Contribution : Pourquoi le Nobel est-il allé aux Tunisiens ?
Par Abdelkader Leklek
Le Nobel, cette récompense autant recherchée que décriée, demeure dans
sa crédibilité équivoque.
Le crédit dont est censé bénéficier ce prix avait été à maintes fois et
pour moult raisons ébréché. Des craquelures garnissent son contour. Oui,
car pourquoi voulez-vous que cinq personnes, quels que soient leurs
qualités, leurs capacités, leurs compétences, leur probité et autres
attributs humains, décident-elles, à partir d’un salon feutré, niché
dans le froid nordique, de récompenser une ou plusieurs personnes, sinon
une ou des institutions, ayant produit une contribution majeure pour la
paix dans le monde ?
C’est-à-dire cinq personnes qui décideraient, à partir d’une grille
d’évaluation qui leur est propre, à la place de 7 milliards d’êtres
humains, dont les 80% n’ont pas accès à la paix, sinon à une paix
boiteuse et inachevée. Une paix souffrant de plusieurs tares et lestée
encore d’autres lourds carcans. Ensuite, si à certaines occasions, ce
prix avait fait mouche, en gratifiant des personnalités et des
organisations, il avait aussi péché par trop de parades marquées :
m’as-tu vu ? Ainsi, comment justifier que cette distinction, si tant
elle l’est toujours, aille à Barack Obama, pour ses efforts
extraordinaires afin de renforcer la diplomatie internationale et la
coopération entre les peuples ? Pour le moins, ce fut fait dans la
précipitation.
Le 20 janvier 2009, le premier président noir de l’histoire des
Etats-Unis prêtait serment, et le 9 octobre de la même année, il
recevait cet honneur. Sans entrer dans d’autres détails, il y a, là,
pour le moins, un anachronisme, ce mot qui ne possède pas de terme
équivalent en langue arabe, sinon par une périphrase, nous dit
l’historien de la pensée islamique et créateur de l’islamologie
appliquée, Mohamed Arkoun.
Comment demeurer crédible et persuader l’humanité tout entière du bon
choix pour récompenser la paix et la coopération entre les peuples,
quand le récipiendaire n’avait pas encore eu le temps de chauffer son
siège du bureau Ovale? Et également quand il est arrivé à une encablure
de la fin de son mandat qui aura duré huit ans.
Il n’y a qu’à examiner l’état dans lequel se trouvent la diplomatie
internationale et la coopération entre les peuples. Et ce qui se passe
aujourd’hui en Palestine en est une illustration parlante. Mais au-delà
de ces contresens, l’attribution du prix Nobel de la paix au Quartet
tunisien est d’une autre saveur, j’allais dire d’un autre piquant. Oui,
car l’exploit n’est pas près d’être reproduit dans la sphère
politico-culturelle arabophone. De quoi s’agit-il en fait ? D’une
prouesse historique dont l’élément moteur fut la société civile et pas
les partis politiques, encore moins tout ce qui se réclame de
l’institutionnel tunisien.
Au plus fort de la crise, tous ces politiciens en panne de solutions
menaient la Tunisie post-révolte vers un blocage dont les conséquences
auraient été particulièrement endurées par les Tunisiens d’en bas, ceux
qui avaient justement fait fuir le généralissime résident du Palais de
Carthage et sa régente de femme. Il s’était agi de recadrer les
discussions sur la nouvelle Constitution du pays, qui allait tracer les
contours et préciser les fondamentaux du futur projet de société du pays
du Jasmin.
Le samedi 5 octobre 2013, après divers tractations, reports et
revirements, l’Union générale tunisienne du travail, l’Union tunisienne
de l’industrie du commerce et de l’artisanat, la Ligue tunisienne des
droits de l’Homme et l’Ordre national des avocats de Tunisie, dénommés
désormais le Quartet, par opposition à la troïka qui dirigeait le pays
depuis les élections du 23 octobre 2011, avaient réussi à organiser la
première réunion du dialogue national.
Cette assise tant attendue avait démarré le samedi 5 octobre à 9 heures
au Palais des Congrès de Tunis en présence, d’une part, des trois
leaders de la troïka, le président de la République par intérim Moncef
Marzouki, le président de l’Assemblée nationale constituante, Mostefa
Ben Jaâfar, et le premier ministre Ali Laârayedh. Et de l’autre, les
quatre parrains de l’initiative et les représentants de 26 partis
politiques. Toutefois, pour s’imprégner de l’ambiance qui avait prévalu
en Tunisie et qui avait conduit à ce que des organisations tunisiennes,
autres que les partis politiques, prennent une telle initiative pour le
moins inédite sous ces cieux et bien d’autres dans la même sphère
géographique, culturelle et civilisationnelle, un retour sur la
chronologie des évènements donnera au lecteur plus de visibilité sur mon
interrogation de présentation. Tout avait commencé le 25 juillet 2013,
le jour de l’assassinat du leader du mouvement populaire et député
Mohamed Brahmi.
C’était le deuxième assassinat exécuté en l’espace de six mois, visant
une personnalité politique, par des terroristes islamistes tunisiens,
après celui commis contre Chokri Belaïd, avocat et secrétaire général du
Mouvement des patriotes démocrates, le 6 février 2013, avec la même arme
à feu. Ce qui allait devenir le Quartet (UGTT, UTICA, LTDH et Onat)
dénonça aussitôt l’assassinat de Mohamed Brahmi et décida de la
suspension du dialogue national qui avait démarré en mai 2013. Par la
suite, et le 30 juillet 2013, l’UGTT présentait une initiative de sortie
de crise qui prévoyait la dissolution du gouvernement en place, et le
choix sur fond de compromis d’une personnalité nationale indépendante
qui se chargera de constituer un gouvernement formé de compétences
nationales, dans un délai de sept jours.
Le 6 août 2013, le président de l’Assemblée nationale constituante,
Mustapha Ben Jaâfar, annonçait la suspension des travaux de l’ANC
jusqu’à l’ouverture d’un dialogue entre tous les acteurs politiques.
Le 22 août 2013, le mouvement Ennahdha, aux commandes du pays, accepte
l’initiative de l’UGTT, envisageant, dès lors, la dissolution du
gouvernement conduit par Ali Laârayedh et son remplacement par un
gouvernement formé de compétences nationales avec le maintien de
l’Assemblée nationale constituante jusqu’au 23 octobre 2013. Après cela,
c’est-à-dire le 30 août 2013, les parrains du dialogue national
annonçaient que la Troïka s’était engagée à accepter le principe de la
démission du gouvernement. Cependant, le 31 août 2013, les partis de
l’opposition soumettaient une nouvelle série de propositions au Quartet
en réponse à la nouvelle initiative lancée par la Troïka. En réplique,
le 4 septembre 2013, le Quartet annonce l’échec des négociations avec le
Front du salut national sur ses propositions.
Revenant à la charge, le 10 septembre 2013, le Quartet propose une
feuille de route pour relancer son initiative sur la base de la
démission du gouvernement et de la reprise des travaux de l’Assemblée
nationale constituante en présence de tous les élus. Et le 17 septembre
2013, les organisations parrainant le dialogue national présentaient un
nouvel énoncé d’itinéraire, en trois points, en vue de la sortie de
crise. Et ce ne sera que le 20 septembre 2013, qu’Ennahdha, qui tenait à
conserver et à sauver son gouvernement, fit état de son adhésion à
l’initiative du Quartet et de sa pleine disposition à entamer le
dialogue national sans condition. Néanmoins, le 21 septembre 2013, le
secrétaire général de l’UGTT, Houssine Abbaci, considérait que la
réponse du mouvement islamiste En-nahdha à l’initiative du Quartet était
restée, dans sa formulation, ambiguë, notamment en ce qui concerne
l’acceptation de la démission du gouvernement selon les délais fixés.
Ainsi et sans relâcher la pression pour faire revenir les protagonistes
à de meilleures dispositions, notamment ceux d’Ennahdha, la commission
administrative nationale de l’UGTT proclama l’organisation de mouvements
de protestation à l’échelle régionale et sectorielle, en faveur de
l’initiative du Quartet. Dès lors, le 26 septembre 2013, des marches
pacifiques dans plusieurs régions du pays en faveur de l’initiative du
Quartet furent organisées, et le 28 septembre 2013, le Quartet annonçait
l’adhésion du mouvement Ennahdha à son initiative. Ce n’est qu’après
tous ces rebondissements, que le 3 octobre 2013, l’UGTT avisait du
démarrage, samedi 5 octobre 2013, du dialogue national, au Palais des
congrès à Tunis. A la fin de cette première réunion, tous les présents,
à savoir les 21 leaders des plus importantes organisations qui font le
paysage politique tunisien, comme Hamma Hammami pour le Tarti des
travailleurs ; Rached Ghannouchi pour le mouvement Ennahdha ; Béji Caïd
Essebsi pour Nidaâ Tounès ; Kamel Morjane pour le parti Al-Moubadara ;
Maya Jribi pour le Parti républicain ; Mohamed Hamdi pour l’Alliance
démocratique Ettakatol ; Mouldi Riahi, et d’autres encore, s’étaient
entendus sur l’essentiel. Pour tout cet aréopage, il fallait s’arranger
et se mettre d’accord sur une démarche programme qui devait mener le
pays vers la sortie de la crise dans laquelle il s’empêtrait et
s’enfonçait chaque jour un peu plus. Ces perturbations multiformes
touchaient tous les secteurs qui font la dynamique d’un pays. En plus de
la crise politique, sévissaient une récession économique et beaucoup de
dégâts dans les domaines de la création et de la production culturelle.
Cette feuille de route comportait trois grands axes qui se déclinaient
en diverses actions et mesures à entreprendre, pour que le pays
redémarre. Parmi ces axes et celui sur lequel Ennahdha avait fait une
fixette, et ne voulait rien lâcher, celui de la démission du
gouvernement. Il fut aplani.
La nouvelle stratégie prévoyait désormais : premièrement, le
parachèvement des travaux de l’Assemblée nationale constituante. Ce
chapitre était ventilé en cinq points :
1- la reprise des travaux de l'Assemblée nationale constituante, appelée
à achever l'examen des questions suivantes dans un délai qui ne devait
pas dépasser quatre semaines à compter de la date de la première séance
du dialogue national ;
2- le choix des membres de l'Instance supérieure indépendante des
élections (ISIE) et l'installation de cette instance dans un délai d'une
semaine ;
3- l'élaboration et la promulgation du code électoral dans un délai de
deux semaines ;
4- la mise en place d'un calendrier fixant la date des prochaines
élections, et ce, dans un délai de deux semaines à compter de la date de
l'installation de l'ISIE ;
5- l'adoption de la nouvelle Constitution dans un délai maximum de
quatre semaines en ayant recours à un comité d'experts pour accélérer
les travaux de cette opération.
Deuxièmement, la formation du nouveau gouvernement. Cette section était
répartie en trois phases :
1- parallèlement à la reprise des travaux de l'Assemblée nationale
constituante, commenceront les concertations pour choisir une
personnalité nationale indépendante chargée de former un nouveau
gouvernement et dont le nom sera annoncé dans un délai d'une semaine.
Les concertations qui seront menées par cette personnalité – M. Mehdi
Jomaa, un ingénieur quinquagénaire, sans étiquette politique, fut alors
choisi pour ce faire – devaient aboutir, dans un délai maximum de deux
semaines, à la formation d'un nouveau gouvernement ;
2- le gouvernement de Ali Laârayedh devait obligatoirement présenter sa
démission dans un délai maximum de trois semaines à compter de la date
de démarrage de la première séance du dialogue national ;
3- la formation du nouveau gouvernement sera approuvée par l’Assemblée
nationale constituante.
Troisièmement et enfin figurait le point consacré au dialogue national.
Il prévoyait que les acteurs politiques s'engageaient à poursuivre le
dialogue national parrainé par le Quartet en vue de parvenir à un
consensus sur les points de litige qui entravaient le parachèvement et
la réussite de la période de transition.
Pour la concrétisation de ce contenu de la feuille de route, une
première réunion dite technique avait eu lieu le lundi 7 octobre 2013,
pour en quelque sorte valider le règlement intérieur, qui régulera le
déroulement des travaux, qui, selon les participants, devaient débuter
soit le jeudi 10, sinon le vendredi 11 octobre 2013.
Il s’était agi, selon M. Mohamed El Fadhel Mahfoudh, avocat, bâtonnier
de Tunis et porte-parole du Quartet, de régler des questions
réglementaires relatives au processus décisionnel, à l’organisation du
travail, à la fixation du lieu où se dérouleront les travaux de la
commission et à la manière dont seront abordées les questions délicates,
particulièrement celle relative à l’institution supérieure indépendante
des élections. Ainsi et par-delà cette poussive arrivée à bon port,
faite d’atermoiements, de tergiversations et de louvoiements, les
acteurs de la société civile et les protagonistes du paysage politique
tunisien nous avaient renvoyé, à travers cet épisode de leur histoire
contemporaine, une maturité, qui demeure encore perfectible, dans la
gestion des différends idéologiques et philosophiques, mais surtout une
image nette du triomphe de la raison sur la force et sur tous les
extrémismes.
Cependant, pourquoi cette première tunisienne qui augurerait des jours
meilleurs pour la pratique de la politique dans ces espaces
culturellement proches, n’avait-elle pas essaimé ? En plus de l’histoire
de la formation de la classe politique tunisienne ; matériellement
l’œuvre de l’action syndicale de gauche, dont certaines illustres
personnalités avaient fait les annales et l’avaient ancrée dans la
postérité.
Les leaders tels que Tahar Haddad, Farhat Hached, Ahmed Ben Salah, Habib
Achour, Taïeb Bakouche et bien d’autres encore avaient laissé un
testament toujours renouvelé par des générations de Tunisiens à chaque
étape.
La classe politique tunisienne actuelle a eu l’avantage de bénéficier
d’un droit d’inventaire, mais aussi de bien l’utiliser. Historiquement
ce mouvement politico-syndical de gauche avait été de tous les combats.
L’UGTT et son légendaire leader Farhat Hachad avaient, dès le début,
c’est-à-dire depuis son congrès fondateur en 1946, inscrit le mouvement
syndical dans la lutte tous azimuts du mouvement tunisien pour
l’indépendance nationale. Cet héritage militant de gauche avait toujours
fait contre-pouvoir à tous les dirigeants de la Tunisie indépendante,
tant à Bourguiba dans ses années de gloire, qu’à Ben Ali dans ses années
d’errance mégalomaniaque, cornaqué par la duègne de Carthage, Leïla
Trabelsi.
Par ailleurs, les Tunisiens, leurs islamistes y compris, furent prudents
et lucides pour ne pas s’aventurer là où leurs voisins d’islamistes
algériens avaient mené leur pays. Ils avaient été échaudés par ce qui
s’était passé en Algérie durant les années 1990 et par ses conséquences
catastrophiques sur tous les segments qui constituent un pays. Ils
furent aussi inquiétés par tout ce qui s’était passé et persiste encore
en Libye, où le spectre de la scission du pays est tous les jours de
plus en plus menaçant. Enfin, et le plus intéressant dans ce cas de
figure, j’allais dire cas d’école, c’est le mors, les rênes et la bride
qui freinèrent les dérives qui menaçaient la Tunisie depuis les
élections du 23 octobre 2011, tant au niveau politique que
socioéconomique, de division et de dissidence. Ce ne fut point l’armée
tunisienne, ni la rue qui les actionnèrent. Mais ce seront l’opinion
publique en général et la société civile en particulier, qui avaient
pesé sur la balance des rapports de force en présence et avaient
contraint tout ce beau monde politique à se rencontrer, à se parler et à
amorcer les premiers jalons de sortie de crise sous la houlette de ce
que les Tunisiens avaient baptisé : les organisations parrainant le
dialogue. Et c’est là où ce parangon secoue et interpelle, parce qu’il
est singulier et inhabituel dans nos contrées. Et qui plus est, pour une
fois, depuis les greffes d’émancipation, vite vaincues par l’islamisme,
qu’un Mohamed Ali en Égypte, Mohamed Abdou, El-Afghani, les jeunes
Tunisiens, les jeunes Algériens avaient entées et toutes les réformes
diverses, dites des nahdhas, cet exploit démocratique tunisien n’était
pas importé, il était autochtone, pur jasmin. Alors quand il est de
surcroît ainsi couronné, c’est la preuve par la raison contre la
tyrannie, l’oppression, toutes les contraintes, mais aussi contre tous
les archaïsmes, les obscurantismes et autres mimétismes corrupteurs,
que, sous les cieux de l’espace arabophone, vivent des hommes et des
femmes capables de réussir la paix sans reproduire la violence les uns
contre les autres. Bravo à nos frères tunisiens !
A. L.
|