Chronique du jour : Kiosque arabe
Al-Qarni, prédicateur et nécromancien
Par Ahmed Halli
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La
nécromancie, ou consultation des morts, est une pratique encore répandue
dans certaines régions du pays, comme la Kabylie où elle est pratiquée à
l'usage quasi exclusif des femmes. Ce sont les proches parentes du
disparu qui se chargent d'aller recueillir ses déclarations
d'outre-tombe près d'une espèce de médium locale, installée généralement
à demeure dans un lieu réputé saint. La pythie locale se fait porte-voix
du parent décédé, et au lendemain de son enterrement, pour exprimer en
quelque sorte ses dernières volontés, ou plus précisément ce qu'il n'a
pas dit de son vivant. Il arrive ainsi souvent que le défunt ou la
défunte règle ses comptes post-mortem avec le fils indigne, le mari
avare, ou le frère rapace, selon les versions des rapporteurs. On devine
qu'à ce jeu, les parents absents ou mal représentés à la consultation
peuvent être les premiers à pâtir des coups de colère tardifs de leurs
chers disparus. Il y en a parmi eux qui s'enhardissent aussi à raconter
leur rencontre avec «Malik Essoual», l'ange de l'interrogatoire, préposé
aux tourments du tombeau, tels que décrits par des textes plus ou moins
crédibles. Ces dialogues avec l'Au-delà sont souvent l'un des rares
privilèges accordés aux femmes, exclues par ailleurs des autres centres
de décision et dont l'emprise sur les maris n'est plus qu'un souvenir.
Pragmatique, le musulman algérien «normal» et «intic» qui croit au
surnaturel et aux djinns n'est généralement pas hostile à la
nécromancie, tant qu'elle permet à la marmite de respirer, sans remettre
en cause la mâle supériorité. Toutefois, le «réformisme» salafiste qui
fait la chasse à la moindre bulle d'oxygène dans les espaces féminins ne
l'entend pas de cette oreille. Bien avant la seconde et décisive
colonisation de notre vie spirituelle par les conquérants wahhabites,
leurs émules locaux ont tenté de déraciner certaines traditions,
assimilées au paganisme. Ainsi, la nécromancie serait une survivance de
la mythologie gréco-romaine, dont les pratiques divinatoires ont
influencé tout le pourtour de la Méditerranée et ont survécu aux charmes
de l'islamisation. De nos jours, les jeunes regardent faire, sans trop y
croire, mais tendent quand même l'oreille, car on ne sait jamais, mais
la consultation des morts est appelée à disparaître. Elle ne disparaît
pas cependant par les effets de la modernité, mais sous les coups de
boutoir des fondamentalistes qui font des efforts immenses, notamment en
Kabylie, pour imposer «leur» islam. Ils considèrent ce rituel, plus
folklorique que religieux, comme une pratique contraire à l'Islam,
d'autant plus qu'elle est l'apanage des femmes, dont certaines posent
souvent des problèmes inattendus. Alors, c'est «haram» !
«Haram», le mot fatidique et magique qui agit sur moi comme un appel au
passage à l'acte, lorsqu'il est prononcé par les obscurantistes, qu'ils
soient wahhabites confirmés ou stagiaires. Seulement, je n'ai pas la foi
et la naïveté de croire qu'en consultant la sibylle du coin, je vais
savoir comment un frère détesté et opportunément décédé avant moi a subi
la question ordinaire et extraordinaire dans sa tombe.
Alors, je ne ferai pas le voyage, sachant que ce qui est bon pour eux ne
l'est pas fatalement pour moi, et que ce qui m'est interdit leur est
permis. «Haramoun alyana, halaloune alayhoum» (ce qui est illicite pour
nous est licite pour eux), proclame un site de l'opposition saoudienne,
plus soucieuse de dénoncer les frasques de la famille royale, que de
dénoncer les méfaits d'une doctrine. Sauf que la devise devrait
s'appliquer logiquement aux théologiens du royaume qui s'autorisent
toutes les turpitudes puisque tout ce qui vient de La Mecque est béni.
Sauf, bien sûr, la chute des cours du pétrole qui pourrait produire le
sursaut salutaire que nous attendons, mais qui est loin d'être à notre
portée. Un qui n'a pas à se plaindre, et pour cause, c'est le
prédicateur Aïdh Al-Qarni, l'homme aux best-sellers, qui devraient être
écrits en braille, car s'adressant à des musulmans aveugles.
Le théologien saoudien mène un train de vie fastueux grâce à ses livres,
ses sermons, et ses… chansons qui se vendent comme des croissants
congelés importés d'Italie. Aïdh Al-Qarni n'a pas honte d'être riche,
puisqu'il n'a dévalisé personne ni cambriolé une banque. Sa sentence
favorite, qu'il répète à longueur d'année, est que le paradis n'est pas
uniquement fait pour les pauvres.
Il est aussi fait pour les riches et il en veut pour preuve le fait que
certains parmi les «Dix promis au paradis» étaient les plus fortunés de
leur temps (déjà!!). Son premier livre La Tahzen (ne sois pas triste) a
fait un tabac dans les chaumières arabes, y compris chez les fumeurs de
shit, mais à l'exception des mâcheurs de qat. Puis il a récidivé en
2013, avec la publication d'un autre livre intitulé La Tayasse (ne
désespère pas), mais patatras, il avait commis un plagiat. Une femme,
l'écrivaine saoudienne Salwa Al-Daydène, l'avait accusé d'avoir copié
son livre Comment le désespoir fut vaincu, et avait obtenu réparation.
La Tayasse a été interdit et le plagiaire a été condamné à verser des
indemnités compensatoires à la dame qu'il avait littéralement escroquée,
sans en subir d'autres conséquences. Démasqué et condamné, Al-Qarni
avait reconnu explicitement, dans une lettre ouverte à l'écrivaine,
qu'il avait plagié, «mais comme tout le monde».
Aïdh Al-Qarni avait expliqué sur un ton docte et très paternaliste que
le théologien célèbre Ibn-Taymia lui-même avait généreusement «pompé»
ailleurs pour ses œuvres. Les fondamentalistes qui ont décerné le titre
de «Cheïkh Al-Islam» à Ibn-Taymia apprécieront.
Pourquoi s'arrêter en si bon chemin lorsqu'il y a tant de gogos en terre
d'Islam pour se concentrer sur le doigt qui montre la lune? Le dernier
cadeau du théologien saoudien à ses ouailles est actuellement sur
Youtube : Al-Qarni raconte, comme s'il y était, comment Omar Ibn-Al-Khattab
a passé sa première nuit dans la tombe et de quelle manière il a inversé
les rôles, en soumettant l'ange à la série de questions d'usage. A tout
prendre, je préfère de loin les histoires à dormir debout de nos
nécromanciennes, que les mensonges gros comme des baobabs des
prédicateurs wahhabites.
A. H.
Je dédie cette chronique à mes fidèles lecteurs d'Azzefoun, Dahmane et
Mohamed, et à ce bon vieux Dr Idja, qui me lit par procuration, trop
occupé à élaborer le remède contre la désespérance.
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