Chronique du jour : HALTES ESTIVALES
Lettre à un indépendantiste
Par Maâmar Farah
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Un
ami lecteur a attiré mon attention sur un fait que je trouve
personnellement anodin. Ayant bien suivi la manifestation «Raconte-
Arts» qui vient de se tenir sur les hauteurs de Bouzguène, en Kabylie,
il a relevé tous mes faits et gestes. Ainsi, il me reproche d'avoir été
«exploité» et «pas assez vigilant » à propos de la question du MAK qui
revendique maintenant ouvertement l'indépendance de la Kabylie. Pour
preuve, il m'envoie un article d'une agence de presse, accompagné d'une
photo, qui, selon lui, montre que ce «village est indépendantiste !»
J'ai vu le document : on y voit le président du MAK entouré de quelques
éléments et, au-dessus de leurs têtes, un drapeau représentant le
symbole de l'amazighité. D'abord, et pour la photo, je tiens à signaler
que, au-dessus de cet emblème, il y avait un grand drapeau algérien car,
et jusqu'à preuve du contraire — et cela a été réaffirmé avec force par
les organisateurs et les habitants —, Iguersafène est certes un village
qui défend son identité berbère, mais c'est d'abord et avant tout, un
village algérien. Donc, ce n'est pas mon problème si ceux qui ont
exploité cette photo ont jugé utile, pour leur cause, de supprimer la
partie supérieure où l'on pouvait voir l'emblème national. Ensuite, je
n'ai à aucun moment, que ce soit en public ou en privé, cautionné l'idée
d'un engagement quelconque pour une indépendance que je juge
injustifiée, incohérente et irréalisable. Par contre, j'ai longuement
parlé de la régionalisation et de ses bienfaits, en relevant que
l'Algérie a lamentablement suivi l'exemple jacobin français alors que le
monde pullule d'exemple d'Etats forts et respectables s'appuyant sur une
large décentralisation qui donne aux régions les moyens démocratiques de
mettre en valeur leurs potentialités et d'assurer sécurité et prospérité
à leurs habitants. Ce qui me gêne dans l'idée de l'indépendance, c'est
qu'elle ne repose sur aucune réalité tangible. Les éléments qui
composent une nation et la définissent sont totalement absents. Un
peuple ? Lequel ? Où commence-t-il et où s'arrête-til ? En débarquant
pour la première fois à Alger, en 1969, j'avais relevé que l'immense
majorité des habitants de notre capitale était d'origine kabyle. Je veux
donc savoir si les défenseurs de l'indépendance vont inclure cette forte
population dans le territoire de leur futur «Etat». Ceci nous amène à ce
fameux territoire : où commence-t-il et où s'arrête-t-il ? D'Alger à
Sétif ? De Boumerdès à Souk-El-Tenine ? Des confins de Sour-El-Ghozlane
à Ziama ? Il n'y a aucun schéma crédible car l'idée même de nation est
bâtie sur des chimères. Il n'y a jamais eu de nation kabyle et le
«peuple» kabyle est réparti sur toute l'étendue du territoire national.
La nation où ils vivent — où tous les Algériens vivent — est un legs
précieux de leurs ancêtres. Cette nation algérienne n'est pas née du
rêve d'un poète ou des élucubrations d'un homme politique en quête de
pouvoir. Ses contours ont été tracés par le sang, depuis les époques
lointaines des résistants contre les envahisseurs romains, vandales,
byzantins, arabes, espagnols, turques jusqu'à la lutte contre l'occupant
français. C'est dernièrement que j'ai appris que Takfarinas était de
chez moi (je n'aime pas ce «chez moi», car «chez moi», c'est toute
l'Algérie mais je l'utilise sciemment) ; donc j'apprenais que cet héros
du combat contre le colonisateur romain était de l'actuelle wilaya de
Souk-Ahras. Par un autre hasard, j'appris qu'il est mort à Pomaria,
c'est-à-dire l'actuelle Tlemcen, en combattant les mêmes envahisseurs.
Sur sa route, il avait livré beaucoup de batailles dont l'une à Sour-El-Ghozlane.
Ce grand homme, dont on dit qu'il inventa les techniques de la guérilla,
avait mené ses hommes de la frontière tunisienne aux confins algéro-marocains,
alors que l'Algérie n'existait pas encore. Mais je crois pouvoir dire
que cette nation existait déjà par le sang versé par ces martyrs tout au
long d'un parcours qui deviendra, plusieurs siècles plus tard, celui de
l'Algérie moderne. Ce sang n'était pas le sang des hommes de l'Est, ni
celui versé par les hommes du Centre ou de l'Ouest... C'est à ce
moment-là, au moment où il s'est mélangé, dans le même combat et pour
les mêmes aspirations, qu'il a donné naissance à cette grande nation que
d'aucuns, parmi nos ennemis, renient. C'est cela l'idée de l'Algérie :
une idée née autour des valeurs de luttes pour l'indépendance et de
combats pour la dignité. Nos héros de la période antique et ceux des
premiers siècles de l'ère chrétienne ne sont pas des historiens ou des
hommes de culture : ceux-là sont venus après, pour célébrer les
victoires, pleurer sur les défaites, écrire l'histoire mouvementée d'un
peuple rebelle dont la destinée est de ne jamais renoncer au combat
libérateur. Je respecte les gens du MAK et j'ai eu à rappeler à leurs
détracteurs qu'ils sont pacifiques, ce qui est déjà beaucoup par les
temps qui courent. Mais, le plus fraternellement du monde, je leur
demande de réfléchir à ces questions. Je ne détiens pas la vérité et
peut-être que je me trompe. Peut-être qu'ils ont raison. Mais je m'en
voudrais toute ma vie si je ne dis pas les choses qui me tiennent à cœur
et qui naissent spontanément, sans références théoriques, se nourrissant
quotidiennement des rencontres avec mes nombreux amis kabyles qui ne
sont pas indépendantistes. Ce qui me gêne dans ce projet, et comme je
viens de le souligner, c'est la géographie et l'histoire. Parlons des
héros connus et célébrés dans le discours berbériste : que faire de
Massinissa, Jughurta, Juba, Kahina, Takfarinas ; que faire de tous ces
«pères» de la nation berbère si, demain, un territoire indépendant,
porte-drapeau de la bérbérité n'incluait pas Constantine, la grande
Cirta, capitale des Numides ? Que dirais-je aux fantômes de Madaure et
de Thagaste, à saint Augustin et à Apulée ; aurais-je le courage de leur
crier : «Vos enfants, là-bas, ne veulent plus de vous. Ils ont mis une
barrière entre vous et eux»? Que dire à notre histoire commune, à ses
grands moments de gloire et à ses sombres périodes, quand nous ne serons
plus ensemble pour apprendre, lutter, espérer, comme nous l'avons fait
durant des siècles ? Et, pour l'histoire plus récente, celle qui a fini
par préciser les contours de la nation algérienne moderne, en exigeant
plus de sang, plus de martyrs, plus de pleurs et de larmes, que dire à
Abane et à Amirouche ? Et que faire de ces centaines de martyrs kabyles
tombés au champ d'honneur dans la bataille de Souk-Ahras et enterrés au
cimetière de Oued Chouk ? Je demande à tous les amis de passage, et qui
sont nombreux ces jours-ci, pour cause de vacances en Tunisie, de
s'arrêter à ce cimetière planté dans un décor montagneux de rêve. Ici
reposent les djounoud envoyés par Amirouche pour approvisionner le
maquis en armes. Encerclés par une armada, rarement réunie durant la
guerre d'indépendance, ils résistèrent héroïquement, épaulés par des
maquisards de Souk-Ahras. Jusqu'à la dernière goutte de sang, un sang
encore mélangé, comme à Sour-El-Ghozlane, comme à Tlemcen ! Que dire à
mes amis kabyles d'Annaba et d'El-Bayadh, de Tam et de Djelfa, de
Tébessa et de Tlemcen, qui n'ont jamais ressenti la moindre inquiétude
dans leur vie et dont les parents et, parfois, les arrière-
grands-parents, ont quitté leur Kabylie natale, pour vivre ailleurs,
dans leur pays, parmi les leurs ? Faudra-t-il leur délivrer un passeport
pour qu'ils aillent, en pèlerinage, dans le bled d'origine de leurs
ancêtres ? Et moi, quel air aurais-je quand l'envie d'aller faire un
tour à Thaïs, pour une bouffée d'oxygène made in Mokhtar ou que l'appel
du Djurdjura montera dans mes entrailles ? Me faire délivrer un
passeport ? Et pourquoi pas un visa ? Si vous faites ça, je vous jure,
sur mon honneur, que je serais le premier «harrag» à descendre sur ces
rivages bien aimés... J'ai ouvert mes yeux dans un village où Nana
Aldjia a été ma seconde maman. Les Kabyles, les Soufis, les Mozabites,
les Ferdjiouas, les Djijeliens, les Ouled Darradj, les Ouled Naïls, les
berbérophones et les arabophones ont vécu en parfaite harmonie, ici, sur
les terres numides. Que dire demain à nos pères ? Que dire à l'histoire
lointaine et proche ? Et que répondre aux questions cruciales de
l'avenir ?
M. F.
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