Chronique du jour : A fonds perdus
La Turquie aux portes (fermées) de l’Europe
Par Ammar Belhimer
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Le
Parlement européen a adopté le 10 juin dernier le rapport d’avancement (Turkey
Progress Report). Préparé en octobre 2014, ce document constitue une
sorte d’examen à mi-parcours dans le long exercice (les négociations
d’adhésion entre l’Union européenne et la Turquie ont été lancées en
2005) auquel est soumis Ankara pour accéder aux standards européens et,
au-delà, espérer faire partie de l’Union européenne(*). Le bilan ne
semble pas réjouissant si on l’évalue à l’aune de la toute récente
invitation du gouvernement turc à s’engager «sans équivoque» pour le
respect des principes et des règles démocratiques.
Dans une lettre adressée le 12 juin dernier au Conseil européen –
réunion des chefs d’État ou de gouvernement des pays membres de l’UE, de
son président et de celui de la Commission européenne – l’organe
exécutif de l’Europe propose d’ouvrir le dix-septième chapitre intitulé
«Politiques économiques et monétaires».
Depuis 2005, un seul chapitre sur les 35 que comporte le dossier turc a
été clos, alors que 14 autres sont toujours ouverts.Les conclusions et
recommandations de la Commission contenues dans «le rapport
d’élargissement» rappellent que la Turquie est «un pays candidat et un
partenaire stratégique pour l'Union européenne» et que son économie
dynamique fournit «une précieuse contribution à la prospérité du
continent européen».
Trait d’union entre l’Europe et l’Asie, la Turquie dispose d’une
position géopolitique stratégique qui en fait un partenaire de taille
dans les domaines de l’immigration et de la sécurité énergétique. Dans
ce dernier domaine particulier, l’objectif attendu est de «faciliter
l'interconnexion et l'intégration des marchés de l'énergie».
Dialogue et coopération sont également intenses sur les questions de
politique étrangère, pour poursuivre la participation de la Turquie aux
missions et opérations de maintien de la paix dans les zones d’influence
européenne, comme l'Eufor en Centre Afrique, l’Eubam en Libye ou encore
la coalition contre l’Etat islamique (Daesh). Il se profile ainsi une
sorte de prédilection : faire de la Turquie «l’armée de réserve» de
l’Union. Mais, auparavant, la Turquie doit montrer patte blanche et
donner des assurances dans le domaine des «combattants étrangers» et par
l'adoption d'une nouvelle législation antiterroriste.
Les atouts dont dispose la Turquie méritent, aux yeux de la Commission,
des «négociations d'adhésion actives et crédibles» dont l’objet est
naturellement de la mettre à niveau sur le plan politique. La
conditionnalité (elle est exprimée en termes de «critères de
références») est particulièrement marquée pour les chapitres 23 (pouvoir
judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (justice, liberté et sécurité),
domaines ô combien sensibles, couvrant une dimension essentielle pour
l’Union : les droits de l’Homme. Des allégations de corruption datant de
décembre 2013 avaient donné lieu à «de sérieuses inquiétudes quant à
l'indépendance de la magistrature et la séparation des pouvoirs»,
rappelle le document. Sur ce point précis, la Commission ne cache pas
son inquiétude : «Les réaffectations généralisées et le licenciement des
agents de police, des juges et des procureurs, en dépit de l’assurance
du gouvernement qu’ils n’étaient pas liés à la lutte anti-corruption,
ont eu un impact sur le fonctionnement efficace des institutions
concernées, et soulèvent des questionnements quant à la façon dont les
procédures ont été utilisées.»
C’est en matière de libertés que le plus dur reste donc à faire.
«Les tentatives visant à interdire les médias sociaux, plus tard
annulées par la Cour constitutionnelle, et les pressions sur la presse
conduisant à une autocensure généralisée, reflètent une approche
restrictive de la liberté d'expression», déplore la Commission.
Il est, par ailleurs, soutenu que «l'approche adoptée dans le domaine de
la liberté de réunion reste restrictive».
C’est pourquoi, il est attendu que l'ouverture de négociations sur les
chapitres sensibles des libertés (23 et 24) aboutisse à l’élaboration
d’une «feuille de route complète pour les réformes dans ce domaine
essentiel».
L'adoption en mars d'un plan d'action sur la prévention des violations
de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) a été une étape
importante visant à aligner le cadre juridique et la pratique de la
Turquie avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l'Homme (CEDH).
Au-delà des libertés, les négociations portent sur les chapitres 5
(marchés publics), 8 (concurrence) et 19 (emploi et politique sociale)
où un long chemin reste encore à faire.
Par ailleurs, Ankara est invitée à tempérer ses ardeurs ou étroitesses
nationalistes sur la question chypriote : «Il est maintenant urgent pour
la Turquie de remplir son obligation de mettre pleinement en œuvre le
protocole additionnel et faire des progrès vers la normalisation des
relations avec la République de Chypre.»
La reprise des pourparlers de paix, même «à part entière», avec Chypre
ne suffit plus. Il est attendu qu’ils soient suivis de «déclarations
constructives et actions concrètes».
La question kurde est également au menu des négociations. Il est rappelé
qu’en juin 2014, le Parlement turc a adopté une loi pour «apporter une
base juridique plus solide au processus de règlement» de la question
kurde. La loi a été adoptée avec un large soutien des partis politiques
et englobe des mesures visant à éliminer le terrorisme, renforcer
l'inclusion sociale, réintégrer ceux qui quittent le Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK) et déposent les armes, et préparer
l'opinion publique pour le retour des ex-combattants. La loi qui
conforte les bases de règlement de la question kurde est jugée de nature
à «apporter une contribution positive à la stabilité et à la protection
des droits de l'Homme en Turquie».
Toujours en matière de réformes politiques, il est attendu que
«l'ensemble du processus de prise de décision, à la fois national et
local, devrait impliquer une consultation plus structurée et
systématique de la société civile». Pour ce faire, il est jugé
«essentiel de réformer l'environnement juridique existant pour la rendre
plus propice au développement des organisations de la société civile en
général».
Pratiquement le même rapport émane de la Commission envers la Turquie à
la même date. Les critiques récurrentes qui lui sont destinées
alimentent le doute sur une réelle perspective d’une Europe élargie à la
Turquie.
La CIA écrit à ce propos : «La question de l’adhésion de la Turquie à
l’UE sera un test de l’ouverture vers l’extérieur de l’Europe d’ici
2015. Le doute croissant concernant les chances d’Ankara ralentira
probablement l’adoption par les Turcs de réformes en matière politique
et de droits de l’Homme. Un rejet catégorique pourrait avoir des
conséquences plus grandes qui renforceraient dans le monde musulman – y
compris parmi les minorités musulmanes l’Europe – l’idée d’une
incompatibilité entre l’Occident et l’Islam»(**).
A. B.
(*) European Commission, Turkey Progress Report, October 2014, 81 pages.
(**) Comment sera le monde en 2025, Editions Robert Laffont, Paris 2009,
page 150.
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