Contribution : RELIGION ET POLITIQUE
Plaidoyer pour une séparation pleinement assumée
Par le Pr Nacer Djidjeli
chirurgien pédiatre
J’ai lu et suivi avec beaucoup d’attention les contributions de M.
Boukrouh dans différents médias, notamment le vôtre, exposant son point
de vue sur la situation dramatique que vit le monde musulman et ses
propositions pour une éventuelle sortie de crise.
Je ne partage ni l’analyse ni les solutions qu’il propose, mais ceci ne
m’empêchera pas de le remercier de m’avoir permis d’initier en toute
modestie ce qui nous manque le plus, à savoir un débat, qui, je
l’espère, sera serein et constructif.
Je ne suis ni sociologue ni spécialiste de l’islam, mais je voudrais, si
vous le permettez, apporter mon point de vue de citoyen. Evidemment, ce
serait enfoncer des portes ouvertes que de dire que le monde musulman
traverse l’une des périodes les plus critiques de son histoire. Violence
et terrorisme au nom de la religion, extrémisme, intolérance, régression
culturelle et scientifique. Tels sont les maux, pour ne citer que
ceux-là, dont on affuble l’islam et les musulmans ces derniers temps.
Sur plusieurs pages,
M. Boukrouh essaye de faire l’analyse de cette crise, pour terminer en
nous proposant des clefs à même, selon lui, de nous permettre de sortir
de cette impasse. Pour lui, le problème résiderait essentiellement dans
«l’ordre actuel des sourates et la lecture littéraliste du texte sacré
sans contextualisation». Cet ordre serait problématique parce qu’il ne
respecte pas la chronologie de la révélation des sourates. Celles-ci
sont classées actuellement selon leur longueur et non selon l’ordre
chronologique de leur révélation, ce qui a rendu leurs compréhension et
interprétation très difficiles selon lui. De même, leur lecture
littéraliste, sans tenir compte du contexte de leur révélation, serait à
l‘origine de la mauvaise interprétation du texte sacré et des dérives
qui en résultent. Le fait que celles-ci aient été révélées dans une
conjoncture particulière où les musulmans et le Prophète étaient menacés
par les Médinois non convertis et qu’ils étaient obligés de se défendre
expliquerait par exemple la violence parfois extrême de certaines
d’entre elles. Il avance même qu’il suffirait de revoir cet ordre, de
remettre le texte sacré à «l’endroit» et de faire une lecture
contextuelle et non littéraliste de ces sourates pour que le problème
soit réglé.
Il est difficile d’accepter cette vision des choses. Nous pensons qu’à
un vrai problème, il nous est proposé de mauvaises solutions. Commençons
par le problème de l’ordre chronologique des sourates. Sur quoi se base
M. Boukrouh pour dire que l’agencement actuel des sourates n’existait
pas du temps du Prophète (QSSSL) et surtout n’a pas été voulu tacitement
par lui ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que même si le débat est
permis, bon nombre, pour ne pas dire la majorité, des savants musulmans
admettent que le texte coranique, qui fut fixé dans son intégralité à
l’époque du troisième calife Othman ibn Affân, correspond à l’ordre déjà
établi au temps du Prophète (QSSSL). D’ailleurs, M. Boukrouh dit, je le
cite, à propos d’un exemplaire du Coran récemment trouvé et qui
remonterait à la période du Prophète (QSSSL) : «J’attends un critère
pour la datation exacte de ces manuscrits : pour savoir si les sourates
sont dans l’ordre.» (Le Soir du 27-7-2015). Tire-t-il sa conclusion
avant d’avoir les résultats de cette datation ?
De plus, remettre à «l’endroit» le texte sacré serait, de l’avis même de
l’auteur, impossible à faire car il faudrait retirer, je le cite, de la
circulation le Coran dans le monde entier et dans toutes les langues de
la Terre pour le remplacer par un nouveau. Sans parler évidemment de
l’opposition reflexe et farouche que cela va susciter chez les musulmans
du monde entier, très sensibles à tout ce qui peut, de près ou de loin,
s’apparenter à une tentative de tahrif du texte sacré. Et à supposer
qu’on arrive à imposer cet agencement par ordre chronologique, en quoi
serait-il une solution à nos problèmes ? Ce sera un coup d’épée dans
l’eau, car le contenu et la substance des sourates qui posent problème
resteront les mêmes. Pour information, réagencer le Coran selon l’ordre
chronologique de révélation des sourates a déjà été proposé. Une édition
de ce type a été publiée en 1950 par l’orientaliste Régis Blachere, mais
elle avait suscité énormément de polémiques car il avait lui-même fixé
cet ordre chronologique. Le juriste chrétien d'origine palestinienne,
spécialisé dans le droit musulman, Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, même s’il
reste un individu très controversé, a fait le même travail en suivant,
quant à lui, une classification chronologique des sourates établie
officiellement par l’université d’El Azhar. L’édition d’Aldeeb,
comportant une version en français et une autre en arabe, est à ce jour
disponible.
Autre problème et de taille soulevé par cette remise à l’endroit des
sourates : le principe contenu dans le Coran lui-même de versets
abrogeants (nâsikh) et de versets abrogés (mansûkh). Ce principe
voudrait que si deux versets se contredisent, c’est celui révélé en
dernier qui doit être pris en considération comme le stipulent les
versets suivants : «Quand nous changeons un verset par un autre – et
Allah sait mieux ce qu’Il révèle –, ils disent : Tu n’es qu’un
faussaire. Mais la plupart d’entre eux ne savent pas.» (Sourate 16
verset 101). Ou encore : «Si Nous abrogeons un verset ou si Nous le
faisons passer à l’oubli, Nous le remplaçons par un meilleur ou un
semblable. Ne sait-tu pas que Dieu est puissant sur toute autre chose ?»
(Sourate 2, verset 106).
Classer les sourates par ordre chronologique mettrait ce qu’on nomme les
versets abrogeants à la fin du texte sacré. Le verset 256 sourate II
stipulant «pas de contrainte en religion» est exemplaire pour la
tolérance et le principe de liberté de conscience qu’il véhicule. Il se
verrait malheureusement abrogé par d’autres beaucoup plus violents et
intolérants mais révélés après lui, donc censés avoir plus de poids. Ces
versets problématiques sont nombreux, à l’exemple du verset 29 de la
sourate IX qui dit : «Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au
Jugement dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont
interdit, ceux qui parmi les gens du livre ne pratiquent pas la vraie
religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut
après s’être humiliés.» Les versets les plus problématiques comme ceux
violents ou discriminants vis-à-vis des femmes et l’héritage sont venus
tous, malheureusement, en dernier durant la période médinoise. Ils sont
donc censés avoir plus de crédibilité et devraient, en cas de litige,
être retenus et faire jurisprudence.
Faut-il annuler ou abroger ce principe de nasakh et mansoukh ? Certains
penseurs musulmans le pensent. Mais le monde musulman est-il prêt à
accepter cette démarche ? Apparemment non, quand on sait que le
Soudanais Mahmoud Muhammad Taha, pour l’avoir proposé, le paya de sa
vie. Il fut en effet déclaré coupable d’apostasie et pendu le 20 janvier
1985.
Au final, remettre le texte sacré à «l’endroit» serait, sur le plan
pratique, impossible à faire, créerait d’autres problèmes consécutifs à
cette notion de versets abrogès et abrogeants et surtout ne changerait
rien au problème de fond qu’est le contenu lui-même de certaines
sourates problématiques qui restera le même. Ces versets discriminants
ou violents sont bien là et changer leur ordre de lecture ne les
effacera pas et n’empêchera pas certains de s’en inspirer s’ils le
veulent.
Eviter la lecture littéraliste du texte sacré tout en contextualisant
son exégèse : voilà ce que nous conseille aussi M. Boukrouh. Là aussi
faire une lecture non littéraliste du texte en replaçant les sourates
dans le contexte dans lequel elles ont été révélées au Prophète (QSSSL)
serait, à mon avis, irréaliste, irréalisable et inacceptable par la
majorité des musulmans.
Dire que telle sourate ou telle autre n’est valable que dans le contexte
de sa révélation est inconcevable, car cela voudrait tout simplement
signifier qu’une partie du Coran, étant donné que les temps ont changé,
n’est plus valable. Dire que certaines sourates ont été révélées pour
une conjoncture spécifique et devait s’adresser à un clan ou une
population particulière est là aussi contraire à la logique même du
texte sacré qui, pour la quasi-majorité des croyants, est censé être
universel et intemporel. Ceci va à l’encontre de deux principes
fondamentaux du texte sacré, à savoir son intemporalité et son
universalité qui font de lui un livre valable en tout lieu et en tout
temps. Cette lecture serait évidemment tout à fait inacceptable pour la
majorité des croyants qui, conséquents avec eux-mêmess ne peuvent
accepter de couper le texte en tranches pour n’appliquer qu’une partie
et méconnaître une autre.
De plus, sur un plan pratique, que voudrait dire faire une lecture
contextualisée du texte sacré en prenant en compte le contexte dans
lequel il a été révélé ? Prenons comme exemples la violence et la
contrainte religieuse en islam. C’est vrai qu’il y a des sourates qui
appellent à la paix et la tolérance en islam comme le verset 256 de la
sourate sus-citée qui prône qu’il ne peut y avoir de contrainte en
religion, mais il y a aussi beaucoup d’autres qui prônent l’inverse.
Quelques exemples : la sourate IX, verset 73 qui dit : «Ô Prophète,
combat les incrédules et les hypocrites, sois dur envers eux» ou encore
la sourate IX,
verset 5 : «Après que les mois sacrés expirent, tuez les polythéistes où
que vous les trouverez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans
toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la salat et
acquittent la zakat, alors laissez-leur la voie libre, car Allah est
Pardonneur et Miséricordieux», et sourate XLVII, verset 4 : «Lorsque
vous rencontrez les incrédules, frappez-les à la nuque jusqu’à ce que
vous les ayez abattus : liez-les fortement puis vous choisirez entre
leur libération et leur rançon afin que cesse la guerre». Autre exemple,
celui des règles de succession en matière d'héritage, les versets
successifs sont :
«La Vache» sourate II, verset 180 : «Voici ce qui vous est prescrit :
quand la mort se présente à l'un de vous, si celui-ci laisse des biens,
il doit faire un testament en faveur de ses père et mère, de ses parents
proches conformément à l'usage. C’est un devoir pour ceux qui craignent
Dieu.» Mais qui a été suivie par la sourate IV, verset 11 : «Quant à vos
enfants, Dieu vous ordonne d'attribuer au garçon une part égale à celle
de deux filles. S'il n'y a que des filles, même plus de deux, les deux
tiers de l'héritage leur reviendront. Et s'il n'y en a qu'une, la moitié
lui appartiendra.
Si le défunt a laissé un fils, un sixième de l'héritage reviendra à ses
père et mère.
S'il n'a pas d'enfant et que ses parents héritent de lui : le tiers
reviendra à la mère.
S'il a des frères le sixième reviendra à sa mère, après que ses legs ou
ses dettes auront été acquittés. Vous ignorez si ce sont vos ascendants
ou vos descendants qui vous sont les plus utiles. Telle est l'obligation
imposée par Dieu : Dieu est celui qui sait, Il est juste. »
La sourate II, verset 180 a été révélée à Médine et selon la tradition
c'est la 87e dans l'ordre de la révélation, alors que la sourate IV,
verset 11 est considérée comme la 92e.
On voit là aussi que très vite, on est confronté à ce problème de
versets contradictoires. Ceux prônant la tolérance et l’égalité sont
chronologiquement suivis d’autres discriminatoires et plus violents.
Mais problème d’ordre chronologique mis à part, revenons à cette
proposition de contextualisation et de lecture non littéraliste proposée
comme solution à nos problèmes. Comment peut-on comprendre autrement ces
sourates sans en changer le contenu ?
Suffit-t-il de citer le contexte, de dire que les musulmans étaient
obligés de se défendre, ou que la femme était prise en charge autrement
à l’époque pour que ces sourates problématiques deviennent caduques ?
Assurément non. Quel que soit l’exercice d’exégèse et d’herméneutique
que l’on fera pour satisfaire à cette exigence d’égalité homme-femme par
exemple ou de tolérance vis-à-vis des autres religions, on ne pourra y
arriver sans contredire le texte ou le réécrire.
Ce qui, pour la majorité des croyants, serait un sacrilège et
sincèrement ils seraient tout à fait dans leur logique. Nous l’avons vu
et au risque de nous répéter, c’est vrai qu’il y a des sourates datant
de la période mecquoise qui prônent la paix, la tolérance et la
modération. Mais il y a aussi, et c’est là tout le problème, d’autres
datant de l'époque médinoise, qui appellent à la guerre, la violence et
des attitudes qui, de nos jours, paraissent indiscutablement
inacceptables. Si on part de ce principe de contextualisation, doit-on
mettre au rebut toutes les sourates médinoises ? On peut trouver dans le
Coran un verset et son contraire et souvent une imprécision et un flou
ou chacun peut y puiser, selon ses penchants, ou la paix, l’entente et
la tolérance ou la guerre, le terrorisme, et l’intolérance. Il ne faut
pas se voiler la face, le Coran contient des sourates où alterne
l’explicite et l’ambigu, des versets clairs et d’autres qui le sont
beaucoup moins. Le Coran lui-même confirme qu’il contient des «versets
clairs» et d’autres «équivoques» comme le stipule la sourate III, verset
7 : «C’est Lui qui a fait descendre sur toi le livre. On y trouve des
versets clairs la mère du livre et d’autres figuratifs.» Nier cette
difficulté que le livre sacré lui-même annonce serait nier la réalité.
Peut-on imposer à un musulman pour qui le Coran est parole de Dieu,
intemporel et universel, de suivre telle sourate plutôt qu’une autre ?
Assurément non, à mon avis. La tradition sunnite majoritaire voudrait
que le Coran soit un texte incréé, universel et intemporel donc
intouchable et tout croyant voudrait s’en tenir à l’esprit et à la
lettre des sourates. On ne peut reprocher aux croyants de suivre ce qui
est écrit. Ce problème n’est d’ailleurs pas propre à l’islam. Que ce
soit l’Ancien ou le Nouveau Testament, ils contiennent eux aussi des
chapitres violents ou discriminants que certains fondamentalistes
chrétiens ou juifs n’hésitent pas à citer pour justifier leurs excès et
leurs méfaits. Au fait, que veut dire réformer l’islam ? De tout temps
un véritable duel a existé entre les doctes tenants de l’orthodoxie, et
les modernistes, herméneutes réformateurs. Et dès le VIIIe siècle, une
approche rationaliste du Coran a eu tendance à se mettre en place avec
les Moutazilites qui, à l’inverse d’une approche littéraliste du texte
prônée par les conservateurs, insistaient sur le sens caché de celui-ci
et le libre arbitre du musulman. On peut citer à travers les siècles une
multitude de penseurs et savants musulmans réformateurs qui ont, en
toute bonne foi, fait de cette tâche leur credo. Pourquoi au fil des
siècles toutes leurs tentatives ont échoué ? Comme M. Boukrouh aime bien
citer A. Einstein, je ne peux m’empêcher de rappeler cette phrase où il
disait que si un problème ne se résoud pas, c’est que la solution
proposée est mauvaise. Pluralité des peuples et des langues de l’islam,
moins d’un musulman sur cinq est aujourd’hui arabe. Complexité et
multiplicité des familles dogmatiques et des confessions : sunnites
chiites, musulmans ismaéliens, alaouites, druzes, ibadites pour ne citer
que ceux-là. Le sunnisme lui-même est divisé en plusieurs courants
souvent opposés. Les musulmans n’ayant pas d’identité homogène, il n’y a
pas d’islam unique. Les schismes et les conflits politico-théologiques
comme celui chiite et sunnite parfois terribles et sanglants y attenants
n’ont pas pu être règlés depuis des siècles et persistent à ce jour. Et
si preuve il fallait nous n’avons qu’à voir la guerre que se livrent
sunnites et chiites par houtis interposés actuellement au Moyen-Orient.
L’islam et par essence pluriel, car répétons-le, le Prophète (QSSSL) n’a
laissé à sa mort aucun testament politique.Tout ceci explique la
complexité et surtout la difficulté de trouver une réforme consensuelle
qui viendrait de l’intérieur de l’islam.
Même si comparaison n’est pas raison, le christianisme, pour ne citer
que cette religion, a connu des siècles d’obscurantisme, de violence et
d’inquisition, mais il est arrivé à admettre qu’il devait impérativement
se poser les vraies questions pour se mettre au diapason des exigences
de la société moderne. Difficilement et tardivement certes, mais
l’Eglise catholique, infaillible et intransigeante d’alors, accepte,
après le concile Vatican II, de se rallier aux droits de l’homme et à la
démocratie. Mais malgré cela et sur beaucoup de questions d’actualité,
l’Eglise, dont le poids du magister reste très lourd, continue à adopter
des attitudes rétrogrades en décalage avec la société. Ce qui a permis
d’apaiser les sociétés occidentales, c’est la séparation du religieux de
la politique. Qu’on l’appelle laïcité ou autre, cela importe peu.
Cette séparation du temporel et de l’intemporel a permis à tout un
chacun dans ces sociétés occidentales de vivre sa religion et sa foi en
toute quiétude et sérénité. L’islam pourra-t-il le faire ? Non si on
continue à nous proposer de mauvais remèdes et de fausses pistes, comme
le fait, avec tout le respect que je lui dois, M. Boukrouh.
Un bel exemple d’une mutation salvatrice qu’il faudra méditer, c’est la
naissance de partis politiques démocrates chrétiens. Cette
transformation s’est passée en Europe au début de XXe siècle et a permis
de passer d’un christianisme politique à une démocratie chrétienne.
Cette idée cherchait, devant l’exigence moderniste de la société, à
concilier dans un courant politique les principes démocratiques devenus
indiscutables et le christianisme. Au début, l’Eglise était attachée à
une vision d’un pouvoir politique à essence divine, puis petit à petit
et devant la réalité du terrain, elle a fini par faire des compromis, en
admettant l’idée même de démocratie, ce qui n’était pas du tout évident
au début. De ce compromis sont nés les partis chrétiens démocrates
d’Europe. Leurs programmes sont fondés sur les principes fondamentaux de
la démocratie et des droits universels de l’homme en y rajoutant
l’apport culturel du christianisme, ce qui a valu même à ces partis de
recevoir le soutien d’agnostiques et même d’athées. En plus des notions
d’alternance du pouvoir, de droit positif, d’égalité des droits quel que
soit la religion ou le sexe, de la liberté de conscience, il a été
rajouté la primauté de la famille comme cellule de base de la société,
la liberté de l’enseignement confessionnel, la préoccupation de la
dimension spirituelle des individus entre autres pour ne citer que
ceux-là. Et là aussi nous le voyons, pour qu’une tentative de réforme
ait une chance de réussir, elle doit impérativement reposer sur le
principe de citoyenneté et non sur une interprétation ou une
compréhension différente du texte sacré vouée à l’échec comme par le
passé. Des dizaines, pour ne pas dire des centaines de noms illustres,
ont essayé par le passé de réformer l’islam mais ils ont tous échoué.
Cet échec est dû essentiellement, nous le pensons, au fait que toutes
ces tentatives de réforme étaient faites tout en acceptant
l’arrière-pensée que la religion devait régir la société et qu’il
suffisait uniquement de faire une relecture du texte sacré ou de le
réagencer pour que cette réforme ait lieu. Décidé à continuer à faire
plaisir à M. Boukrouh, je ne peux m’empêcher de citer encore une phrase
de cet illustre savant qu’est A. Einstein : «La bêtise c’est de faire
toujours la même chose et de s’attendre à un résultat diffèrent.»
D’aucuns nous rétorqueraient : mais l’islam est dine wa dawla !!!
Oui, mais cette notion de dine wa dawla ne semble avoir aucune base
historique solide. Déjà, dès le règne des Omeyyades avec Muawiya,
c’est-à-dire à peine trente ans après la mort du Prophète (QSSSL), la
séparation entre dine et dawla aurait débuté (Al Jabiri). En effet le
très controversé Muawiya décide d’une rupture avec ses prédécesseurs,
les quatre «califes bien guidés» (errachidines), en privilégiant une
voie fondée sur l’intérêt réciproque des uns et des autres et une
différenciation entre politique et société civile. Cette lecture est
celle aussi de penseurs comme Ibn Khaldoun et Abou bakr ibn el Arabi
pour ne citer que ceux-là. Ces auteurs pensent que l’islam dine wa dawla
n’a existé que pendant le règne du Prophète (QSSSL) et des quatre
califes bien guidés qui l’ont suivi. Ceci s’expliquerait par le contexte
très particulier des foutouhates (les conquêtes) où les califes étaient
obligés d’être à la fois chefs militaires et chefs religieux. D’ailleurs
il n’y a aucun texte coranique ou hadith du Prophète( QSSSL) qui codifie
la forme de l’Etat en islam. Je n’oublierais pas de faire remarquer
aussi, que sur les quatre califes bien guidés, trois ont été assassinés
et n’ont pas terminé leur règne. Ceci témoigne, si besoin est, de la
difficulté de concilier politique et religion et cela même pour des
compagnons du Prophète (QSSSL) comme Omar, Uthman ou Ali dont la
légitimité et l’aura ne sauraient être mises en doute. Que dire alors de
certains de nos contemporains qui faisant fi de l’histoire, pensent
qu’il suffit de le clamer pour que la dawla islamya s’installe et règle
tous nos problèmes ?
Evidemment qu’on nous opposera aussi l’éternel argument schizophrénique
que cette séparation du politique et de la religion est un produit
occidental. Je dirais, et après ? Le monde musulman devrait-il refuser
la séparation du politique et de la religion parce que l’idée viendrait
de l’Occident alors que tout ce qu’il consomme vient de cet Occident ?
Entre-temps et depuis des siècles, personne, aucun musulman, n’a pu
proposer un autre modèle qui puisse convenir à nos contrées et qui a
marché, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Devrions-nous rejeter
cette séparation sous l’unique prétexte schizophrène que c’est une idée
qui vient de l’Occident ? Si oui, rejetons tout ce qui vient de cet
Occident. L’origine de celle-ci importe peu et c’est plutôt son contenu,
sa substance qui devrait nous interpeller et nous faire réfléchir.
Importe peu comment l’appeler ou d’où elle vient, l’important c’est ce
qu’elle nous ramène. Beaucoup de penseurs musulmans ont déjà suggéré que
cette séparation du politique et du religieux pouvait être une idée
salvatrice. A l’exemple d’Averroès ou Ibn Rochd qui a été un précurseur
de cette pensée laïque. Né à Cordoue en 1126, il est reconnu comme étant
le fondateur de ce principe de séparation entre politique et religion.
Grand commentateur de l’œuvre d’Aristote, il cherche à séparer la foi,
la science et la politique. Sa pensée inquiète les musulmans ce qui lui
vaut d’être exilé et ses livres brûlés par les autorités musulmanes de
l’époque. Sa pensée novatrice lui attira aussi l’ire des Occidentaux en
proie alors à de graves conflits de religion, d’inquisition et qui le
traiteront d’hérétique, d’athée et de libertin à l’époque. Triste
retournement de l’histoire et preuve de la régression du monde
arabo-musulman : l’Occident chrétien a adopté et appliqué par la suite
cette pensée qui venait d’un musulman, alors que nous, nous continuons
notre déni et notre fuite en avant.
Penser que faire une lecture contextualisée et non littéraliste des
sourates ou remettre le texte sacré dans l’ordre chronologique serait
une solution à nos problèmes est illusoire, irréaliste et comme c’est le
cas depuis des siècles, voué à l’échec. Ce serait comme si on disait à
quelqu’un dont la maison brûle et va s’écrouler, rassure-toi on va te
refaire la peinture (Hamed Abdel-Samad).
Nulle issue à mon sens à nos problèmes que cette séparation entre
politique et religion. Elle permettra, à ne pas en douter, aux croyants,
quel que soit leur courant, de vivre leur foi en toute sérénité car ils
ne lutteront plus pour le pouvoir. Nos coreligionnaires se doivent de
reconnaître, que le lieu où cohabitent le plus en paix les religions
reste l’Occident, c’est-à-dire là où cette séparation entre religion et
politique a eu lieu.
Le but recherché ne doit en aucun cas être celui d’une sécularisation de
la société ou un rejet de la religion mais justement la préservation de
cette dernière en empêchant qu’on l’utilise à des fins politiques.
Le principe de moralisation par le haut et l’imposition de règles
d’origine transcendante à caractère de vérité absolue, totale et
indiscutable ne peut s’accorder avec les aspirations d’une société
démocratique, ouverte aux autres et tolérante. Le sacré doit rester une
affaire personnelle, il ne peut en être autrement de nos temps. Et c’est
là, et seulement là où le politique est libre envers la religion, là, et
seulement là où la religion est libre envers le politique, que quelque
chose comme la réalité rare des libertés peut fleurir, celle du citoyen
et celle du croyant, disait Claude Lichtert.
Au XXIe siècle, le monde étant devenu un petit village, l’inquisition,
comme cela s’est passé pour Boudjedra, Kamel Daoud, ou plus loin de chez
nous avec Omar Sharrif, pour ne citer que ces exemples-là, obligés de
justifier s’ils sont croyants ou non, n’a plus droit de cité. Nous ne
pouvons vivre en paix avec nous-mêmes et avec les autres, si nous
continuons à croire que nous détenons la vérité universelle et que notre
religion est celle qui doit supplanter toutes les autres. La citoyenneté
doit primer sur la croyance.
Oui, l’islam est solidement ancré en nous culturellement, cultuellement,
sentimentalement et ses racines sont profondes, mais c’est aussi pour
cela qu’on doit le préserver et éviter de proposer des solutions
ménageant la chèvre et le chou et qui ont fait la preuve de leur échec
par le passé.
Oui, il est malheureusement difficile de défendre cela dans une société
qui, reconnaissons-le, est aux antipodes de la modernité. Selon un
récent sondage, le poids électoral de l’islam politique chez nous est
estimé à 30 à 40% de l’électorat et 75% des Algériens seraient
favorables à ce que les lois de la République se basent sur la charia (Nacer
Djabi 2015). Les deux tiers des Algériens expriment aussi des positions
conservatrices proches des courants religieux conservateurs. Seul un
Algérien sur trois est ouvert à l’universalité et à la modernité, selon
le même auteur. Ces statistiques ne veulent pas dire, obligatoirement,
adhésion mais c’est plutôt l’expression du rejet d’un ordre injuste et
arrogant.
Cette absence d’esprit de citoyenneté est due essentiellement aux
siècles de colonisation et aux pratiques quotidiennes du pouvoir qui,
par son comportement, est arrivé à jeter la masse des croyants dans les
bras d’histrions qui leur font croire que l’islam est la seule solution
à leurs problèmes.
D’ailleurs ce même pouvoir pour qui ces données ne sont pas méconnues se
retrouve souvent à faire de la surenchère pour plaire à cet électorat
islamiste. Et de concession en concession, il est souvent amené à
défendre le même programme que l’islam politique. D’ailleurs je ne peux
m’empêcher de rappeler ces scènes burlesques de ministres et de hauts
responsables politiques, connus pour être des adeptes de Bacchus,
obligés de se montrer chaque année à la grande mosquée pour la prière de
l’aïd. Cela peut paraître caricatural et je m’en excuse, mais je crois
qu’il existe deux catégories de croyants. Ceux qui croient en une
religion, la pratique en toute quiétude, pacifisme et sérénité sans en
aucune manière essayer de l’imposer aux autres. Et ceux qui croient en
une religion, seule et unique vérité, exclusive de toutes les autres et
qui veulent l’imposer comme projet politique à la société entière,
quitte à le faire par la violence et la cœrcition. La fracture se situe
à ce niveau, et malheureusement tous les maux que vit le monde musulman
viennent de cette deuxième catégorie à qui il faut impérativement barrer
le chemin. La conviction qu’il y’a une vérité seule et unique et qu’on
la détient paraît être la racine profonde de tout le mal qui existe dans
le monde (Max Born). L’humanité a mis plus de deux mille ans pour
adopter un système de gouvernance, qui un tant soit peu garantisse les
droits fondamentaux des citoyens. Ce système qu’est la démocratie n’est
certes pas parfait, mais il reste le moins mauvais des systèmes et à ce
jour les hommes n’ont pas trouvé mieux. Mais la démocratie d’essence
humaine ne peut s’accommoder du divin sans heurts. Une théocratie ou un
Etat islamique ne peuvent s’accorder avec une démocratie.
Présumer le contraire serait méconnaître les fondements de l’un et de
l’autre. En effet dans une démocratie c’est le peuple qui détient la
souveraineté et le pouvoir de légiférer par l’intermédiaire de ces élus
alors qu’indiscutablement dans une théocratie ou un Etat islamique c’est
Dieu qui détient le pouvoir et dicte le droit. Qu’on l’appelle laïcité
ou autre importe peu, comme le souligne l’attitude pragmatique de
Mohamed Abid Al Jabiri qui préfère parler plutôt de démocratie et de
rationalisme. Il y a bien des pays démocratiques, modernes qui ne se
dénomment pas laïques mais dont le système de gouvernance respecte des
fondamentaux tels que la liberté de conscience, un droit positif,
l’égalité des citoyens quel que soit leur sexe ou leur religion,
séparation politique-religion et où les gens sont traités comme citoyens
et non comme croyants.
Ce qui importe c’est cela, le respect de ces fondamentaux. Dans un pays
comme les Etats-Unis, la religion est omniprésente dans la société, le
président, lors de son investiture, jure même sur la Bible, mais l’Etat
et les institutions sont neutres et les fondamentaux sus-cités font
consensus et sont respectés par tout le monde. C’est vrai que trop
souvent encore dans nos sociétés cette séparation du politique et de la
religion suscite incompréhension et rejet car assimilée, à tort, à
l’athéisme, à un rejet de la religion ou tout simplement parce que c’est
un concept occidental inapplicable chez nous comme nous l’avons vu.
Evidemment qu’il est difficile et même dangereux de plaider cette cause
par les temps qui courent. Les tenants de cette vision devraient même
être punis de mort comme le suggère le vénérable Y Quaradaoui, rien que
ça. Mais plutôt que de proposer des solutions qui n’ont aucune chance de
réussir et l’histoire est là pour nous rappeler comment toutes les
tentatives de réforme du dedans de l’islam ont échoué, il serait plus
judicieux de commencer ce travail d’explication et de pédagogie
vis-à-vis de nos concitoyens pour qu’ils acceptent ces fondamentaux.
L’approche conciliatoire en permettant de maintenir l’illusion, qu’il
suffit de quelques aménagements pour que religion et politique puissent
faire bon ménage ne peut que nous faire répéter ad vitam æternam les
échecs du passé. C’est un travail de longue haleine certes, et cela doit
se faire avec l’école, l’instruction, la culture et l’ouverture aux
autres. L’école doit apprendre à nos enfants comment penser et non quoi
penser. Ne dit-on pas que l’instruction est l’ennemi des dictatures, y
compris religieuses ? La tâche est certes ardue, mais ne perdons pas de
temps et faisons nôtre cette phrase de Nietzche qui disait : «Tout ce
qui est décisif ne naît que malgré.»
Mes parents, mes amis, ceux que j’aime sont musulmans et mon point de
vue ne doit en aucun cas être interprété comme une défiance vis-à-vis de
l’islam ou de ma société. C’est un cri pour préserver justement cette
religion afin qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser
d’être : une quête spirituelle personnelle éloignée du pouvoir et de la
politique.
Ce plaidoyer, je le fais aussi par amour pour mon pays et mes
concitoyens qui ont trop souffert des affres de l’islam politique pour
que l’on se permette aujourd’hui de l’oublier et de revenir en arrière.
Nous devons impérativement tirer les leçons du passé et nous dire que
plus jamais nous n’accepterons que nos enfants vivent ce que nous avons
vécu.
Et à l’aune de la nouvelle Constitution qui se prépare, osons espérer
que les rédacteurs de ce texte fondamental fassent preuve de courage et
de lucidité pour que plus jamais l’islam politique n’ait droit de cité
chez nous. Je terminerais avec cette phrase à méditer de Berthold Brecht
qui disait : «Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête
immonde.»
N. D.
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