Culture : 12e ÉDITION DU FESTIVAL RACONT’ARTS
Une émotion appelée Iguersafen
Réalisé par Sarah Haidar
«Soyez les bienvenus chez nous», c’est la traditionnelle et
néanmoins toujours réconfortante formule avec laquelle on vous
accueillera dans les villages de Kabylie. A l’entrée d’Iguersafen dans la confédération des
Ath Yedjer, le gérant du café nous explique brièvement la particularité
de ce hameau perché à 900 mètres d’altitude et rappelle non sans fierté
qu’il a obtenu cette année le prix du village le plus propre.
Quelques mètres plus loin, une grande tente est installée sur le
bas-côté où un jeune homme nous demande si nous étions participants ou
simples visiteurs et nous prie de lui remettre nos cartes d’identité
avant de nous distribuer des badges. Le festival Racont’arts a douze ans
et c’est à Iguersafen (qui signifie entre deux rivières) que Hassen
Metref, Denis Martinez et leur jeune équipe ont décidé d’installer cet
événement unique en son genre. Née à Ath Yenni en 2003, la manifestation
indépendante exclusivement dédiée à la Kabylie se balade de village en
village avec le soutien des associations locales et l’implication
indispensable des habitants qui hébergent les invités et assurent la
logistique. Après Agoussim à Illoulen Oumalou, c’est Iguersafen qui
accueille l’édition 2015 dont le slogan «L’esprit de tajmaât réinventé »
est fort à propos puisque ce village est non seulement lauréat du prix
de la propreté mais aussi connu pour son système d’autogestion et de
démocratie directe. La structure de tajmaât est, comme on le sait, une
réplique de l’agora grecque où les affaires de la cité sont gérées par
les villageois eux-mêmes sans qu’il y ait de chef. Si cette forme de
gestion reste très présente en Kabylie jusqu’à nos jours, elle est
encore plus performante à Iguersafen, un village entièrement détruit en
1957, puis reconstruit et repeuplé à partir de 1969. Aujourd’hui avec
ses 4 500 habitants, il est une carte postale vivante tant la beauté des
paysages environnants rivalise avec l’aménagement rigoureux de l’espace
public : près d’une dizaine de fontaines d’eau de source, trois cafés,
une aire de jeux, des routes balisées, des artères propres, un système
de tri sélectif et de recyclage, de grands parkings et des placettes
donnant sur une vue imprenable de l’Akfadou. Tout ici a été financé par
les villageois et la seule présence de l’Etat se résume au bitume des
routes. Iguersafen est donc l’exemple type d’une autonomie effective et
d’une réinvention de l’esprit de tajmaât…
Les murs s’animent
Si la rigueur et la sacralité de l’ordre font la singularité du
village, elles auraient pu néanmoins contraster avec la démarche de
Racont’arts considéré par beaucoup comme un événement «hippie» ! Le
problème s’est légèrement posé en effet lorsque le comité de village a
constaté le rush imprévu dû notamment à la médiatisation inédite de
cette 12e édition. Le compromis fut cependant vite trouvé et
l’hyper-organisation a pu cohabiter avec l’esprit foncièrement
libertaire du festival ! Plus d’une dizaine d’ateliers, une scène
musicale installée dans la cour de l’école primaire, un programme
cinéma, des performances en arts de la rue, des plasticiens s’emparant
des murs, des musiciens improvisant aux quatre coins du village, des
conférences et ventes-dédicaces… Comme à chaque édition, Racont’arts
touche à toutes les disciplines et fait découvrir une multitude de
talents. Dans la place principale du village, c’est Denis Martinez, un
des pionniers de l’école Aouchem et co-fondateur du festival, qui donne
symboliquement le coup de starter en mettant le premier point à sa
fresque murale. Ensuite, les artistespeintres se disperseront dans les
artères du village avec la perspective d’y laisser, au bout d’une
semaine, une débauche de couleurs. Le résultat est plus que satisfaisant
puisqu’on croisera tous les 200 mètres des graffitis, des poèmes, du
figuratif, de l’abstrait et des calligraphies. Habitué du festival
depuis 2013, Yasser Ameur a gratifié l’une des fontaines du village
d’une magnifique fresque où il a détourné le fameux «Radeau de la
Méduse» en y mettant ses incontournables personnages jaunes. Plus loin,
Karim Ghost’n peint un magnifique colibri aux mille couleurs alors que
son «voisin de mur» fait naître des créatures fantastiques à partir de
caractères et signes berbères… En remontant le village, l’une des
fontaines publiques a également reçu les coups de pinceau des artistes
qui ont alterné graffitis poétiques à la gloire d’Iguersafen et
peintures murales aux différents styles…
La Kabylie, reine des cœurs
Cette année, les têtes d’affiche n’ont pas manqué. Du côté des
conférences, c’est indéniablement la venue de Saïd Sadi qui a créé
l’événement et sa communication sur l’héritage du Printemps berbère
d’avril 1980 a drainé plus de 400 villageois. Ce qui ressort de ses
paroles marque sans doute un tournant dans son cheminement intellectuel
puisque l’ancien leader du RCD insistera à plusieurs reprises sur les
structures de proximité et l’importance de préserver les villages
kabyles à travers notamment la consolidation et la modernisation des
acquis démocratiques hérités des ancêtres (tajmaât). Sur ce sujet, le
conférencier n’hésitera pas à recommander fortement l’abandon de
certaines pratiques rétrogrades et appellera clairement à l’introduction
des femmes dans tajmaât, ce qui n’a pas manqué de soulever un tonnerre
de youyous ! Il faut dire que même sur le plan politique, Iguersafen est
un village particulier : arborant avec déférence son tribut donné à la
guerre de Libération (99 martyrs), il regorge de drapeaux algériens dont
un enveloppe la petite statue du djoundi de l’ALN installée dans l’une
des placettes du village. Mais y flotte également le drapeau amazigh et
on sent chez beaucoup de jeunes cette revendication identitaire
berbériste reconnaissable à des kilomètres à la ronde ! L’amour de la
Kabylie se décline ici sous toutes les formes : dans les cafés et les
rues, on croise des portraits de Matoub, de Slimane Azem et d’un des
martyrs du Printemps noir de 2001, issu du village. Mais il apparaît
surtout dans sa représentation la plus noble : le respect de
l’environnement, la convivialité, la très discrète présence religieuse
dans l’espace public et la préservation du cachet architectural.
L’esprit de fête, typique des villages kabyles, sera donc naturellement
au rendez-vous : chaque soir, on admire la procession des femmes vêtues
de robes hautes en couleur et munies de l’indispensable tabouret, se
dirigeant vers l’école primaire où se tiennent les galas. Les sœurs
Ammour donnant la réplique aux vieilles du village et à leurs précieux
achewiq (chants traditionnels), Myriam Hammani et son lyrisme à fleur de
peau, le groupe de musique diwane venu de Ouargla avec ses rythmes
enflammés, Akli D. et son art unique de la scène, Debza et leurs textes
révolutionnaires, Cheikh Sidi Bémol et son «Gourbi rock»… Tous des
artistes venus se produire gratuitement et repartis sans doute avec le
sentiment d’avoir vécu une expérience singulière et une leçon de vie
inoubliable. Si Iguersafen a pu décevoir quelquesuns en raison de son
«obsession» organisationnelle et du culte voué à l’ordre, il aura laissé
chez la plupart le souvenir indélébile d’un hameau où liberté
individuelle et vie communautaire ne sont pas forcément contradictoires,
où on peut follement s’amuser tout en respectant avec conviction les
codes de la vie villageoise, où on apprend à chercher une benne pour
jeter son mégot de cigarette, où on peut s’asseoir à la terrasse d’un
café ouvert en écoutant le prêche du vendredi, et où on ne manquera pas
d’être ému devant la générosité des habitants, leur savoir-vivre et leur
hospitalité loin d’être feinte. Racont’arts, ce fut évidemment comme à
l’accoutumée une découverte de talents, mais c’est surtout un village
exceptionnel qu’il nous a permis de rencontrer cette année.
S. H.
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