Contribution : La «derdja» à l’école : l’heure du débat a-t-elle sonné ?
Par
Abdou Elimam (*)
La «derdja» serait à peine sur le point de pointer le bout du nez
dans l’enceinte de l’Ecole nationale que déjà tous les tartuffes du
patriotisme semblent crier au scandale. C’est dans ce contexte que bien
des amis m’envoient des messages pour me témoigner de leur enthousiasme
: le combat que je mène depuis une vingtaine d’années serait en voie
d’être entendu !
Sachons rester sereins et apprécions l’événement à sa juste valeur. En
gros, on nous dit que plus d’un demi-siècle après notre indépendance
nationale, notre langue maternelle majoritaire pourrait être utilisée
comme langue d’explication et d’échange dans les premières classes du
primaire ! Où est l’exploit ? Quelle révolution nous annonce-t-on ?
Quels bouleversements vont se produire? Chez qui ? Au détriment de qui,
de quoi ? Une chose est certaine, c’est que le débat sur la place des
langues maternelles dans le système éducatif national est absolument
nécessaire et il faudra bien qu’il ait lieu. Si non pas aujourd’hui,
forcément demain, avec les générations montantes. Aucune nation n’en a
fait l’économie et l’Algérie n’en sera certainement pas exempte. Les
grandes découvertes contemporaines sur le fonctionnement du cerveau
humain et de la cognition en général (les neurosciences cognitives)
permettent avec force assurance de dire que le savoir s’élabore sur la
base des expériences de socialisation du petit de l’homme. C’est de la
sorte que nous activons notre potentiel cognitif et que nous
catégorisons non seulement le monde extérieur, mais le monde intérieur
aussi, les objets, les événements, les processus, les sensations, les
capacités d’extrapolation et de projection, les capacités à prédire, à
deviner les comportements de l’autre, à devancer les réactions de
l’autre, etc. Toutes ces capacités que TOUS nos enfants développent très
tôt (et tous les parents peuvent témoigner de ces traits de génie de
leur progéniture) sont celles-là mêmes qui se développent en même temps
que s’installe la langue maternelle. Voilà pourquoi, avant même
d’arriver à l’école, nos enfants sont capables de vous raconter des
histoires extraordinaires mettant en œuvre des capacités remarquables de
mises en scène, de descriptions de personnages, de distinctions de lieux
et de périodes. Un des moyens de jauger ces capacités, c’est la
sensibilité de nos enfants à l’humour et aux jeux de mots (j’entends
d’ici l’écho de leurs éclats de rire !). En fait l’humain hérite, à la
naissance, d’une prédisposition biologique et génétique au langage et
cette dernière s’actualise dans le processus même de la socialisation du
petit de l’homme. Apprendre une langue autre implique, en toute
conséquence, qu’on prenne appui sur cet «acquis de naissance » pour
construire une élaboration à la fois cognitive et linguistique nouvelle.
L’apprentissage de la langue seconde est donc la résultante d’un
processus qui — bon gré, mal gré — repose sur un terrain préalablement
défriché par la langue maternelle : voici ce qui, de nos jours, fait
consensus chez les linguistes et neuroscientifiques contemporains. Ce
constat, universellement admis, est conforté par le fonctionnement du
cerveau humain qui n’abrite pas les deux langues dans la même zone
corticale. Cela devrait rassurer ceux qui auraient des craintes pour le
maintien dans notre mémoire de la langue du Coran. Car c’est grâce aux
prédispositions que la langue maternelle a mises en place qu’il est
possible d’apprendre la langue de l’école… pas en tentant de faire
oublier la langue maternelle ! La compétence linguistique du petit
Algérien est donc directement liée à ce potentiel cognitif (les savoirs,
les savoir-faire, les savoir-être) développé au cours des six premières
années de la vie. Malheureusement, l’école commence par réduire à néant
ce potentiel cognitif et linguistique avant de tenter de construire de
nouveaux paradigmes ! Or, mis face à la langue de la scolarisation,
l’élève se trouve confronté à une gageure : oublier sa langue maternelle
et la cognition qui lui est liée pour s’engager dans deux compétences
complexes. La première, c’est la découverte d’une langue autre… dont la
pédagogie repose sur le postulat qu’elle devrait occuper la place de la
langue maternelle. Entrent alors en conflit des représentations
antagoniques que l’enfant devra résoudre… à l’algérienne. En fait, il va
rapidement découvrir le «trabendo linguistique» à savoir l’existence de
deux marchés linguistiques en compétition. L’un est «officiel», c’est
celui de l’institution scolaire ; l’autre est quasi «clandestin », c’est
celui des rencontres, des échanges vifs, de la chanson, mais également
celui de la petite enfance, des parents, de la famille élargie, du
sentiment national et patriotique. La seconde, c’est l’accès à des
savoirs nouveaux. Or accéder à ces savoirs implique que les mécanismes
cognitifs d’actualisation (catégorisations, analogies, extrapolations,
etc.) liés à la langue maternelle soient sollicités et vitalisés.
Malheureusement, c’est à une censure de ce potentiel que doit faire face
l’élève. Il contourne cette censure comme il le peut… en convoquant — en
silence et dans le secret — son potentiel de locuteur natif pour tenter
de «deviner» le sens de ce qu’on lui présente. Les enfants qui trouvent
un réel appui à la maison, finissent par «rationnaliser» ces
apprentissages ; les autres (en majorité absolue) s’accrochent à la
seule solution accessible : apprendre par cœur les cours pour les
restituer tels quels. Et l’institution n’en attend pas moins ! On voit
bien dans ces configurations que le recours au «suivi scolaire» vendu
chèrement par les enseignants est à la fois inutile et scandaleux.
Inutile car il suffit d’actionner ses capacités mémorielles pour s’en
sortir (exit la réflexion et la rationalisation) ; scandaleux parce
qu’il s’apparente à un chantage bien immoral. De fait, l’exclusion de la
langue maternelle de l’école pose un problème immense à la société :
celui de la relève. Quelle relève prépare-t-on dans ces conditions ?
D’ores et déjà, tout le monde se plaint de la qualité de la médecine, de
l’absence de compétences dans les métiers les plus basiques, etc. Or
ceci, chers amis, est déjà le résultat de la politique linguistique
appliquée à l’école depuis quelques décennies. On peut bien sûr
continuer sur cette voie. Au bout du compte on obtiendra une société à
la libyenne… dans le meilleur des cas. Voilà pourquoi le débat sur la
place de la langue maternelle (qu’elle soit berbère ou maghribie) à
l’école est hyper-stratégique. Alors confrontons les arguments sans
polémique car il y va de l’intérêt des générations à venir, de l’Algérie
de demain. Ce que l’un des plus illustres didacticiens des langues
(Stephen Krashen) suggère, ce sont des stratégies qui s’appuient sur la
compréhension de ce qu’on présente à l’apprenant. Ceci a pour impact de
faciliter l’implication dans des situations effectives de communication
et d’atténuer les blocages affectifs. Ces principes, validés par des
recherches menées dans les quatre coins du monde, se ramènent à un
principe simple : l’accès à la connaissance est facilité si on prend
appui sur ce que l’apprenant connaît ou reconnaît ou est capable de
déduire. Et seule la langue maternelle est capable de lui offrir tout
cela à la fois ! La Banque mondiale avait lancé un programme de
recherche en 1996 et ses résultats avaient été présentés et débattus en
janvier 2002 en son siège à Washington, autour du thème : «Langues
autochtones et langues d’enseignement dans la perspective de l’éducation
pour tous.» Les travaux qui avaient duré cinq années convergent vers
ceci : les meilleurs résultats scolaires (réussite dans les
apprentissages, diminution des abandons et poursuite de la
scolarisation) proviennent d’enfants ayant suivi les trois ou quatre
premières années d’études dans leur langue maternelle. Les experts
convoqués provenaient des six continents – autant dire que leur
représentativité a été universelle. Alors il serait temps d’arrêter de
jouer aux experts spontanés et de se poser les questions en termes
pratiques et surtout à partir du bilan. Du bilan de cette politique
aveugle par rapport aux bases incontournables de l’accès au savoir : la
langue maternelle de l’enfant. Que ceux qui ont des résultats et des
bilans objectifs et vérifiables puissent nous prouver le contraire.
Sinon, avançons. Et sachons nos larmes garder de voir la derdja faire sa
première rentrée scolaire… 53 ans après l’indépendance nationale !
A. E.
* Professeur des universités en sciences et du langage. Chercheur en
neurosciences
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