Contribution : RELIGION ET POLITIQUE
Plaidoyer pour une séparation pleinement assumée


Par le Pr Nacer Djidjeli
chirurgien pédiatre

J’ai lu et suivi avec beaucoup d’attention les contributions de M. Boukrouh dans différents médias, notamment le vôtre, exposant son point de vue sur la situation dramatique que vit le monde musulman et ses propositions pour une éventuelle sortie de crise.
Je ne partage ni l’analyse ni les solutions qu’il propose, mais ceci ne m’empêchera pas de le remercier de m’avoir permis d’initier en toute modestie ce qui nous manque le plus, à savoir un débat, qui, je l’espère, sera serein et constructif.
Je ne suis ni sociologue ni spécialiste de l’islam, mais je voudrais, si vous le permettez, apporter mon point de vue de citoyen. Evidemment, ce serait enfoncer des portes ouvertes que de dire que le monde musulman traverse l’une des périodes les plus critiques de son histoire. Violence et terrorisme au nom de la religion, extrémisme, intolérance, régression culturelle et scientifique. Tels sont les maux, pour ne citer que ceux-là, dont on affuble l’islam et les musulmans ces derniers temps. Sur plusieurs pages,
M. Boukrouh essaye de faire l’analyse de cette crise, pour terminer en nous proposant des clefs à même, selon lui, de nous permettre de sortir de cette impasse. Pour lui, le problème résiderait essentiellement dans «l’ordre actuel des sourates et la lecture littéraliste du texte sacré sans contextualisation». Cet ordre serait problématique parce qu’il ne respecte pas la chronologie de la révélation des sourates. Celles-ci sont classées actuellement selon leur longueur et non selon l’ordre chronologique de leur révélation, ce qui a rendu leurs compréhension et interprétation très difficiles selon lui. De même, leur lecture littéraliste, sans tenir compte du contexte de leur révélation, serait à l‘origine de la mauvaise interprétation du texte sacré et des dérives qui en résultent. Le fait que celles-ci aient été révélées dans une conjoncture particulière où les musulmans et le Prophète étaient menacés par les Médinois non convertis et qu’ils étaient obligés de se défendre expliquerait par exemple la violence parfois extrême de certaines d’entre elles. Il avance même qu’il suffirait de revoir cet ordre, de remettre le texte sacré à «l’endroit» et de faire une lecture contextuelle et non littéraliste de ces sourates pour que le problème soit réglé.
Il est difficile d’accepter cette vision des choses. Nous pensons qu’à un vrai problème, il nous est proposé de mauvaises solutions. Commençons par le problème de l’ordre chronologique des sourates. Sur quoi se base M. Boukrouh pour dire que l’agencement actuel des sourates n’existait pas du temps du Prophète (QSSSL) et surtout n’a pas été voulu tacitement par lui ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que même si le débat est permis, bon nombre, pour ne pas dire la majorité, des savants musulmans admettent que le texte coranique, qui fut fixé dans son intégralité à l’époque du troisième calife Othman ibn Affân, correspond à l’ordre déjà établi au temps du Prophète (QSSSL). D’ailleurs, M. Boukrouh dit, je le cite, à propos d’un exemplaire du Coran récemment trouvé et qui remonterait à la période du Prophète (QSSSL) : «J’attends un critère pour la datation exacte de ces manuscrits : pour savoir si les sourates sont dans l’ordre.» (Le Soir du 27-7-2015). Tire-t-il sa conclusion avant d’avoir les résultats de cette datation ?
De plus, remettre à «l’endroit» le texte sacré serait, de l’avis même de l’auteur, impossible à faire car il faudrait retirer, je le cite, de la circulation le Coran dans le monde entier et dans toutes les langues de la Terre pour le remplacer par un nouveau. Sans parler évidemment de l’opposition reflexe et farouche que cela va susciter chez les musulmans du monde entier, très sensibles à tout ce qui peut, de près ou de loin, s’apparenter à une tentative de tahrif du texte sacré. Et à supposer qu’on arrive à imposer cet agencement par ordre chronologique, en quoi serait-il une solution à nos problèmes ? Ce sera un coup d’épée dans l’eau, car le contenu et la substance des sourates qui posent problème resteront les mêmes. Pour information, réagencer le Coran selon l’ordre chronologique de révélation des sourates a déjà été proposé. Une édition de ce type a été publiée en 1950 par l’orientaliste Régis Blachere, mais elle avait suscité énormément de polémiques car il avait lui-même fixé cet ordre chronologique. Le juriste chrétien d'origine palestinienne, spécialisé dans le droit musulman, Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, même s’il reste un individu très controversé, a fait le même travail en suivant, quant à lui, une classification chronologique des sourates établie officiellement par l’université d’El Azhar. L’édition d’Aldeeb, comportant une version en français et une autre en arabe, est à ce jour disponible.
Autre problème et de taille soulevé par cette remise à l’endroit des sourates : le principe contenu dans le Coran lui-même de versets abrogeants (nâsikh) et de versets abrogés (mansûkh). Ce principe voudrait que si deux versets se contredisent, c’est celui révélé en dernier qui doit être pris en considération comme le stipulent les versets suivants : «Quand nous changeons un verset par un autre – et Allah sait mieux ce qu’Il révèle –, ils disent : Tu n’es qu’un faussaire. Mais la plupart d’entre eux ne savent pas.» (Sourate 16 verset 101). Ou encore : «Si Nous abrogeons un verset ou si Nous le faisons passer à l’oubli, Nous le remplaçons par un meilleur ou un semblable. Ne sait-tu pas que Dieu est puissant sur toute autre chose ?» (Sourate 2, verset 106).
Classer les sourates par ordre chronologique mettrait ce qu’on nomme les versets abrogeants à la fin du texte sacré. Le verset 256 sourate II stipulant «pas de contrainte en religion» est exemplaire pour la tolérance et le principe de liberté de conscience qu’il véhicule. Il se verrait malheureusement abrogé par d’autres beaucoup plus violents et intolérants mais révélés après lui, donc censés avoir plus de poids. Ces versets problématiques sont nombreux, à l’exemple du verset 29 de la sourate IX qui dit : «Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jugement dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit, ceux qui parmi les gens du livre ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés.» Les versets les plus problématiques comme ceux violents ou discriminants vis-à-vis des femmes et l’héritage sont venus tous, malheureusement, en dernier durant la période médinoise. Ils sont donc censés avoir plus de crédibilité et devraient, en cas de litige, être retenus et faire jurisprudence.
Faut-il annuler ou abroger ce principe de nasakh et mansoukh ? Certains penseurs musulmans le pensent. Mais le monde musulman est-il prêt à accepter cette démarche ? Apparemment non, quand on sait que le Soudanais Mahmoud Muhammad Taha, pour l’avoir proposé, le paya de sa vie. Il fut en effet déclaré coupable d’apostasie et pendu le 20 janvier 1985.
Au final, remettre le texte sacré à «l’endroit» serait, sur le plan pratique, impossible à faire, créerait d’autres problèmes consécutifs à cette notion de versets abrogès et abrogeants et surtout ne changerait rien au problème de fond qu’est le contenu lui-même de certaines sourates problématiques qui restera le même. Ces versets discriminants ou violents sont bien là et changer leur ordre de lecture ne les effacera pas et n’empêchera pas certains de s’en inspirer s’ils le veulent.
Eviter la lecture littéraliste du texte sacré tout en contextualisant son exégèse : voilà ce que nous conseille aussi M. Boukrouh. Là aussi faire une lecture non littéraliste du texte en replaçant les sourates dans le contexte dans lequel elles ont été révélées au Prophète (QSSSL) serait, à mon avis, irréaliste, irréalisable et inacceptable par la majorité des musulmans.
Dire que telle sourate ou telle autre n’est valable que dans le contexte de sa révélation est inconcevable, car cela voudrait tout simplement signifier qu’une partie du Coran, étant donné que les temps ont changé, n’est plus valable. Dire que certaines sourates ont été révélées pour une conjoncture spécifique et devait s’adresser à un clan ou une population particulière est là aussi contraire à la logique même du texte sacré qui, pour la quasi-majorité des croyants, est censé être universel et intemporel. Ceci va à l’encontre de deux principes fondamentaux du texte sacré, à savoir son intemporalité et son universalité qui font de lui un livre valable en tout lieu et en tout temps. Cette lecture serait évidemment tout à fait inacceptable pour la majorité des croyants qui, conséquents avec eux-mêmess ne peuvent accepter de couper le texte en tranches pour n’appliquer qu’une partie et méconnaître une autre.
De plus, sur un plan pratique, que voudrait dire faire une lecture contextualisée du texte sacré en prenant en compte le contexte dans lequel il a été révélé ? Prenons comme exemples la violence et la contrainte religieuse en islam. C’est vrai qu’il y a des sourates qui appellent à la paix et la tolérance en islam comme le verset 256 de la sourate sus-citée qui prône qu’il ne peut y avoir de contrainte en religion, mais il y a aussi beaucoup d’autres qui prônent l’inverse. Quelques exemples : la sourate IX, verset 73 qui dit : «Ô Prophète, combat les incrédules et les hypocrites, sois dur envers eux» ou encore la sourate IX,
verset 5 : «Après que les mois sacrés expirent, tuez les polythéistes où que vous les trouverez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la salat et acquittent la zakat, alors laissez-leur la voie libre, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux», et sourate XLVII, verset 4 : «Lorsque vous rencontrez les incrédules, frappez-les à la nuque jusqu’à ce que vous les ayez abattus : liez-les fortement puis vous choisirez entre leur libération et leur rançon afin que cesse la guerre». Autre exemple, celui des règles de succession en matière d'héritage, les versets successifs sont :
«La Vache» sourate II, verset 180 : «Voici ce qui vous est prescrit : quand la mort se présente à l'un de vous, si celui-ci laisse des biens, il doit faire un testament en faveur de ses père et mère, de ses parents proches conformément à l'usage. C’est un devoir pour ceux qui craignent Dieu.» Mais qui a été suivie par la sourate IV, verset 11 : «Quant à vos enfants, Dieu vous ordonne d'attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles. S'il n'y a que des filles, même plus de deux, les deux tiers de l'héritage leur reviendront. Et s'il n'y en a qu'une, la moitié lui appartiendra.
Si le défunt a laissé un fils, un sixième de l'héritage reviendra à ses père et mère.
S'il n'a pas d'enfant et que ses parents héritent de lui : le tiers reviendra à la mère.
S'il a des frères le sixième reviendra à sa mère, après que ses legs ou ses dettes auront été acquittés. Vous ignorez si ce sont vos ascendants ou vos descendants qui vous sont les plus utiles. Telle est l'obligation imposée par Dieu : Dieu est celui qui sait, Il est juste. »
La sourate II, verset 180 a été révélée à Médine et selon la tradition c'est la 87e dans l'ordre de la révélation, alors que la sourate IV, verset 11 est considérée comme la 92e.
On voit là aussi que très vite, on est confronté à ce problème de versets contradictoires. Ceux prônant la tolérance et l’égalité sont chronologiquement suivis d’autres discriminatoires et plus violents.
Mais problème d’ordre chronologique mis à part, revenons à cette proposition de contextualisation et de lecture non littéraliste proposée comme solution à nos problèmes. Comment peut-on comprendre autrement ces sourates sans en changer le contenu ?
Suffit-t-il de citer le contexte, de dire que les musulmans étaient obligés de se défendre, ou que la femme était prise en charge autrement à l’époque pour que ces sourates problématiques deviennent caduques ? Assurément non. Quel que soit l’exercice d’exégèse et d’herméneutique que l’on fera pour satisfaire à cette exigence d’égalité homme-femme par exemple ou de tolérance vis-à-vis des autres religions, on ne pourra y arriver sans contredire le texte ou le réécrire.
Ce qui, pour la majorité des croyants, serait un sacrilège et sincèrement ils seraient tout à fait dans leur logique. Nous l’avons vu et au risque de nous répéter, c’est vrai qu’il y a des sourates datant de la période mecquoise qui prônent la paix, la tolérance et la modération. Mais il y a aussi, et c’est là tout le problème, d’autres datant de l'époque médinoise, qui appellent à la guerre, la violence et des attitudes qui, de nos jours, paraissent indiscutablement inacceptables. Si on part de ce principe de contextualisation, doit-on mettre au rebut toutes les sourates médinoises ? On peut trouver dans le Coran un verset et son contraire et souvent une imprécision et un flou ou chacun peut y puiser, selon ses penchants, ou la paix, l’entente et la tolérance ou la guerre, le terrorisme, et l’intolérance. Il ne faut pas se voiler la face, le Coran contient des sourates où alterne l’explicite et l’ambigu, des versets clairs et d’autres qui le sont beaucoup moins. Le Coran lui-même confirme qu’il contient des «versets clairs» et d’autres «équivoques» comme le stipule la sourate III, verset 7 : «C’est Lui qui a fait descendre sur toi le livre. On y trouve des versets clairs la mère du livre et d’autres figuratifs.» Nier cette difficulté que le livre sacré lui-même annonce serait nier la réalité.
Peut-on imposer à un musulman pour qui le Coran est parole de Dieu, intemporel et universel, de suivre telle sourate plutôt qu’une autre ? Assurément non, à mon avis. La tradition sunnite majoritaire voudrait que le Coran soit un texte incréé, universel et intemporel donc intouchable et tout croyant voudrait s’en tenir à l’esprit et à la lettre des sourates. On ne peut reprocher aux croyants de suivre ce qui est écrit. Ce problème n’est d’ailleurs pas propre à l’islam. Que ce soit l’Ancien ou le Nouveau Testament, ils contiennent eux aussi des chapitres violents ou discriminants que certains fondamentalistes chrétiens ou juifs n’hésitent pas à citer pour justifier leurs excès et leurs méfaits. Au fait, que veut dire réformer l’islam ? De tout temps un véritable duel a existé entre les doctes tenants de l’orthodoxie, et les modernistes, herméneutes réformateurs. Et dès le VIIIe siècle, une approche rationaliste du Coran a eu tendance à se mettre en place avec les Moutazilites qui, à l’inverse d’une approche littéraliste du texte prônée par les conservateurs, insistaient sur le sens caché de celui-ci et le libre arbitre du musulman. On peut citer à travers les siècles une multitude de penseurs et savants musulmans réformateurs qui ont, en toute bonne foi, fait de cette tâche leur credo. Pourquoi au fil des siècles toutes leurs tentatives ont échoué ? Comme M. Boukrouh aime bien citer A. Einstein, je ne peux m’empêcher de rappeler cette phrase où il disait que si un problème ne se résoud pas, c’est que la solution proposée est mauvaise. Pluralité des peuples et des langues de l’islam, moins d’un musulman sur cinq est aujourd’hui arabe. Complexité et multiplicité des familles dogmatiques et des confessions : sunnites chiites, musulmans ismaéliens, alaouites, druzes, ibadites pour ne citer que ceux-là. Le sunnisme lui-même est divisé en plusieurs courants souvent opposés. Les musulmans n’ayant pas d’identité homogène, il n’y a pas d’islam unique. Les schismes et les conflits politico-théologiques comme celui chiite et sunnite parfois terribles et sanglants y attenants n’ont pas pu être règlés depuis des siècles et persistent à ce jour. Et si preuve il fallait nous n’avons qu’à voir la guerre que se livrent sunnites et chiites par houtis interposés actuellement au Moyen-Orient. L’islam et par essence pluriel, car répétons-le, le Prophète (QSSSL) n’a laissé à sa mort aucun testament politique.Tout ceci explique la complexité et surtout la difficulté de trouver une réforme consensuelle qui viendrait de l’intérieur de l’islam.
Même si comparaison n’est pas raison, le christianisme, pour ne citer que cette religion, a connu des siècles d’obscurantisme, de violence et d’inquisition, mais il est arrivé à admettre qu’il devait impérativement se poser les vraies questions pour se mettre au diapason des exigences de la société moderne. Difficilement et tardivement certes, mais l’Eglise catholique, infaillible et intransigeante d’alors, accepte, après le concile Vatican II, de se rallier aux droits de l’homme et à la démocratie. Mais malgré cela et sur beaucoup de questions d’actualité, l’Eglise, dont le poids du magister reste très lourd, continue à adopter des attitudes rétrogrades en décalage avec la société. Ce qui a permis d’apaiser les sociétés occidentales, c’est la séparation du religieux de la politique. Qu’on l’appelle laïcité ou autre, cela importe peu.
Cette séparation du temporel et de l’intemporel a permis à tout un chacun dans ces sociétés occidentales de vivre sa religion et sa foi en toute quiétude et sérénité. L’islam pourra-t-il le faire ? Non si on continue à nous proposer de mauvais remèdes et de fausses pistes, comme le fait, avec tout le respect que je lui dois, M. Boukrouh.
Un bel exemple d’une mutation salvatrice qu’il faudra méditer, c’est la naissance de partis politiques démocrates chrétiens. Cette transformation s’est passée en Europe au début de XXe siècle et a permis de passer d’un christianisme politique à une démocratie chrétienne. Cette idée cherchait, devant l’exigence moderniste de la société, à concilier dans un courant politique les principes démocratiques devenus indiscutables et le christianisme. Au début, l’Eglise était attachée à une vision d’un pouvoir politique à essence divine, puis petit à petit et devant la réalité du terrain, elle a fini par faire des compromis, en admettant l’idée même de démocratie, ce qui n’était pas du tout évident au début. De ce compromis sont nés les partis chrétiens démocrates d’Europe. Leurs programmes sont fondés sur les principes fondamentaux de la démocratie et des droits universels de l’homme en y rajoutant l’apport culturel du christianisme, ce qui a valu même à ces partis de recevoir le soutien d’agnostiques et même d’athées. En plus des notions d’alternance du pouvoir, de droit positif, d’égalité des droits quel que soit la religion ou le sexe, de la liberté de conscience, il a été rajouté la primauté de la famille comme cellule de base de la société, la liberté de l’enseignement confessionnel, la préoccupation de la dimension spirituelle des individus entre autres pour ne citer que ceux-là. Et là aussi nous le voyons, pour qu’une tentative de réforme ait une chance de réussir, elle doit impérativement reposer sur le principe de citoyenneté et non sur une interprétation ou une compréhension différente du texte sacré vouée à l’échec comme par le passé. Des dizaines, pour ne pas dire des centaines de noms illustres, ont essayé par le passé de réformer l’islam mais ils ont tous échoué. Cet échec est dû essentiellement, nous le pensons, au fait que toutes ces tentatives de réforme étaient faites tout en acceptant l’arrière-pensée que la religion devait régir la société et qu’il suffisait uniquement de faire une relecture du texte sacré ou de le réagencer pour que cette réforme ait lieu. Décidé à continuer à faire plaisir à M. Boukrouh, je ne peux m’empêcher de citer encore une phrase de cet illustre savant qu’est A. Einstein : «La bêtise c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat diffèrent.»

D’aucuns nous rétorqueraient : mais l’islam est dine wa dawla !!!
Oui, mais cette notion de dine wa dawla ne semble avoir aucune base historique solide. Déjà, dès le règne des Omeyyades avec Muawiya, c’est-à-dire à peine trente ans après la mort du Prophète (QSSSL), la séparation entre dine et dawla aurait débuté (Al Jabiri). En effet le très controversé Muawiya décide d’une rupture avec ses prédécesseurs, les quatre «califes bien guidés» (errachidines), en privilégiant une voie fondée sur l’intérêt réciproque des uns et des autres et une différenciation entre politique et société civile. Cette lecture est celle aussi de penseurs comme Ibn Khaldoun et Abou bakr ibn el Arabi pour ne citer que ceux-là. Ces auteurs pensent que l’islam dine wa dawla n’a existé que pendant le règne du Prophète (QSSSL) et des quatre califes bien guidés qui l’ont suivi. Ceci s’expliquerait par le contexte très particulier des foutouhates (les conquêtes) où les califes étaient obligés d’être à la fois chefs militaires et chefs religieux. D’ailleurs il n’y a aucun texte coranique ou hadith du Prophète( QSSSL) qui codifie la forme de l’Etat en islam. Je n’oublierais pas de faire remarquer aussi, que sur les quatre califes bien guidés, trois ont été assassinés et n’ont pas terminé leur règne. Ceci témoigne, si besoin est, de la difficulté de concilier politique et religion et cela même pour des compagnons du Prophète (QSSSL) comme Omar, Uthman ou Ali dont la légitimité et l’aura ne sauraient être mises en doute. Que dire alors de certains de nos contemporains qui faisant fi de l’histoire, pensent qu’il suffit de le clamer pour que la dawla islamya s’installe et règle tous nos problèmes ?
Evidemment qu’on nous opposera aussi l’éternel argument schizophrénique que cette séparation du politique et de la religion est un produit occidental. Je dirais, et après ? Le monde musulman devrait-il refuser la séparation du politique et de la religion parce que l’idée viendrait de l’Occident alors que tout ce qu’il consomme vient de cet Occident ? Entre-temps et depuis des siècles, personne, aucun musulman, n’a pu proposer un autre modèle qui puisse convenir à nos contrées et qui a marché, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Devrions-nous rejeter cette séparation sous l’unique prétexte schizophrène que c’est une idée qui vient de l’Occident ? Si oui, rejetons tout ce qui vient de cet Occident. L’origine de celle-ci importe peu et c’est plutôt son contenu, sa substance qui devrait nous interpeller et nous faire réfléchir. Importe peu comment l’appeler ou d’où elle vient, l’important c’est ce qu’elle nous ramène. Beaucoup de penseurs musulmans ont déjà suggéré que cette séparation du politique et du religieux pouvait être une idée salvatrice. A l’exemple d’Averroès ou Ibn Rochd qui a été un précurseur de cette pensée laïque. Né à Cordoue en 1126, il est reconnu comme étant le fondateur de ce principe de séparation entre politique et religion. Grand commentateur de l’œuvre d’Aristote, il cherche à séparer la foi, la science et la politique. Sa pensée inquiète les musulmans ce qui lui vaut d’être exilé et ses livres brûlés par les autorités musulmanes de l’époque. Sa pensée novatrice lui attira aussi l’ire des Occidentaux en proie alors à de graves conflits de religion, d’inquisition et qui le traiteront d’hérétique, d’athée et de libertin à l’époque. Triste retournement de l’histoire et preuve de la régression du monde arabo-musulman : l’Occident chrétien a adopté et appliqué par la suite cette pensée qui venait d’un musulman, alors que nous, nous continuons notre déni et notre fuite en avant.
Penser que faire une lecture contextualisée et non littéraliste des sourates ou remettre le texte sacré dans l’ordre chronologique serait une solution à nos problèmes est illusoire, irréaliste et comme c’est le cas depuis des siècles, voué à l’échec. Ce serait comme si on disait à quelqu’un dont la maison brûle et va s’écrouler, rassure-toi on va te refaire la peinture (Hamed Abdel-Samad).
Nulle issue à mon sens à nos problèmes que cette séparation entre politique et religion. Elle permettra, à ne pas en douter, aux croyants, quel que soit leur courant, de vivre leur foi en toute sérénité car ils ne lutteront plus pour le pouvoir. Nos coreligionnaires se doivent de reconnaître, que le lieu où cohabitent le plus en paix les religions reste l’Occident, c’est-à-dire là où cette séparation entre religion et politique a eu lieu.
Le but recherché ne doit en aucun cas être celui d’une sécularisation de la société ou un rejet de la religion mais justement la préservation de cette dernière en empêchant qu’on l’utilise à des fins politiques.
Le principe de moralisation par le haut et l’imposition de règles d’origine transcendante à caractère de vérité absolue, totale et indiscutable ne peut s’accorder avec les aspirations d’une société démocratique, ouverte aux autres et tolérante. Le sacré doit rester une affaire personnelle, il ne peut en être autrement de nos temps. Et c’est là, et seulement là où le politique est libre envers la religion, là, et seulement là où la religion est libre envers le politique, que quelque chose comme la réalité rare des libertés peut fleurir, celle du citoyen et celle du croyant, disait Claude Lichtert.
Au XXIe siècle, le monde étant devenu un petit village, l’inquisition, comme cela s’est passé pour Boudjedra, Kamel Daoud, ou plus loin de chez nous avec Omar Sharrif, pour ne citer que ces exemples-là, obligés de justifier s’ils sont croyants ou non, n’a plus droit de cité. Nous ne pouvons vivre en paix avec nous-mêmes et avec les autres, si nous continuons à croire que nous détenons la vérité universelle et que notre religion est celle qui doit supplanter toutes les autres. La citoyenneté doit primer sur la croyance.
Oui, l’islam est solidement ancré en nous culturellement, cultuellement, sentimentalement et ses racines sont profondes, mais c’est aussi pour cela qu’on doit le préserver et éviter de proposer des solutions ménageant la chèvre et le chou et qui ont fait la preuve de leur échec par le passé.
Oui, il est malheureusement difficile de défendre cela dans une société qui, reconnaissons-le, est aux antipodes de la modernité. Selon un récent sondage, le poids électoral de l’islam politique chez nous est estimé à 30 à 40% de l’électorat et 75% des Algériens seraient favorables à ce que les lois de la République se basent sur la charia (Nacer Djabi 2015). Les deux tiers des Algériens expriment aussi des positions conservatrices proches des courants religieux conservateurs. Seul un Algérien sur trois est ouvert à l’universalité et à la modernité, selon le même auteur. Ces statistiques ne veulent pas dire, obligatoirement, adhésion mais c’est plutôt l’expression du rejet d’un ordre injuste et arrogant.
Cette absence d’esprit de citoyenneté est due essentiellement aux siècles de colonisation et aux pratiques quotidiennes du pouvoir qui, par son comportement, est arrivé à jeter la masse des croyants dans les bras d’histrions qui leur font croire que l’islam est la seule solution à leurs problèmes.
D’ailleurs ce même pouvoir pour qui ces données ne sont pas méconnues se retrouve souvent à faire de la surenchère pour plaire à cet électorat islamiste. Et de concession en concession, il est souvent amené à défendre le même programme que l’islam politique. D’ailleurs je ne peux m’empêcher de rappeler ces scènes burlesques de ministres et de hauts responsables politiques, connus pour être des adeptes de Bacchus, obligés de se montrer chaque année à la grande mosquée pour la prière de l’aïd. Cela peut paraître caricatural et je m’en excuse, mais je crois qu’il existe deux catégories de croyants. Ceux qui croient en une religion, la pratique en toute quiétude, pacifisme et sérénité sans en aucune manière essayer de l’imposer aux autres. Et ceux qui croient en une religion, seule et unique vérité, exclusive de toutes les autres et qui veulent l’imposer comme projet politique à la société entière, quitte à le faire par la violence et la cœrcition. La fracture se situe à ce niveau, et malheureusement tous les maux que vit le monde musulman viennent de cette deuxième catégorie à qui il faut impérativement barrer le chemin. La conviction qu’il y’a une vérité seule et unique et qu’on la détient paraît être la racine profonde de tout le mal qui existe dans le monde (Max Born). L’humanité a mis plus de deux mille ans pour adopter un système de gouvernance, qui un tant soit peu garantisse les droits fondamentaux des citoyens. Ce système qu’est la démocratie n’est certes pas parfait, mais il reste le moins mauvais des systèmes et à ce jour les hommes n’ont pas trouvé mieux. Mais la démocratie d’essence humaine ne peut s’accommoder du divin sans heurts. Une théocratie ou un Etat islamique ne peuvent s’accorder avec une démocratie.
Présumer le contraire serait méconnaître les fondements de l’un et de l’autre. En effet dans une démocratie c’est le peuple qui détient la souveraineté et le pouvoir de légiférer par l’intermédiaire de ces élus alors qu’indiscutablement dans une théocratie ou un Etat islamique c’est Dieu qui détient le pouvoir et dicte le droit. Qu’on l’appelle laïcité ou autre importe peu, comme le souligne l’attitude pragmatique de Mohamed Abid Al Jabiri qui préfère parler plutôt de démocratie et de rationalisme. Il y a bien des pays démocratiques, modernes qui ne se dénomment pas laïques mais dont le système de gouvernance respecte des fondamentaux tels que la liberté de conscience, un droit positif, l’égalité des citoyens quel que soit leur sexe ou leur religion, séparation politique-religion et où les gens sont traités comme citoyens et non comme croyants.
Ce qui importe c’est cela, le respect de ces fondamentaux. Dans un pays comme les Etats-Unis, la religion est omniprésente dans la société, le président, lors de son investiture, jure même sur la Bible, mais l’Etat et les institutions sont neutres et les fondamentaux sus-cités font consensus et sont respectés par tout le monde. C’est vrai que trop souvent encore dans nos sociétés cette séparation du politique et de la religion suscite incompréhension et rejet car assimilée, à tort, à l’athéisme, à un rejet de la religion ou tout simplement parce que c’est un concept occidental inapplicable chez nous comme nous l’avons vu.
Evidemment qu’il est difficile et même dangereux de plaider cette cause par les temps qui courent. Les tenants de cette vision devraient même être punis de mort comme le suggère le vénérable Y Quaradaoui, rien que ça. Mais plutôt que de proposer des solutions qui n’ont aucune chance de réussir et l’histoire est là pour nous rappeler comment toutes les tentatives de réforme du dedans de l’islam ont échoué, il serait plus judicieux de commencer ce travail d’explication et de pédagogie vis-à-vis de nos concitoyens pour qu’ils acceptent ces fondamentaux.
L’approche conciliatoire en permettant de maintenir l’illusion, qu’il suffit de quelques aménagements pour que religion et politique puissent faire bon ménage ne peut que nous faire répéter ad vitam æternam les échecs du passé. C’est un travail de longue haleine certes, et cela doit se faire avec l’école, l’instruction, la culture et l’ouverture aux autres. L’école doit apprendre à nos enfants comment penser et non quoi penser. Ne dit-on pas que l’instruction est l’ennemi des dictatures, y compris religieuses ? La tâche est certes ardue, mais ne perdons pas de temps et faisons nôtre cette phrase de Nietzche qui disait : «Tout ce qui est décisif ne naît que malgré.»
Mes parents, mes amis, ceux que j’aime sont musulmans et mon point de vue ne doit en aucun cas être interprété comme une défiance vis-à-vis de l’islam ou de ma société. C’est un cri pour préserver justement cette religion afin qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une quête spirituelle personnelle éloignée du pouvoir et de la politique.
Ce plaidoyer, je le fais aussi par amour pour mon pays et mes concitoyens qui ont trop souffert des affres de l’islam politique pour que l’on se permette aujourd’hui de l’oublier et de revenir en arrière. Nous devons impérativement tirer les leçons du passé et nous dire que plus jamais nous n’accepterons que nos enfants vivent ce que nous avons vécu.
Et à l’aune de la nouvelle Constitution qui se prépare, osons espérer que les rédacteurs de ce texte fondamental fassent preuve de courage et de lucidité pour que plus jamais l’islam politique n’ait droit de cité chez nous. Je terminerais avec cette phrase à méditer de Berthold Brecht qui disait : «Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde.»
N. D.



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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2015/09/29/article.php?sid=184885&cid=41