Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Journal intime d’un Silaphile
Par Arezki Metref
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1.
Au stand des éditions Koukou, une jeune femme en hidjab, accompagnée
d'une autre, non enhidjabée celle-ci, éclate littéralement de rire en
voyant le titre du bouquin «La traversée du somnambule» (Editions Koukou)
Un rire homérique, ample, finissant en trille. Ne voyant pas ce qu'il y
avait de risible, je lui demande ce qui la faisait hoqueter à ce point.
Elle me répond que c’est plus fort qu’elle : le mot somnambule
provoquait toujours chez elle cette hilarité.
Du coup, je me surprends à mon tour à être saisi de saccades d’un rire
incontrôlable.
Là elle commence à s’inquiéter! Comme quoi !
- Qu'est-ce qui vous fait rire comme ça ? s’inquiète-t-elle.
- C'est votre fou rire qui me fait rire, fais-je.
- Qu'est ce qu'il a mon fou rire ?
- La même chose que le mot somnambule.
Puis, en duo, nous avons piqué un fou rire, mais certainement, sur des
portées différentes. Moralité ? Aucune !
2. Une dame bien sous tous rapports scrute d’un œil quasi
anthropométrique la couverture de Le jour où Mme Carmel sortit son
revolver. (Éditions Dalimen) On aurait cru que ses pupilles
dissimulaient un scanner qui en avait déjà débusqué les ondes négatives.
Elle lâche sans ciller, comme un procureur dit son réquisitoire : un
titre dur !
Jusque-là, ça va. Disons qu’elle émet un avis littéraire. Puis elle
ajoute : pour un visage dur. Je reste interloqué par l'audace et le
manque de politesse. Je rétorque : c'est un procès d'intention…
Elle ne semble pas m’entendre. Elle se met à feuilleter le bouquin avant
de décider de l'acheter. Elle me demande d’écrire un mot dessus.
J'ai finalement scribouillé : «un mot gentil pour un visage gentil».
Moralité ? Encore aucune.
3. Quand on a la démangeaison de prendre l'initiative, on rencontre
toujours les mêmes problèmes ou plutôt les mêmes faux-problèmes. Un
copain qui a pris connaissance de ce qui précède, me dit :
- J'ai lu tes anecdotes d'hier sur Facebook, pourquoi tu ne parles que
de ce qui t'arrive à toi ?
Excellente question ! Pertinente et tout et tout. Mais difficile d’y
apporter une réponse intelligente. Je réponds alors comme je peux :
- C'est parce que c'est la seule chose dont je suis sûr de
l’authenticité et que j'ai envie de raconter.
Coriace, il n’en démord pas de son idée :
- Tu devrais parler des autres aussi, par exemple de moi…
- Oui, euh….
Puis, réflexion faite, je lui dis qu'il pouvait le faire lui-même sur sa
page Facebook, tiens, et que je serais ravi de lire ses petites brèves
du Sila.
Je fais le serment sur Sidhi Salem, le saint tutélaire de ma tribu
sceptique, que pour ma part je me contenterais de lire et éventuellement
d’apprécier sa prose sans jamais demander qu’il raconte mes anecdotes.
Et voilà qu’il me débite une tirade enflammée sur l'individualisme et
ses méfaits sur le destin des peuples et des Etats démocratiques ou en
voie de le devenir. Chouf ?
Evidemment; si je n'avais pas eu l’outrecuidance de raconter de petites
anecdotes sans moralité aucune, il ne m'aurait pas intenté ce procès en
sorcellerie individualiste. Moralité ? Toujours aucune.
4. Un type vient vers moi au stand des éditons Dalimen.
- Pardon, où puis-je trouver les livres de poètes arabes ?
Je lui explique que je ne sais pas et que, de toute façon, il faut qu'il
affine sa demande pour avoir quelque chance de trouver. Quels poètes ?
De quels pays et de quelles époques ?
Et j'ajoute innocemment que je n’en sais fichtre rien et qu'il devrait
s'adresser plutôt aux officiels copieusement badgés du Salon qui sont là
pour ça...
Il promène une paire d’yeux blasés sur les rayonnages puis il pique sa
crise en criant :
- Oui, vous les cachez, les poètes arabes.
Je retourne la poche de ma veste et lui dit. Voyez, je ne cache
personne. Moralité ? Néant !
5. Je suis à côté de Leïla Aslaoui-Hemmadi qui signe son petit dernier «
Chuchotements » (Editions Dalimen). Un type se présente. Barbe taillée
poivre et sel, costume gris souris marque Bath, et look général d'Ennahda.
Je ne sais pas pourquoi mais c'est vers moi qu'il se dirige pour me dire
ce qui doit être pour lui le compliment suprême :
- Macha allah, j’espère que vous êtes le futur Benabi.
Je lui rétorque, contrit, et un peu confus tout de même, que moi,
franchement je ne l’espérais pas.
- C'est un alam, dit-il la voix dopée à l’admiration. Je répète que
d’abord je ne peux pas et qu’ensuite je n'aimerais pas être Benabi.
Je n'aime pas Benabi et je ne saurais pas plus l'expliquer que la raison
pour laquelle je n'aime pas loubia aux pieds de veau. C’est alors que
Leïla Aslaoui, jusqu’alors absorbée par sa signature, rejoint la
discussion. Elle dit, elle aussi, qu’elle ne voudrait pas être Benabi et
explique ses raisons qui semblent plus rationnelles que les miennes. Il
insiste et, au détour d’un mot, déclare être tunisien.
Je lui dis alors, que s’il le voulait, nous étions quelques un dans ce
pays, prêts à donner Benabi à la Tunisie sans contrepartie. Il sourit
puis s'en va. Il ne semblait pas persuadé que c’était une bonne chose.
Moralité ? Makache !
6. Comment expliquer à quelqu’un qui n’aime pas la littérature qu'on
puisse aimer la littérature ?
C'est l'exercice auquel je me suis prêté, contraint et forcé. Résultat :
ce quelqu’un est reparti avec La traversée du somnambule qui est un
hymne à la littérature et aux écrivains. Moralité ? Oulach !
7. Une jeune femme, toute jeune femme, est passée avec un enfant. Elle
prend un livre, le pose, le reprend, le pose de nouveau, le regarde sans
vraiment lire pas même le titre puis, au bout de 5 mn, le saisit et me
le tend pour me dire :
- Faites moi un mot dessus, je le prends.
Elle ne cherche pas à savoir quelque chose de l'auteur ou simplement du
livre. Pour lever à l’avance toute équivoque, je lui demande pourquoi
elle a choisi ce livre précisément et pas un autre. Elle me répond dans
un beau sourire, je l'ai acheté pour que vous fassiez une dédicace...
Moralité désespérément aucune…
8. Chez Koukou, j’ai pour voisin Belaid Abane. C’est fou comme son
dernier « Nuages sur la révolution, Abane au cœur de la tempête »
(Editions Koukou) est demandé. Plein de gens viennent discuter d’Abane,
se faire dédicacer le livre et se faire prendre en photo avec l’auteur.
Et puis il y a Zoulikha Bekkadour. Elle doit répondre de la couverture
de son livre « Ils ont trahi notre combat » (Koukou) qui montre un
tableau de Delacroix où la liberté est incarnée par une femme quelque
peu dénudée et portant, transfigurée, le drapeau algérien. Moralité ?
Désespérément aucune.
9. Coup de grâce. Une dame m’aborde. Dites-moi, me dit-elle, pourquoi je
n’arrive pas à vous lire ? Je décroche toujours à la troisième ligne ?
Vous pouvez m’expliquer pourquoi ?
Et c’est à moi d’expliquer… Moralité ? Rien de rien, surtout là…
A. M.
Silaphile, de Sila (Salon international du livre d’Alger), je rends la
paternité de cette expression à Nadjib Stambouli.
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