Chronique du jour : CE MONDE QUI BOUGE
La Turquie s’enfonce dans la violence


Par Hassane Zerrouky
A 16 jours du scrutin législatif du 1er novembre, jamais depuis 2002 une campagne électorale en Turquie n’avait été rythmée par autant de violences. A Dyarbakir (Kurdistan), le 5 juin, une explosion en plein meeting du HDP (Parti démocratique des peuples) tuait quatre personnes. Toujours en région kurde, le 20 juillet, à Suruç (meeting du HDP encore), 32 personnes étaient tuées par un attentat kamikaze. Et comme si cela ne suffisait pas, le 10 octobre à Ankara, un double attentat kamikaze provoquait la mort de 127 personnes. Ces attentats attribués à l’Etat islamique (EI) n’ont jamais été revendiqués par l’organisation d’Al-Baghdadi. Aussi les Kurdes n’ont-ils pas hésité à désigner le pouvoir de Tayyip Erdogan comme le principal responsable de cette violence qui endeuille la Turquie. De plus, durant la période allant de juin à octobre, plus de 400 sièges du HDP ont été saccagés ou détruits, des militants agressés, les Kurdes accusant des nervis de l’AKP (Parti de la justice et du développement) de Tayyip Erdogan .
Pourquoi le HDP (Parti démocratique des peuples) ? Comme son nom l’indique, cette formation n’est pas pro-kurde, mais se veut le parti de tous les peuples de Turquie (kurde, arménien, alévi, arabe et turc, bien sûr). C’est cela qui dérange le pouvoir de Tayyip Erdogan, d’autant que le HDP a réussi à franchir la barre des 10%, seuil imposé par les militaires et les kémalistes en 1982 pour empêcher les formations de la gauche radicale, les Kurdes et les islamistes, d’accéder au Parlement. Ainsi jusqu’en 2015, pour accéder au Parlement, les Kurdes se présentaient aux élections à titre individuel, comme candidats indépendants, afin de franchir cette barre des 10%, ce qui leur permettait de faire élire entre 15 et 20, voire 30 députés sur les 550 que compte le Parlement turc. Mais voilà, aux législatives de juin dernier, le HDP a obtenu 13% de voix, soit 80 sièges, ruinant du coup les espoirs de l’AKP et d’Erdogan d’avoir la majorité absolue qui lui aurait permis de modifier la Constitution et de faire basculer la Turquie d’un régime parlementaire où le chef de l’Etat est élu par les députés vers un régime présidentiel à la française plutôt qu’à l’américaine.
Le succès du HDP est dû justement au fait qu’il ne s’est pas présenté comme un parti de type régional mais une formation de gauche, marxisante, agrégeant une majorité de courants de la gauche radicale turque, des acteurs de la société civile. Pour Erdogan et son parti l’AKP, c’en était trop. Le HDP est désigné à la vindicte populaire, accusé d’être l’émanation du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan d’Abdallah Öcalan, aujourd’hui en prison) qui a repris la lutte armée contre le pouvoir turc après l’attentat kamikaze du 20 juillet dernier.
Reste que la stigmatisation du HDP par l’AKP et Erdogan ne saurait masquer la réalité des liens entre le pouvoir turc et des groupes islamistes luttant contre le régime de Damas, qui ont prospéré sous le parapluie d’Ankara. Certaines localités du sud de la Turquie comme Adiyaman sont devenues des bastions de l’islamisme radical turc et des bases arrière de l’EI. « L’un des deux kamikazes du carnage d’Ankara, écrit le correspondant turc Ragip Duran du quotidien Libération de mardi dernier, pourrait être Yunus Emre Alagöz (…) frère aîné d’Abdurrahman Alagöz, auteur de l’attentat suicide de Suruç le 20 juillet» dernier. Tous trois sont kurdes, souligne le journaliste. Et selon les médias turcs, plus de trois mille Turcs combattent dans les rangs de l’EI, du Front al-Nosra et de divers groupes salafistes en Syrie.
Pour clore ce tableau, la stratégie de tension et de criminalisation du HDP visant à détourner une partie de l’électorat turc du HDP, risque au final de se retourner contre ses auteurs. S’il n’opte pas pour une autre politique, l’AKP pourrait être dépassé par l’engrenage de la violence qu’il a lui-même nourrie par ses discours à l’emporte-pièce à l’endroit des Kurdes et de la gauche turque. Une possible radicalisation des jeunes Kurdes n’est pas à exclure. Car ils pourraient vite arriver à la conclusion qu’Ankara ne veut pas reconnaître les droits culturels et politiques kurdes et, partant, basculer dans une violence d’ores et déjà à l’œuvre. Et ce n’est pas le geste tardif du Président turc se recueillant hier sur le lieu du double attentat à Ankara et le limogeage de trois chefs de la police, et ce, après avoir entretenu le doute sur les auteurs de cet acte, qui va changer la donne et permettre à l’AKP d’obtenir la majorité absolue le 1er novembre prochain.
H. Z.



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