Chronique du jour : Tendances
Lounès, le bien-nommé
Youcef Merahi
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Il
a chanté quatre grands chanteurs : Slimane Azem, Cheïkh el Hasnaoui, Aït
Menguellet et Idir. Ses aînés, en quelque sorte. A chacun, il a emprunté
la voix pour dire sa sensibilité. A tous, il a dit son amour, son
admiration et son respect. Azem qu’il appelle affectueusement Ammi
Slimane, dont la prémonition se vérifie de jour en jour. Cheïkh el
Hasnaoui qui a chanté «la terre noire» des at Douala. Aït Menguellet
dont les chansons d’amour ont ensorcelé filles et garçons. Idir qui
ressuscite pour nous les contes de grand-mère. Il s’est ainsi lancé dans
la chanson kabyle, en s’appuyant sur de solides références. Il s’agit de
Lounès Matoub, le bien-nommé !
Il y a quelques années de cela, cela me paraît d’hier seulement, comme
le temps passe vite et provoque en nous des remords de nostalgie.
D’impuissance rentrée. De colère refoulée. Hier seulement, Lounès
éditait régulièrement, coup sur coup, deux albums, balayant tout sur son
passage comme une tempête salvatrice. Il n’épargnait personne, à
commencer par sa propre personne. Il était entier. Foncièrement franc.
Honnête et courageux jusqu’à l’audace des poèmes taillés au burin du
rebelle. Il traçait le miroir, invitant les uns et les autres à s’y
mirer et à y voir nos tares. Mais aussi notre mythologie. C’est ça
Lounès, le bien-nommé. Bien-nommé, car il était l’accompagnateur fidèle
qui ne déviait jamais de sa trajectoire : celle de la vérité, aussi
amère soit-elle. Deux albums, coup sur coup ! Même du temps où blessé à
mort par la tyrannie, Lounès n’a pas tu sa poésie qui tape sur les
points sensibles. Même du temps où blessé à mort, Lounès n’a pensé qu’à
réitérer sa passion pour les montagnes qui l’ont vu naître. Comment
peut-il en être autrement lui qui criait : «Les montagnes sont ma vie» ?
Ce vers traduit vers le français ne reproduit pas totalement sa charge
affective : alors, lisez-le en kabyle dans le texte, il vous dira
l’amour fidèle que Lounès vouait à SES montagnes.
Cet amour était réciproque : les montagnes kabyles le lui rendaient bien
et ne cessent pas, par-delà la mort, de le lui porter. Qu’on se rappelle
des émeutes qui ont suivi son assassinat ! Quel est «ce fils de sa mère»
qui a eu droit et mérité des émeutes populaires, si ce n’est Lounès
Matoub ? C’est donc lui, ce «gueulard irréductible» (Tahar Djaout) qui a
fait de sa vie un combat, «mon nom est combat», disait-il. Combat pour
ses amours, ce fou de Djamila. Combat pour ses amitiés, «Llah, Llah, a
Ssi Rouibah !». Mais combat sacré pour la berbérité. La démocratie. La
République. Je ne pense pas qu’il ait, un jour, dissocié ses trois
dimensions indispensables pour l’Algérie, car il a compris que la nature
de l’Etat déterminait tout. Il a compris que l’Etat tel qu’il est monté
ne pouvait tolérer l’amazighité, sinon sur un strapontin. On le voit
encore de nos jours. «Le temps est venu de construire autrement ce
pays», disait-il dans une de ses chansons.
Je me rappelle d’une chercheuse, venue spécialement du Canada, aux frais
de son université qui voulait comprendre le phénomène Matoub Lounès et
la symbiose qui existe entre lui et son peuple. En effet, fils du
peuple, Lounès n’a jamais renié cette filiation. Bien au contraire, il
l’a portée haut dans sa poésie. «Mmiss n tmurt» avait pour lui une
résonance particulière. Et c’est peu de le dire, comme ça, dans le cadre
réduit d’une chronique. En s’appuyant sur les témoignages des proches du
Rebelle, en allant d’un village à un autre, en discutant avec les
universitaires, la chercheuse canadienne a saisi toute la subtilité de
cette relation quasi mystique dont était entouré Lounès. Ceci pour la
simple raison que ce chanteur a mis sa vie, son combat donc, dans ses
textes. Sans oripeaux. Sans faux semblants. Sans ostentation.
Totalement. Entièrement. Avec exigence. Tout partait de lui, jusqu’à la
déchirure. Jusqu’à l’écartèlement. Comme un écorché vif, il ressentait
plus que quiconque les aléas de la vie, la sienne d’abord, puis celle de
sa société. De son pays, notamment la décennie noire. Ses poèmes,
véritables pièces historiques, ont reproduit dans le pur style de la
poésie de combat la grande blessure de l’Algérie. Après l’assassinat de
Tahar Djaout, un autre rhapsode, Lounès a commis un poème d’une grande
teneur poétique sur Kenza, la fille du poète assassiné : «Kenza, ma
fille, ne perds pas patience face à la grande peine.» Pour Boudiaf, cet
espoir flingué publiquement et en plein jour, Lounès a conclu un poème
au souffle épique pour dire tout simplement : «Maintenant, reposez-vous,
Monsieur Boudiaf.»
C’est un lieu commun que de dire qu’il manque à l’Algérie. Aux tourments
de ce pays. Aux dangers qui le guettent. Avec sa franchise habituelle et
son courage légendaire, Lounès aura eu à cœur de dénoncer les uns et les
autres, ceux qui fourbissent le rêve lâche de faire de ce pays une
propriété privée. Il a été le défenseur éclairé des grandes causes liées
au combat démocratique. Et tamazight a perdu, en lui, un défenseur
inexpugnable. Du reste, après sa mort, la chanson kabyle, hormis
quelques voix encore écoutables, a pris des airs de fast-food alarmants.
Lounès aurait mis de l’ordre dans maints dossiers, comme on dit. Bien
sûr, les universitaires fouilleront son œuvre, en sortiront la
quintessence et établiront l’échelle thématique pour que Lounès fasse
corps, totalement, avec sa légende. Donc avec son peuple ! «Staêfu tura
Mass Matoub !»
Y. M.
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