvent durer deux à trois semaines (données et ressources techniques disponibles à l’ONS). Quatre autres semaines pourraient être requises pour les deux autres étapes. Plus fondamentalement encore, il faudra nécessairement institutionnaliser un mécanisme d’observation et d’étude du phénomène (une structure légère d’une dizaine de cadres compétents dans le domaine (ils sont facilement trouvables), et quelques personnes de soutien serait suffisant). Dans l’attente d’une estimation précise, et pour se faire une idée, un ordre de grandeur du seuil de pauvreté pour 2014 pourrait être obtenu par actualisation au coût de la vie(21) du seuil de 2000 de l’étude du CGPP. En 2000, le seuil de pauvreté générale était estimé à 19751 DA/personne/an ; avec une variation d’inflation de 72% entre 2000 et 2014, il s’élèverait à près de 34 000 DA/an/personne ou à 2 837 par mois/par individu. Ce montant, multiplié par la taille des ménages de salariés (moyenne ou maximale) donnera le seuil au-dessous duquel les salaires ne devraient pas descendre. Dans ces conditions, le montant actuel du SNMG (18 000 DA en brut ou environ 16 000 DA en net (22) si l’on inclut les prestations familiales) permettrait à un ménage composé au plus de 5 personnes d’être au-dessus du seuil de pauvreté.
Compte tenu de la redéfinition du SNMG, dans le cas de l’effectivité de son application, la majorité des salaires devrait être supérieure à ce minimum (les primes et indemnités s’ajoutant), et tous les salariés appartenant à des ménages d’une taille inférieure à 6 personnes, disposant d’un revenu au moins égal au salaire minimum, seraient non pauvres, relativement au seuil de pauvreté ainsi grossièrement évalué.
Cet ordre de grandeur est aux antipodes des estimations du salaire minimum avancées, par exemple, par l’UGTA (36 000 DA/mois), le PT (50 000 DA), et le Snapap (55 000 DA). C’est dire tout l’intérêt de l’objectif d’associer formellement les concepts de salaire minimum et de seuil de pauvreté. Par ailleurs, le SNMG actuel pourrait aussi s’apprécier par rapport à la pratique internationale.
Le Rapport mondial sur les salaires 2008-2009 de l’OIT indiquait que, le plus souvent, les salaires minima étaient fixés entre 35 et 45% des salaires moyens. En 2013, selon Eurostat, pour l’UE, le niveau du salaire minimum se situait entre 30 et 50% des salaires bruts moyens dans l’industrie, la construction et les services.
Dans le cas national, le SNMG actuel équivalait, en 2013, à 44% du salaire moyen dans le secteur économique, avec cependant 31,4% pour le secteur public et près de 55% pour le privé(23), laissant supposer un niveau du salaire minimum élevé, relativement aux autres salaires, notamment ceux servis dans le privé
. On aurait là une des possibles explications de l’extension de l’informel. En effet, la grande majorité des entreprises privées est de très petite taille (selon le recensement économique de 2011, près de 98% d’entre elles ont moins de 9 salariés), donc disposant de faibles capacités d’absorption de chocs externes importants ; on peut normalement s’attendre à ce que les augmentations du salaire minimum décrites plus haut, décidées sans assurance de contrepartie productive pour ces entreprises, les mettent en difficulté. On peut également soupçonner que les résolutions de la tripartite sur ces augmentations n’engagent pas une majorité d’entre elles, n’étant pas affiliées aux organisations patronales qui y participent.
Cet ensemble d’indications rend nécessaire d’interroger avec plus de profondeur la relation SNMG-performances de l’entreprise privée, et ce, d’autant que l’on prête au secteur privé, sur la base des données de l’ONS, plus de 80% de la valeur ajoutée (hors hydrocarbures) créée et 60% de l’emploi global.

Revalorisation du SNMG
La démarche utilisée pour la revalorisation du SNMG telle qu’esquissée plus haut présente une triple limitation. D’abord, elle ne fait pas l’objet de réglementation. Ensuite, le niveau des ajustements est, jusqu’à présent, largement supérieur à l’inflation. Ces deux premiers éléments traduisent en fait l’idée d’une instrumentation du salaire minimum lors des rapports de force qui s’exercent sur le marché du travail. La troisième limitation concerne la fréquence de l’ajustement (2 à 3 ans) qui fait que, dans l’intervalle des augmentations, l’absence des nouvels ajustements peut être à l’origine d’un sentiment de perte de pouvoir d’achat (surtout lors de la survenance de poussées inflationnistes, certaines récurrentes). A titre d’illustration, la dernière augmentation du salaire minimum (de 15 000 à 18 000 DA, soit une hausse de 20%) date de janvier 2012. Sur la période 2011-2014, la variation de l’indice des prix à la consommation se situait à 15,8%, ce qui donne un gain moyen de pouvoir d’achat de 3,6%. En 2012, le gain était de 10,2%. Par contre, sur les deux années 2013 et 2014, n’ayant pas varié, le SNMG a été érodé de 06%, taux correspondant à l’inflation moyenne sur cette période. Souvent, c’est cette dernière situation d’érosion conjoncturelle qui est à la base de revendications salariales. A l’instar de beaucoup de pays, et ainsi que cela se pratique pour la revalorisation des pensions de retraite, il pourrait être donc judicieux d’opter, à travers une procédure formelle arrêtée en accord avec les partenaires sociaux, pour des ajustements annuels proches de l’inflation (tout en évitant une indexation systématique potentiellement inopérante dans les situations économiques très difficiles). Le niveau de ces ajustements devrait garantir le maintien ou l’amélioration maîtrisée du pouvoir d’achat des travailleurs au salaire minimum, sans faire subir de chocs difficilement supportables aux entreprises (et même au budget de l’Etat).
Une revalorisation raisonnable et bien anticipée peut donner de la visibilité aux entreprises et leur offrir la possibilité d’organiser les réactions les plus adaptées à leurs caractéristiques et à leur contexte (formation, amélioration de la productivité, partage du temps de travail, plus grande rationalisation des dépenses, diminution des marges,…).

Eléments de conclusion
Globalement, cette contribution tend à montrer que, malgré un long délai de maturation, la réforme du SNMG décidée semble avoir manqué de profondeur d’analyse dans sa préparation, en raison d’un contexte caractérisé par : i) une politique salariale peu cohérente et marquée par une segmentation assez poussée des salaires, ii) un système d’information statistique largement perfectible, iii) une conduite de l’opération pas toujours judicieuse (pertinence de l’opération insuffisante, notamment dans sa portée et dans son timing, faible communication sur les travaux menés), iv) la composante conventionnelle du droit du travail peu étendue et un encadrement syndical cristallisé autour de la fonction publique et des grandes entreprises du secteur économique public, v) un secteur privé excessivement morcelé et en proie à une large informalisation structurelle et impactée en toute probabilité par le niveau du salaire minimum. De même, outre la complexité naturelle attachée à une réforme de cette nature, les incertitudes pesant sur l’évolution de la situation économique et financière du pays ont introduit une nouvelle (prévisible ?) contrainte de taille. La mise en œuvre de la nouvelle définition du SNMG s’est alors trouvée bien contrainte, car c’est ainsi qu’il faut peut-être interpréter l’absence de calendrier précis d’entrée en vigueur effective des nouvelles dispositions (leur contenu opérationnel reste aussi inconnu).
L’impasse se dessine donc. Quoi faire alors ? Au risque de soulever l’ire et/ou l’incompréhension de beaucoup, rapporter l’application du décret exécutif définissant le contenu du SNMG pourrait être une (relative) bonne solution.
L’alternative serait, dans un cadre concerté, de décider une augmentation, raisonnable et généralisée mais modulée, des salaires de la fonction publique, tout en maintenant le SNMG initial (aussi bien dans sa définition que dans son niveau). Vraisemblablement, si l’on croit une fuite dans la presse(24), cette solution, a priori surréaliste au regard des engagements pris par les plus hautes autorités et qui ont suscité une forte attente, et du satisfecit apparent tiré de l’abrogation de l’article 87 bis par les partenaires sociaux, serait en partie dans les tablettes du gouvernement. Elle consisterait à recourir, à travers une modification du décret 08-70 du 26 février 2008, à l’attribution d’une indemnité forfaitaire pour lisser l’iniquité induite par la réforme du SNMG. C’est une réflexion qui mériterait d’être creusée.
Pour le secteur économique, il faudrait appuyer et laisser les mécanismes du droit conventionnel fonctionner, et rien n’interdit dans ce cadre des hausses de salaires négociées à chaque fois que le contexte le permet. Des seuils minimas spécifiques (aux entreprises, aux branches ou aux secteurs), évidemment nécessairement supérieurs au SNMG, pourraient aussi se mettre en place ; ils présenteraient l’avantage de découpler quelque peu les salaires du salaire minimum et redonneraient à l’entreprise la faculté de maîtrise des variables stratégiques que sont le niveau des salaires et la politique de rémunération.
De même, une action vigoureuse et soutenue visant une plus grande intégration du secteur informel au secteur structuré est un des défis majeurs pour les partenaires sociaux dans leur quête vers plus d’équité entre salariés.
B. B.
[email protected]

1) Elles sont relatives à l’expérience professionnelle ou toute indemnité rémunérant l’ancienneté, à l’organisation du travail (travail posté), au service permanent et aux heures supplémentaires, aux conditions d’isolement, au rendement, à l’intéressement ou à la participation aux résultats ayant un caractère individuel ou collectif. In article 2 du décret exécutif 15-59. Cette liste apparemment fermée est suffisamment étendue pour qu’on considère que nous sommes dans l’hypothèse SNMG= salaire de base, mais elle reste non exhaustive (à titre d’exemples, les primes de nuisance, de responsabilité et de scolarité, le salaire unique et les allocations familiales n’ont pas été considérées : oubli ou choix ? La clarification peut être utile).
2) La rémunération comprend le traitement (défini comme le salaire de base), les primes et indemnités. In article 4 du décret présidentiel n°07-304 29 septembre 2007 fixant la grille indiciaire des traitements et le régime de rémunération des fonctionnaires.
3) L’impact financier proviendrait du glissement des salaires de base et aussi de l’effet de l’indexation de primes et indemnités sur ce dernier. Différentes estimations avancées font état d’un impact financier élevé aussi bien dans l’administration que dans le secteur économique. A titre illustratif, le gouvernement, déjà en 2005, avec le SNMG se situant à 10 000 DA, évaluait la facture de la redéfinition du salaire minimum à 500 milliards DA (correspondant à un doublement de la masse salariale de l’administration). Des simulations auprès de Cosider et de Sonelgaz (cf http://www.pressealgerienne.org/larticle-87-bis-en-10-points/) donneraient des accroissements de la masse salariale de 38 et 23% respectivement. Excessifs et non justifiés économiquement. Il reste qu’en l’absence de données sur les salaires effectivement servis et les effectifs concernés, en particulier dans le secteur économique (public et privé), une grande incertitude entoure toute estimation faite. Il est bon de noter cependant que le gain escompté pour les catégories de travailleurs visées initialement par l’abrogation (ceux ayant un salaire de base inférieur au SNMG) sera d’autant moins important que leur salaire de base se rapprochera de 18 000 DA. Deux conséquences : nivellement par le bas entre les catégories visées (tout le monde à 18 000 DA, alors que tâches différenciées) et iniquité dans le gain (au détriment des plus qualifiés).
4) Cf site ONS.
5) Bilan UGTA 2000-2012. Opus cité. Le calcul de ces taux n’est pas explicité. Un doute subsiste cependant sur leur pertinence si on les compare à l’évolution de la masse salariale donnée par l’ONS sur la même période : près de 16% par an d’accroissement pour l’Administration, dont environ 4 points de pourcentage pourraient provenir de l’effet emploi, et 10% pour le secteur économique, dont 5 points de pourcentage de volume (source : Rétrospectives 1962-2011, ONS). Il reste que la couverture statistique des revenus salariaux est suffisamment approximative pour que cela incite à la prudence dans l’utilisation de tous ces chiffres.
6) Ce taux moyen est fortement influencé par l’inflation du début de période (1994-1995-1996) qui se situait à près de 30%, contre moins de 4% de moyenne annuelle pour les années suivantes. L’amélioration du pouvoir d’achat est nettement plus consistante au cours de cette deuxième période.
7) L’incidence est la mesure qui permet de savoir si le respect du SNMG a fait baisser ou non le nombre et la proportion de travailleurs faiblement rémunérés.
8) Le SNMG sert aussi à la détermination d’un certain nombre de prestations et de cotisations sociales (accès à l’aide au logement, minimum de pensions de retraite et de pensions de moudjahidine, maximum cotisation des non salariés, cotisations de catégories particulières…), de primes et indemnités (indemnité de l’assurance chômage,…). Cela lui confère un rôle de premier plan dans les politiques publiques.
9) Article 1 de la recommandation n°135.
10) On peut citer l’étude du Commissariat général à la planification et à la prospective «La pauvreté en 2000 en Algérie. Mesures et caractéristiques selon les données de l’enquête consommation des ménages de 2000». Septembre 2004. Elle a servi d’assise pour toutes les estimations officielles ultérieures faites sur le phénomène, mais n’a pas fait l’objet de validation par le gouvernement. Il semblerait que ce soit cette raison qui ait fait que la BM, bien qu’elle ait apporté son soutien technique à son élaboration, n’ait pas tenu compte des résultats obtenus. Le paradoxe est immense quand on sait l’observance totale des exigences méthodologiques et les résultats favorables obtenus en termes d’évolution de la pauvreté.
11) http://povertydata.worldbank.org/poverty/country/DZA
12) LSMS (Living Standards Measurement Study) : Enquête de mesure de niveau de vie
13) Voir une analyse critique de ce ratio par l’auteur : «Développement humain, pauvreté, chômage et croissance : un autre regard». In La tribune. Octobre 2002.
14) L’enquête consommation des ménages de 2011 réalisée par l’ONS a pourtant collecté ces données, mais elles n’ont pas été exploitées sur ces aspects jusqu’à présent.
15) Cette information a été relayée par plusieurs organes de presse qui ont cité un communiqué de la LADDH à l’occasion de la journée internationale de l’élimination de la pauvreté d’octobre 2014.
16) http://povertydata.worldbank.org/poverty/country/MAR
17) Deuxième Rapport national sur les OMD. Gouvernement algérien. Septembre 2010.
18) Opus cité.
19) L’obsolescence des données de cette enquête est déjà sérieusement entamée (4 années se sont déjà écoulées depuis sa réalisation). Ce qui semble paradoxal, c’est la non-réaction des pouvoirs publics qui auraient pu commander une étude sur la pauvreté à l’ONS, ou la confier à d’autres structures d’études et de recherche (l’exploitation de la base de données serait sans nul doute optimisée). Surtout que des résultats de l’enquête déjà publiés montrent, entre 2000 et 2011, un relèvement du niveau de vie général (justification : baisse de la part des dépenses alimentaires dans les dépenses totales) et une diminution certaine, au plan global du moins, de la pauvreté monétaire (justification : augmentation en volume de la consommation/tête (d’environ 3% par an) et baisse des inégalités mesurées par l’indice de Gini (il est passé de 32 à 31,5% (calcul de l’auteur) entre les deux dates)). Pendant que des données relatives au phénomène dorment, outre le grand besoin de meilleure connaissance de la situation économique et sociale de la population, l’image de l’Algérie en matière de pauvreté continue d’être bien malmenée avec l’effet récurrent du slogan «Pays riche, population pauvre», et dont on peut facilement démontrer l’inexactitude des arguments utilisés (le lecteur intéressé peut recevoir gracieusement un projet d’article élaboré par l’auteur traitant de cet aspect, mais qui n’a pu être publié car, paraît-il, «favorable au pouvoir». L’Algérie ne compte pas !!!). Alors, pauvreté : sujet tabou ou…?
20) Cf Annexe 1. Etude CGPP sur la pauvreté. Opus cité.
21) Mesuré ici par la variation de l’IPC entre les deux dates.
22) Le salaire net assure la cohérence avec la définition du seuil de pauvreté qui fait référence aux dépenses des ménages.
23) Selon l’ONS, le salaire mensuel moyen net dans le secteur économique s’établissait en 2013 à 36 104 DA, avec 50 954 DA pour le public et 29 240 DA pour le privé. La couverture des enquêtes sur les salaires de l’ONS n’est toutefois pas totale. En particulier, tous les salaires octroyés dans l’informel, dont la plupart pourrait se situer à l’extrémité inférieure de leur distribution, ne sont pas pris en compte, et le salaire moyen se trouve ainsi surestimé. Le ratio SNMG/salaire moyen serait de ce fait sous-estimé.
24) Déclarations de représentants du Snapap rapportées par le journal Liberté. Edition du 23 avril 2015.




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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2015/06/23/article.php?sid=180354&cid=41