Contribution : Analyse
La poudrière du M’Zab
Par Badr’Eddine Mili
Les historiens idéologues de la conquête française s’étaient empressés,
dès 1830, de justifier «la colonisabilité» de l’Algérie en usant de
l’argutie selon laquelle le pays était une «terra nullus», une terre de
transit n’appartenant à personne, empruntée, des siècles durant, par des
peuples et des peuplades allant des Phéniciens aux Ottomans en passant
par les Carthaginois, les Byzantins, les Vandales et les Arabes.
Ce n’est qu’accessoirement qu’ils avaient relevé la présence sur le
territoire de tribus nomades qui occupaient leur temps à se faire la
guerre, en se disputant, dans des razzias meurtrières, les parcours qui
jalonnaient la transhumance de leurs maigres troupeaux.
Si le combat de la Nation algérienne n’avait pas fait justice, en son
temps, de cette grossière falsification de l’Histoire, malheureusement,
reprise à leur compte par certains intellectuels algériens, anciens et
nouveaux, les responsables des tragiques événements provoqués, la
semaine dernière, dans la vallée du M’Zab, auraient, volontairement,
fourni à ces faussaires de quoi alimenter et corroborer, a posteriori,
leurs thèses mensongères.
A la réserve près qu’on ne voit pas, en dehors de vieux déterminants qui
seront analysés, ci-dessous, ce qui aurait, quant au fond, opposé les
acteurs de ces affrontements gratuits.
On ne ferait pas l’insulte aux Algériens de cette région de dire qu’ils
s’étaient entretués, en ce mois sacré du Ramadhan, pour quelques lots de
terrain, logements, commerces ou emplois, les facettes «modernes» de la
rente qui assure, de nos jours, aux citoyens de ce pays, visibilité et
positionnement influent au sein d’une société qui continue, au grand dam
de ses élites, de rouler à deux vitesses, en rangs dispersés.
Il ne viendrait pas, non plus, à l’idée de quiconque de douter du
patriotisme de nos compatriotes de cette wilaya qui avait enfanté cheïkh
El-Bayoud et Moufdi Zakaria et de les accuser d’avoir été manipulés par
des puissances étrangères, en contrepartie d’une poignée de dollars ou
de vagues promesses de sécession miroitées par des troublions marginaux
connus pour leurs attaches avec les ONG occidentales d’obédience
sioniste.
Si ce n’est ni l’un ni l’autre, alors c’est quoi ? A quoi répond cette
accumulation de rancunes et d’acrimonies qui pourrait, à terme, si
l’Etat laissait faire, se transformer en haine religieuse, selon les
scénarios-catastrophe qui jetèrent l’Ulster, la Bosnie et le Kosovo dans
la guerre civile, à la fin du 20e siècle ?
Il faut aller chercher dans les vieilles couches sédimentaires de
l’Histoire du Maghreb et aussi dans celles, plus contemporaines de
l’Algérie moderne, pour trouver des déterminants sérieux et peu sujets à
controverse qui expliqueraient ces éruptions de fièvre qui n’auraient
pas resurgi de la nuit des temps si les autorités en charge de la
gestion des affaires publiques avaient eu, lorsqu’il en était encore
temps, la connaissance et la prescience suffisantes pour en neutraliser
l’étincelle déclenchante.
Aucun analyste rigoureux ne se voilerait la face, par démagogie, en
ignorant les causes ethniques et religieuses qui ont joué et qui jouent,
encore, dans les concurrences latentes et, maintenant, ouvertes opposant
les Chaâmbas et les Mozabites, les malékites et les ibadites, causes
ethniques et religieuses auxquelles s’ajoutent de nouvelles sources de
frictions, celles-là, toutes récentes, liées à la répartition des effets
du développement, fût-il artificiel.
Dans sa dimension spirituelle et communautaire, le M’Zab est le produit
d’une Histoire de persécutions, certes lointaine mais porteuse de
réminiscences non encore totalement soldées.
La majorité des habitants de cette partie du pays sont les descendants
des rescapés du royaume rostémide fondé en 776, à Tihert, l’ancienne
Tiaret par Abderrahmane Ibn Rostom, un imam brillant et juste. Ses
successeurs furent pourchassés par le fatimide Obeïdallah, en raison de
leur profession de foi ibadite, pourtant reconnue par l’Islam en tant
que rite, en principe, égal aux autres et censé être exercé librement et
à part entière.
Ne pouvant plus demeurer à Tihert, ils se réfugièrent à Sédrata d’où ils
furent, à nouveau, délogés et contraints, sous la menace d’une
extermination, de s’exiler au Sahara créant, sur le territoire de la
Pentapole, un système de gouvernement fondé sur l’autorité des sages
érudits, un puritanisme religieux des plus orthodoxes et l’autarcie de
l’économie.
Ils s’assurèrent, dans ces conditions et malgré une nature très hostile,
une survie sécurisée qui leur permit de construire une société
pacifique, non prosélytique, relativement égalitaire, active et
inventive.
Pareille bulle qui exclut, par définition, mariages exogames, mixité et
intégration des étrangers dans la communauté n’avait de chance de se
reproduire, ad vitam aeternam, que si elle évoluait entourée par un
espace vide et inscrite dans l’intemporalité.
Or, avec un voisinage subsaharien plus proche et une colonisation
conquérante, les choses durent en aller autrement.
Nombreux furent les natifs du M’Zab qui émigrèrent, à cette époque, dans
les grandes villes algériennes où ils prospérèrent dans le commerce
sans, pour autant, se mêler aux autochtones, cultivant un particularisme
affiché puisqu’ils ne fréquentaient que leurs propres écoles et ne
priaient que dans des lieux de culte spécifiques.
A l’indépendance et alors que les différentes souches du peuple algérien
brisèrent le carcan de l’isolement colonial et s’affranchirent, en
partie, des anciens modes de pensée et d’organisation sociale battus en
brèche par l’Etat révolutionnaire de Novembre, le M’Zab contrairement à
la Kabylie et aux Aurès n’eut pas l’heur de s’extraire de la gangue de
ses pesanteurs ataviques.
Par la force et la logique de ses choix centralisateurs, l’Etat national
n’incluant dans ses projets de gouvernement ni fédéralisme ni
déconcentration, au sens large, avait, tôt, fait d’encourager,
directement ou indirectement, par le canal de l’économie et de
l’administration, le développement des flux humains du Nord vers le Sud,
dans le cadre d’une unité nationale soucieuse d’un unanimisme
idéologique symbolisé par la pensée et le parti uniques.
Ce processus qui fut mis en mouvement sous le mandat du Président
Boumediène suscita maintes réserves et réticences et ne déboucha pas,
comme escompté, sur un brassage intercommunautaire qui aurait contribué
à ouvrir la société mozabite aux autres d’autant que de vieux
contentieux dormants l’opposaient à la tribu des Chaâmbas de rite
malékite et d’origine arabe et non zénète, comme prétendu par certains
«anthropologues».
Les nouveaux migrants du Nord importèrent, dans leur sillage, un mode de
vie sociologiquement aux antipodes du puritanisme ambiant et en porte à
faux avec les coutumes d’une société très jalouse d’un cloisonnement
supposé imperméable à la drogue, à la prostitution et aux maux sociaux
en général.
Ce risque de perte d’autonomie fut reçu, par elle, comme une menace de
phagocytage attentatoire à son architecture organisationnelle et,
par-dessus tout, comme une tentative de remise en cause de son pouvoir
économique bousculé par l’entrée en lice de forces centrifuges
soupçonnées de vouloir s’emparer des ressources nouvelles en voie
d’exploration et d’exploitation.
Nous sommes, donc, en présence d’une démultiplication d’enjeux qui sont
en train, progressivement, de transformer le M’Zab, sinon en poudrière
pouvant, d’un moment à l’autre, mettre le feu au pays, du moins, un
abcès fixateur de contradictions actives, superposées, les plus récentes
réveillant et exacerbant les plus anciennes.
Dans les années 1970, l’Etat national, solidement implanté dans
l’ensemble de ses territoires où il exerçait une autorité sans partage,
résolvait ce type de contradictions, de façon impérative, et même,
parfois, brutale, par l’intervention directe de ses représentants locaux
opérant au sein du triumvirat administration-armée-parti.
Depuis l’insurrection du FIS et l’effondrement de l’Etat, au cours des
années noires, les dirigeants en charge de la gestion du pays, pour la
plupart francophones et peu formés à l’exégèse des textes religieux,
avaient fait appel aux zaouïas ressuscitées pour faire pièce à
l’intégrisme.
Et c’est ainsi que la direction de l’Etat, complexée et incompétente,
délégua ses pouvoirs d’intercession civile à des intermédiaires désignés
à l’effet de régler, en ses lieu et place, les conflits idéologiques et
par extension, d’ailleurs, à d’autres litiges et contentieux allant des
manifestations de chômeurs aux attaques ciblant les sièges de ses
démembrements.
Le recul de l’Etat moderne commença par là. Toutes les concessions
ultérieures qui menèrent le pays à la situation, mi-figue, mi-raisin,
qui est, aujourd’hui, la sienne, y ont puisé leur source.
Si l’Etat avait conservé son emprise directe sur son objet, des
événements tels que ceux survenus à Guerara et à Bounoura n’auraient,
jamais, été concevables.
Imaginons que pour venir à bout de crises analogues en Corse ou en
Bretagne, le gouvernement français se trouverait dans l’obligation de
passer outre les institutions et les mécanismes prévus, à cet effet, par
la République, et recourrait aux services de l’archevêché de la région
ou à ceux des associations des cornemusiers du coin.
En vérité, ce genre de conflit aurait émargé à l’ordre du virtuel si un
gouvernement démocratique représentatif de toutes les composantes de la
société fonctionnait selon les normes du droit en vigueur dans le monde
moderne.
Sous un tel régime, les conduites sociales et politiques résulteraient
d’un dialogue responsable et civil dont la raison d’être serait de
dégager les compromis dont le vivre-ensemble a besoin.
Un Etat démocratique, prolongement de l’Etat national, aurait œuvré à
produire les équilibres nécessaires à la viabilisation d’une société en
butte à ce genre de différends. Dans le cas qui nous occupe, il aurait
dissuadé toute velléité d’intégrisme religieux et ethnique et protégé
non pas le particularisme auto-mutilant mais la spécifité culturelle
enrichissante, le tout accompagné d’une politique économique inclusive
et anti-monopolistique à la conception et à l’exécution de laquelle
auraient été associées toutes les parties prenantes, sauf celles qui
n’auraient pas renoncé à leurs visées occultes et à leurs prétentions
idéologiques hégémoniques.
Ceci étant dit, rien n’interdit aux fils du M’Zab d’investir, plus
massivement, dans toutes les régions du pays et de se fondre dans les
populations d’accueil, se qui atténuerait leur rigorisme ainsi que
certains d’entre eux l’ont fait et continuent de le faire, avec une
certaine réussite et une grande ouverture d’esprit, en Europe et en
Amérique.
De toutes les façons, le jour viendra où tous les Algériens devront
rénover leur conception de la vie en société, en accord avec les
synthèses impactées par le progrès.
Cela concernera autant les Chaâmbas que les Mozabites et, au-delà,
l’ensemble du kaléidoscope algérien qui sera appelé, à une échéance plus
rapprochée qu’on n’y imagine, à puiser la force de son identité autant
dans les valeurs de ses terroirs que dans celles, hiérarchiquement
supérieures, de la Nation.
La responsabilité de cette évolution qui frappe à nos portes, avec
insistance, incombe, au premier lieu, aux élites, à la condition,
toutefois qu’elles s’émancipent du rôle qu’elles se sont attribué de
donneuses de leçons paternalistes, prisonnières, pour certaines d’entre
elles d’une culture de reader-digest, version internet, recyclant de
vieilles références que tout le monde connaît ainsi que des
idées-gadgets qui, sitôt formulées, éclatent au moindre coup de vent.
Le progrès comme le bonheur sont des idées relativement récentes, ni
linéaires ni données une bonne fois pour toutes.
Les sociétés avancées en connaissent un bout, en particulier, ces
derniers temps, où malgré de fortes poussées scientifiques et
technologiques, l’heure est à la stagnation et à l’inquiétude face à de
nouvelles peurs nourries par le chômage, la précarité, le terrorisme, le
recul des valeurs démocratiques et aussi par les prochaines guerres de
l’eau, du climat, de la démographie qui développent un potentiel de
nuisance susceptible de rendre caduc, plutôt qu’on ne le pense,
l’eldorado promis à une humanité avide de rêves et de fantasmes.
En Algérie, visons ce qui est à notre portée. Sortons notre peuple, tout
au moins, une partie d’entre ses maillons les plus faibles, des ornières
de l’ignorance, de l’affabulation et de la fatalité d’une «possible
perspective de recolonisation» agitée par certains.
Si nous atteignons cet objectif, nous remporterions une victoire
décisive sur l’intégrisme, l’enfermement, le désespoir, la neurasthénie
politique et sociale, en un mot, sur le refus de la vie.
Alors, au travail : commençons par crever l’abcès du M’Zab avant qu’il
ne prenne la forme d’une poudrière contagieuse !
B.-E. M.
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