Chronique du jour : CE MONDE QUI BOUGE
Maroc, le vrai-faux chantage de deux journalistes français
Par Hassane Zerrouky
Voilà
une affaire qui tombe à point nommé pour le régime marocain et qui fait
couler beaucoup d’encre. Résumons. Deux journalistes d’investigation,
Eric Laurent et Catherine Graciet, co-auteurs du Roi prédateur (ed.Grasset.
2012), ont été placés en examen par la justice française pour extorsion
de fonds et chantage contre le roi Mohamed VI. Ils sont soupçonnés
d'avoir négocié l'abandon d'un projet de livre compromettant sur le roi
du Maroc Mohammed VI en échange d’une somme de deux millions d'euros.
Les deux auteurs ont été appréhendés à Paris par la police à la sortie
d’un rendez-vous (le troisième) avec l’avocat du roi Mohamed VI, maître
Hicham Naciri, à qui Eric Laurent aurait proposé la non-publication du
livre contre trois millions d’euros ! Il y eut en tout trois rendez-vous
avec l’avocat Hicham Naciri à Paris, et c’est à l’issue de la troisième
rencontre au Royal Manceau, à laquelle participait Catherine Graciet,
que les deux journalistes ont été appréhendés le 27 août et mis en garde
à vue par la police française.
Selon maître Eric Dupont-Moretti, un des avocats de Rabat, dont la
version (la seule) est passée en boucle sur les radios et télés durant
près de 72 heures (entre vendredi et dimanche dernier), le marchandage
entre Eric Laurent et son interlocuteur avait été écouté et enregistré
le 11 août (une semaine avant leur arrestation) par l’avocat marocain et
remis aux policiers français. Le duo a donc été interpellé en situation
de flagrant délit à la sortie de ce troisième et dernier rendez-vous. Ce
n’est qu’après la fin de leur garde à vue, qui aura duré près de 24
heures dans les locaux de la Brigade de répression de la délinquance
contre la personne (BRDP) et leur présentation devant un juge
d’instruction, que les deux journalistes ont pu donner leur version des
faits.
Selon Le Journal du Dimanche, et c’est là où l’affaire se corse,
l'avocat marocain se serait chargé lui-même des enregistrements en lieu
et place des policiers français. Un acte qualifié par Me Eric Moutet,
l'avocat de Catherine Graciet, de «contournement de procédure». Pour Me
William Bourdon, Eric Laurent et Catherine Graciet sont tombés dans un
«traquenard», une «opération politique» de Rabat contre deux
journalistes «dont l'enquête est de nature à révéler de lourds secrets».
Le fait est qu’il y a bien eu un deal entre le duo Eric
Laurent-Catherine Graciet et l’avocat Hicham Naciri, qu’ils accusent
d’avoir trituré les faits. Eric Laurent affirme dans Le Monde du 30 août
: «On le voit très bien dans les procès-verbaux tirés des
enregistrements : il n’y a aucune demande de ma part. Il y a encore
moins de menace de chantage. Nulle part. A un moment donné, il (l’avocat
du Palais ndlr) me dit : “On pourrait peut-être envisager une
rémunération, une transaction, en contrepartie d’un retrait écrit”.
C’est lui qui m’amène à cette idée. A aucun moment il n’y a dans ces
enregistrements une volonté de ma part de faire chanter le roi du Maroc
à travers un de ses avocats». De son côté, Catherine Graciet, qui
reconnaît avoir eu «un accès de faiblesse», assure : «Dans cette
histoire, c'est le Palais qui propose, le Palais qui corrompt (…) Quand
j'ai signé le protocole où nous renonçons à écrire sur la monarchie, je
me dis aussi que j'ai la preuve que c'est un corrupteur, puisqu'il l'a
signé lui aussi».
Cette affaire de vrai-faux chantage pose au moins deux problèmes. Le
premier est que les deux journalistes, qui travaillent en free-lance,
n’ont même pas fait montre d’un minimum de déontologie : en acceptant le
deal et une avance de 40 000 euros accordée par Rabat, ils ont commis
une faute qui jette l’opprobre et le discrédit sur le métier de
journaliste. Le second, c’est que le régime marocain, qui n’est pas tout
à fait blanc, a exploité outrageusement la «tentation» des deux
journalistes, pour crier au scandale et se refaire une virginité à bon
compte, aidé dans son entreprise par des médias français peu regardants
: pas ou peu d’écrits sur la corruption(1) et encore moins concernant la
répression contre les démocrates et progressistes : combien savent que
Wafaa Charaf, 21 ans, a été condamnée en octobre 2014 à deux ans de
prison pour avoir dénoncé la situation des ouvrières d’une filiale d’une
multinationale étrangère ?
H. Z.
(1) Selon le magazine américain Forbes, avec une fortune évaluée à 2,5
milliards de dollars, le roi du Maroc est plus riche que l’émir du
Qatar.
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