Chronique du jour : Tendances
CHAÎNE DES LIVRES (15)
Youcef Merahi
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Auteur
de Parésie, du temps où les «poètes rêvaient de châteaux…» en Algérie,
Hamid Tibouchi – agitateur patenté des signes – a mis en recueil une
quarantaine de ses œuvres plastiques (aquarelles, lavis d’encre de
Chine, techniques mixtes sur toile ou papier, papiers collés)
accompagnées de ses «notes d’atelier», sous le titre très suggestif,
l’Infini palimpseste, aux éditions la Lettre volée, 2010. Conçue sous
forme de beau livre, cette «galerie d’art» nous donne à voir le talent
de peintre de Hamid Tibouchi, lui, le poète du quotidien, ainsi que sa
faconde de penseur. Oui, je peux me permettre d’utiliser ce
qualificatif, car ses notes provoquent de la réflexion et incitent le
lecteur à mettre au diapason la pensée et le tableau qui lui fait face.
La question est la suivante : Hamid Tibouchi a-t-il d’abord peint, puis
pensé tout haut ? Ou le contraire ? Certaines «portées» ou «notes
d’atelier» sont tellement évidentes, simples, qu’il faut les mâchouiller
pour les mettre à dessein (à dessin ?). Voilà quelques exemples :
«J’écris des toiles et je peins des livres.» «Après avoir beaucoup lu,
je m’applique à «délire.» Ayant pas mal écrit, je passe mon temps à «désécrire»,
page 40. «Matisse, métis. Paul Klee, pôle clef», page 34. Ou encore :
«Il me reste encore la poésie comme respiration, et la dérision comme
arme pour désamorcer l’innommable.» Malgré les années et les
désillusions, les partages et les adieux aux amis, Hamid Tibouchi est
resté le même, un poète des pas perdus, un peu comme un hippie, un poète
de la gouaille et de la dérision, un peu comme Prévert, mais, surtout,
un poète fidèle à sa vocation de traqueur de vertiges de ceux qui
déjeunent, à longueur de journée, de certitudes précaires.
En ayant entre les mains l’ouvrage de Joe Okitawonya Malandy, sous le
titre provocateur de L’évangile selon Joe, ou Histoire romancée de ma
vie, aux éditions Lazhari Labter, 2014, je me suis gratté le crâne.
Qu’est-ce que c’est encore ça, me suis-je dit ? Plus tard aussi, je me
suis encore gratté le crâne, mais après avoir lu le récit pathétique de
Joe Okitawonya Malandy, congolais de naissance, mais algérien parce que
l’Algérie «a fait de (lui) un homme», page 87. Pathétique. Nostalgique.
Sincère. Edifiant. Incroyable. A faire lire par les écoliers du monde
entier. Voilà ce que j’ai pensé au fil de ma lecture de ce récit, encore
une fois qui arrache les tripes. C’est du moins mon sentiment. Je suis
resté, malgré mes innombrables lectures, au sentiment à fleur de peau.
Et là, j’y suis ! En termes de sentiment, j’ai été servi à satiété par
ce beau’z’ariste que tout le monde appelle l’artiste. Il est question,
dans ce récit, de son Congo natal, de la pauvreté de sa famille, de
l’ébriété quotidienne d’un père au chômage, le départ du pays vers le
nord de l’Afrique, les études, les rêves, les espoirs, les amitiés
fidèles (surtout avec Amine L.), les amours transies, la réussite… Mais
après le départ d’Alger où, selon Joe, la rue Didouche-Mourad est la
plus belle avenue du monde. Je cite l’auteur, bien sûr. Le récit finit
gravement : «… Et à 10 heures 30, j’avais pris l’avion vers…», p. 101.
Un récit qui finit par des points de suspension, je n’en ai jamais vu de
ma vie. Ces points appellent quoi pour Joe ? Y a-t-il un retour possible
? Personnellement, je reste sur ma faim : ce récit appelle une suite
pour être complet. Mais au fait, que devient Joe Okitawonya Malandy ?
J’aimerais bien le savoir.
Biologiste de formation, Anissa Mohammedi a choisi la voie étriquée de
la poésie pour mener sa vie, presque comme dans un soupir, titre de son
premier essai poétique, édité en Algérie en 1996. Depuis l’année de ses
premiers pas dans la respiration syncopée de la poésie, Anissa Mohammedi
a fait un bon bout de chemin, tout de même. Elle a délibérément choisi
de vivre en France, peut-être parce que l’inspiration y est plus libre
et la démarche plus aisée. Un bon bout de chemin puisqu’elle participe
aux lectures de poésie un peu partout dans le monde. Dans les deux
recueils que j’ai entre les mains, Au nom de ma parole et De terre et de
chair, j’y ai trouvé une voix brisée par la douleur, le rêve gâché, mais
aussi de l’espérance plus rebelle que le destin de cette femme qui porte
le fardeau (c’en est un pour moi !) comme Sisyphe portait son rocher. Un
peu comme une malédiction : «Glissement/Entre glissement dans le même
texte/Qui à force de parenthèses/Devient un semblant de gribouillis/Avec
un semblant de début/Sans jamais un semblant de fin.», p.24. Néanmoins,
Anissa Mohammedi accepte «l’overdose des mots» ; elle n’a que cette
opportunité périlleuse ; elle en connaît les risques ; elle en accepte
les conséquences. Elle se veut poète, dans le sens de la démesure, pour
– sûrement – s’accomplir, mériter les aubes de chaque jour, aller dans
le sens du beau et du vrai et, surtout, interférer dans le langage
commun pour en faire un mirage : «Toutes ces quêtes, ces errances, ces
palpitations, ont du mal à retenir la sève des bourgeons, des sources,
des veines, du sang, du recommencement ? Naissance, renaissance, où est
le début, où est la fin ? Peu importe, la parole est là…», p. 9
(Michelle Jacquet-Montreui). C’est ainsi qu’Anissa Mohammedi accepte
d’être la mémoire future de ceux qui veulent, mais ne peuvent retenir le
mot pour dire que «la vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut la vie»
(André Malraux) : «A bout de nerfs/A bout de souffles/La conscience s’en
prend au néant/Rien ne semble plus fragile/Que cet horizon trouble/Voici
mes mots/Qui surfent sur les méandres/Ils se heurtent à
l’érosion/Plongent dans le silence/Pour se dépouiller/Puis remontent à
ma langue/Pour vomir le vertige», p.20. Dommage que les différents
recueils d’Anissa Mohammedi, poète bilingue tamazight-français, ne
soient pas disponibles en Algérie où est censé se trouver son public
naturel. On est encore dans la dimension de l’exotisme, même dans la
parole. Je me rappelle de mon professeur de philosophie, dans les années
70, tentant de nous convaincre – nous, ses potaches – de lire n’importe
quoi, journal, roman, poésie, polar, bandes dessinées…
Tout, quoi ! Juste pour ne pas perdre le nord, disait-il par conviction
philosophique. C’est vrai que nous nous sommes mis à lire, à lire, à
lire, jusqu’à la névrose, pour reprendre la formule de Djamel Amrani, ce
poète de toutes les déambulations. Pardon Djamel, je sais que tu n’as
jamais déambulé, sauf dans ton crâne perclus de poésie. Depuis, je
n’arrête pas de questionner l’écrit (l’écriture ?) pour me retrouver
sauf de toute crasse. C'est tout le mal que je souhaite aux lecteurs de
tout bord !
Y. M.
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