Contribution : Politique, armée et justice
Par Zineddine Sekfali
Il y a des nouvelles qui, par leur caractère extraordinairement
troublant, peuvent marquer d’une trace indélébile tout une époque !
L’arrestation, dans des conditions qui restent à ce jour très étranges,
du général-major Aït Ouarabi, alias Hassan, en est sans doute une.
Avant-hier encore étoile brillante au firmament de la puissante galaxie
des services spéciaux, le général-major Hassan assumait personnellement
et directement, non sans succès au demeurant, la lourde mission de
battre sur le terrain le terrorisme, qui, telle l’hydre de Lerne, n’a
cessé cependant de se reconstituer. Ce général a été interpellé chez
lui, il y a peu de jours, de nuit, comme un quelconque malotru. Cela est
simplement atterrant, car on ne connaît pas, du moins officiellement,
les raisons de cette interpellation. Sans aller jusqu’à dire que c’est
la première fois que nous sommes confrontés à un fait aussi grave — car
bien des officiers de haut rang ont été, durant la guerre de libération
et après la proclamation de l’indépendance, arrêtés sans respect des
formes légales les plus élémentaires, traînés sans ménagement devant des
tribunaux, et pour certains condamnés à mort et passés par les armes,
après des procès expéditifs —, par contre, c’est bien la première fois,
alors que nous ne sommes ni en état de guerre, ni en pleine révolution
ou insurrection, ni apparemment dans un processus de putsch ou coup
d’Etat, qu’une arrestation d’un tel officier général se fait d’une
manière aussi inattendue que brutale et sans la moindre annonce
judiciaire ou politique, ni la moindre explication.
L’arrestation de cet officier général n’a pas été en effet
officiellement annoncée, ni par le procureur ni par le ministère
concerné, mais a fuité dans la presse, suivie peu après d’une
vraie/fausse contre-information annonçant sa libération et son retour au
domicile. Peut-être a-t-on ainsi voulu lancer un leurre pour détourner
l’attention de l’opinion publique ? C’est possible. Dans ce genre
d’affaires, il y a toujours, dit-on, peu d’information et par contre
beaucoup de désinformation et de manipulation. En tout état de cause et
malgré toutes ces péripéties, nous sommes tenus dans l’ignorance totale
de ce qui est reproché à ce général.
Mais ce qui nous intrigue le plus, nous les simples «péquins», c’est que
ce général-major avait de l’importance ; il comptait au sein de l’ANP et
pesait lourd dans le Département Renseignement et Sécurité (DRS), qui
est, comme chacun le sait, l’un des piliers porteurs, non seulement de
l’Etat, mais aussi du régime et du pouvoir en place. La question qui
vient vite à l’esprit de tout homme averti est : le pouvoir, le régime
et l’Etat peuvent-ils abattre le pilier qui les porte, ou comme dit la
sagesse populaire, scier la branche sur laquelle ils sont
confortablement assis ? D’où cette autre question : est-on devenu à ce
point inconscient en haut lieu ? Ce qui ajoute encore à l’intrigue,
c’est aussi le fait que cette arrestation soit intervenue alors que le
DRS est, depuis de longs mois, en phase de restructuration, disent les
uns, en plein bouleversement disent d’autres, de nettoyage et de ménage,
prétendent ceux qui ont de vieux contentieux avec le DRS et les anciens
services dont il est issu. Il n’y a donc pas lieu, devant tant de
rétention de l’information et tant de confusion, de feindre la surprise
si des journalistes, toutes antennes dehors, sont à la recherche de la
moindre information. Comment de plus s’étonner que certains d’entre eux
s’évertuent, à partir des bribes récoltées ici et là, à émettre des
hypothèses pour donner du sens à cet incroyable branle-bas qui a ébranlé
le DRS et fait trébucher, comme on n’a jamais vu auparavant, un nombre
incroyable de généraux et de colonels… Il s’est produit en effet un
terrible séisme dont on ne peut, en l’état actuel des choses, mesurer de
manière fiable toutes les conséquences, d’autant que ses répliques ne
sont apparemment pas terminées.
Or, si réellement on veut en haut lieu que cesse au plus vite cette
minable foire d’empoigne qui se déroule depuis quelques mois, en créant
beaucoup d’inquiétude chez les Algériens, tout en provoquant sarcasmes
et rires à l’ étranger, il faut tout simplement communiquer. Car les
autorités disposent d’un moyen de communiquer qui a l’avantage d’être à
la fois légal, direct et clair. Point n’est besoin de charger quelque
membre du gouvernement ou haut gradé du ministère de la Défense
nationale que ce soit d’aller s’expliquer à la télévision sur les
tenants et les aboutissants de l’affaire. Les autorités politiques et
militaires ne feront, dans une telle hypothèse, que susciter, au sein de
l’opinion publique, davantage de suspicion et de doute. Il n’y aurait
non plus aucun intérêt à recourir, comme jadis au temps du Commissariat
politique de l’ANP, à la revue El Djeich pour y faire paraître un
article anonyme dont seuls quelques initiés sont en mesure de déchiffrer
le ou les messages que l’on voudrait faire passer.
Par contre, il suffit, pour que chacun comprenne ce qui se passe en
réalité et sache ce qui va probablement se passer ultérieurement, que le
procureur du tribunal militaire de Blida s’adresse en personne,
directement, aux journalistes, lors d’une conférence de presse organisée
par lui-même, pour donner les explications que tout le monde attend, à
propos de cette affaire qui est en train, qu’on le veuille ou pas, de
saper la crédibilité même de l’Etat.
Depuis 2006, une loi a en effet donné aux procureurs le droit de
s’adresser à la presse et d’éclairer l’opinion publique, sur un dossier
précis. Le législateur a bien compris qu’il n’est dans l’intérêt de
personne, et moins encore de l’Etat, de laisser le champ libre à la
rumeur publique, plus particulièrement en matière judiciaire. La vérité,
même dérangeante, doit être révélée. Comme dit un dicton que j’ai lu
quelque part : «Celui qui ne craint pas le mensonge n’a pas peur de la
vérité.»
Le bâtonnier Abdelmadjid Sellini a été constitué par la famille pour la
défense du général arrêté, et a accepté, à ce que je sache, ce mandat.
Il a fait — mais que pouvait-il faire d’autre ? —, non pas une
conférence de presse, mais une déclaration à un journal électronique
national, d’où il résulte qu’il attend toujours, primo : que le
président du tribunal militaire de Blida veuille bien agréer sa
constitution — notons qu’un tel agrément n’existe pas dans la justice
civile —, secundo : qu’on lui délivre un permis de communiquer avec le
général, en tant qu’il est son mandant ou si on veut son client, et
tertio : qu’on lui permette, comme c’est l’usage dans les juridictions
du monde civilisé et comme c’est son droit de défenseur choisi et agréé,
de prendre connaissance du dossier de l’enquête et de l’instruction, ou
à tout le moins, qu’on lui dise — ce qu’il finira de toutes manières par
savoir —quelles sont les inculpations retenues contre son client. Si
j’ai bien compris maître Sellini, il n’a été fait droit par la justice
militaire à aucune de ses trois demandes. C’est surprenant.
Or, si le procureur militaire est sans doute tenu au respect des ordres
donnés par sa hiérarchie et doit avant de décider quoi que ce soit
solliciter des instructions ministérielles, le juge d’instruction, qui
lui n’est pas un magistrat du ministère public, mais en principe un
magistrat du siège, est indépendant en ce sens qu’il n’est pas sous la
subordination hiérarchique du procureur.
Il faut néanmoins observer que la justice militaire n’a pas, à l’instar
de la justice civile, l’initiative des poursuites et qu’en conséquence
elle ne peut se mettre en mouvement que sur ordre écrit du ministre de
tutelle, en l’occurrence ici le ministre de la Défense nationale. Maître
Sellini ne l’ignore pas.
Il va de soi aussi que la plainte du ministre de la Défense doit
normalement indiquer les faits susceptibles d’être reprochés au général
Hassan. Si au cours de l’instruction, on découvre d’autres faits
répréhensibles, la procédure sera transmise au parquet qui devra en
référer au ministre de la Défense. Il ne sera alors procédé à de
nouvelles inculpations à l’encontre du mis en cause, que si le ministre
donne son accord. C’est dire que le ministre de la Défense a des
attributions judiciaires extrêmement importantes et tout à fait
exorbitantes au droit procédural commun.
Au vu des observations que je viens de faire, en me fondant sur les
textes de loi que sont le code de procédure pénale et le code de justice
militaire, qui constituent les outils de travail basiques des juristes
et praticiens du droit pénal, le lecteur a bien compris je pense, que la
justice militaire fonctionne selon des normes et des règles différentes
de celles de la justice civile... C’est à juste titre qu’un célèbre
homme politique français a pu dire que «la justice militaire est à la
justice civile ce que la musique militaire est à la
musique»!Plaisanterie mise à part, on pense en général que si ce
particularisme de la justice militaire peut se justifier en temps de
guerre, il n’a par contre aucune raison d’être maintenu en temps de
paix. C’est pour cette raison, du reste, qu’on a supprimé les tribunaux
militaires dans de nombreux pays à travers le monde.
Telles sont les quelques réflexions qu’inspirent les informations qui
parfois sourdent grâce à certains médias nationaux, au sujet de
l’affolant imbroglio politico-militaro-judiciaire, qui n’en finit pas de
rebondir depuis fin juillet.
Z. S.
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