Chronique du jour : A fonds perdus
La face cachée de l'iPad
Par Ammar Belhimer
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Dans
le nouveau régime d'accumulation, il n’y a pas que le capital et le
commerce des produits finis qui sont transnationaux ; la production
elle-même s’est mondialisée par le biais de chaînes de valeur qui
optimisent le coût de production, les infrastructures et les lois
fiscales. L'accumulation de capital a lieu à l'échelle mondiale dans la
mesure où il n’existe pas d'obstacles juridiques ou politiques au
libre-échange et à l'investissement.
Les pays du Sud sont devenus «l'atelier du monde» des «économies de
production» alors que le Nord conserve ses «économies de consommation».
Le principal moteur de ce processus est le faible niveau des salaires
dans le Sud. En tant que telle, la structure de l'économie mondiale
contemporaine a été profondément façonnée par l'allocation du travail à
des secteurs industriels en fonction des taux différentiels
d'exploitation à l'échelle internationale(*).
La différence dans les niveaux de salaires n’est pas de un à deux, mais
de un à dix ou quinze. A telle enseigne qu’en 2010, sur un effectif
ouvrier de trois milliards dans le monde, environ 942 millions ont été
classés par l'Organisation internationale du travail (OIT) comme des
«travailleurs pauvres» (presque un travailleur sur trois vit avec moins
de 2 dollars par jour).
Selon l'économiste de la Banque mondiale Branko Milanović, en 1870,
l'inégalité globale entre les citoyens du monde était considérablement
inférieure à ce qu'elle est aujourd'hui.
Le faible niveau des salaires dans le Sud assure un taux global de
profit plus élevé ; il affecte aussi le prix des marchandises produites.
En économie dominante, la formation des prix du marché pour un
ordinateur personnel par le biais de la chaîne de production pourrait
être décrite comme une «courbe du sourire» (smiling curve) s’agissant de
la «valeur». Cette courbe témoigne d’un «revenu supplémentaire mesuré en
prix conventionnel plus élevé» pour la rémunération des activités de
recherche et développement, de conception et de gestion financière
localisées dans le Nord. La courbe affiche grise mine lorsqu’il lui faut
illustrer la main-d'œuvre à bas salaires dans le Sud pour la production
du produit physique. La valeur ajoutée/prix se redressent à nouveau avec
la rétribution généreuse de l’usage des marques, le marketing et les
ventes localisées dans le Nord, en dépit de salaires parmi les plus bas
dans ces pays pour les travailleurs des commerces de détail.
La valeur est une propriété physique que le travail ajoute aux biens
comme une sorte de molécule incorporée et stockée dans le produit. Sa
transformation (de la valeur) en prix de marché est le résultat de
relations sociales entre le travail et le capital et entre les
différents flux de capitaux. C’est cette transformation de la valeur en
prix du marché qui garantit que le processus d'accumulation continue sur
une échelle élargie. Ce circuit élargi du capital implique la
transformation de la valeur et de la plus-value en profit, et le
transfert de la valeur du Sud vers le Nord conséquemment aux faibles
prix payés pour les marchandises produites.
Sur la base de recherches antérieures portant sur les chaînes de
production d'Apple, il est procédé à l’analyse de la taille et du
transfert de la valeur au sein du système à travers le mécanisme des
prix.
Apple développe, conçoit, brevette et vend des ordinateurs et du
matériel de communication alors qu'il externalise le process physique de
fabrication des produits qu'elle écoule. Tous les iPads sont assemblés
en Chine.
Société basée aux États-Unis, Apple a vendu entre la mi-2010 et mi-2011
un peu plus de 100 millions d'iPads.
Apple a intégré 748 fournisseurs de matériaux et composants dans sa
chaîne de production, 82% d'entre eux sont basés en Asie et 351 en
Chine.
A chaque maillon de la chaîne de production, il y a des entrées de
matériaux auxquels sont ajoutés les salaires, la gestion, les frais
généraux et les bénéfices. Le prix monétisé total de ces facteurs, dans
tous les maillons de la chaîne, est égal au prix de vente. Ceci est la
«valeur lumineuse» dans une chaîne.
Le prix du marché d'un iPad en 2010-2011 était de 499 dollars, avec un
prix d'usine de 275 dollars.
33 dollars ont été dépensés pour la rétribution des salaires de
production dans le Sud, 150 dollars pour couvrir la conception, le
marketing et les salaires administratifs, ainsi que les coûts de
recherche et développement et d'exploitation durable, principalement
dans l'hémisphère Nord.
L'économie-monde capitaliste prend la forme d'un iceberg. La partie
visible – la «valeur lumineuse» – est prise en charge par une immense
structure sous-jacente qui est hors de vue. Contrairement à l'iceberg,
l'économie-monde est un système dynamique basée sur les flux de valeur à
partir du dessous vers le haut – du Sud au Nord. Ces flux se présentent
sous deux formes : les flux visibles monétaires de la «valeur
lumineuse», formelle, et les flux cachés de «valeur noire», informelle,
générée par la valeur non dépensée du travail au rabais et de la
reproduction de la main-d'œuvre du secteur non informel, ainsi que des
externalités écologiques impayés. Le terme «valeur sombre» est inspiré
par la reconnaissance par les physiciens que la matière ordinaire et
l'énergie représentent seulement 5% de l'univers connu, le «matière
noire» et «l’énergie noire» forment le reste. Au final, c’est le travail
non rémunéré qui assure l'expansion du système. Ce flux de «valeur
noire» tire à la baisse les coûts de reproduction du travail en
périphérie. La dégradation écologique, la pollution et l'épuisement des
ressources s’ajoutent au tableau des externalités à travers lequel les
fournisseurs d'Apple extraient de la valeur.
C’est alors naturellement que «dans le Sud de la planète résident ces
classes qui recèlent à la fois l'intérêt objectif et la capacité de
résister au néolibéralisme mondial», dans une situation «semblable à la
vague de mouvements de libération nationale qui ont éclaté à travers le
Tiers-Monde au cours de la période 1945-1975». Aussi, du fait de la
position centrale du nouveau prolétariat dans le Sud, sa force dans
l'économie mondiale est beaucoup plus grande qu'elle ne l'était sous la
vague de libération nationale qui a traversé l’Histoire. Les auteurs de
l’article refusent de se laisser piéger par l’angélisme révolutionnaire
et soutiennent que «l’affirmation politique de cette force n’est pas du
tout acquise. Les conditions subjectives ne sont pas encore réunies pour
cela, aussi bien dans le Sud que dans le Nord».
«Dans les années 1970, des millions d’hommes ont lutté et sont morts
pour le socialisme. Aujourd'hui, ceux qui luttent pour le socialisme
sont relativement peu nombreux. Le socialisme n’est plus une “marque”.
Le clivage Nord/Sud se traduit par une division de la classe ouvrière
mondiale, de sorte qu'une partie de celle-ci jouit d’avantages
économiques et politiques énormes qui ont contribué à assurer son
allégeance au statu quo impérialiste.»
A. B.
(*) Torkil Lauesen and Zak Cope, Imperialism and the Transformation
of Values into Prices, Monthly Review, 2015, Volume 67, Issue 3 (July).
http://monthlyreview.org/2015/07/01/imperialism-and-the-transformation-of-values-into-prices/
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