Soirmagazine : C’est ma vie
Khial ellil
Par M. Zenasni
Qui se souvient de ces chemins qui montent vers «les grottes Boudghene»
? C’est ainsi qu’on appelait ce petit hameau situé au pied du plateau de
Lalla Setti qui ne comptait pas plus de 2 000 habitants au début du
siècle. Si Abdelkrim, l’homme qui venait des confins du Sahara, avait
l’allure d’un derwiche
Si Abdelkrim se manifesta de nouveau, il avait prédit un grave
événement. Le lendemain, alors qu’une patrouille de militaires français
s’apprêtait à encercler le village pour arrêter les auteurs d’un
attentat commis par un fidaï qui avait abattu le garde-champêtre, des
youyous fusèrent des modestes chaumières ; les militaires furent surpris
et déstabilisés. Commença alors une féroce répression contre la
population qui résista par des jets de pierres. Un projectile toucha la
jeep du capitaine. Ce dernier ordonna de tirer à bout portant ; l’ordre
fut exécuté, le sang a coulé. Boudghene était au rendez-vous de
l’histoire, il venait d’offrir ses premiers martyrs à la Révolution
algérienne. Parmi les victimes, il y avait des femmes. Je revois encore
notre voisine, khalti Kheïra, venue en courant vers ma grand-mère en se
plaignant d’une douleur. Elle avait reçu une balle au ventre, elle
mourra quelques années plus tard.
La plus longue nuit coloniale restera gravée à tout jamais dans la
mémoire de cette population qui avait pris au sérieux le mystérieux
message de Si Abdelkrim, «le derwich» qui avait annoncé le drame. Khial
ellil ne s’était donc pas trompé. Avait-il des dons surnaturels ? Une
chose est sûre, tout le monde prenait au sérieux la moindre parole de
cet homme qui avait une extraordinaire mémoire, il se rappelait le
moindre petit événement et curieusement, il interpellait par leur prénom
des personnes qu’il n’a jamais rencontrées. Au fil des années, Si
Abdelkrim le solitaire, l’homme qui marche dans les ténèbres sans se
tromper de chemin, est devenu une légende.
Il devient un mystère, tout le monde le respecte, certaines femmes le
sollicitaient pour avoir sa bénédiction et parfois lui demandaient de
leur révéler leur mektoub. Abdelkrim le sage n’est pas un charlatan, il
refuse toute forme d’offrande. Même la famille de Hadj Abdellah Ghanemi
qui l’a hébergé pendant des années ignore tout de lui. La nuit du 11
décembre 1961, la nuit du miracle. Comme s’il fallait une autre preuve
pour alimenter le mystère qui entoure ce personnage hors du commun, dans
la nuit du 11 décembre 1961, il se passa quelque chose que personne ne
saura expliquer. Durant cette nuit glaciale, il n’y avait personne
dehors, d’autant plus que le couvre-feu était entré en vigueur à 21h.
Vers minuit, la population fut réveillée par des coups de feu, c’était
des rafales de mitraillette. Tout le monde pensait à un accrochage entre
les moudjahidine et les forces coloniales et pour en avoir le cœur net,
certains ont osé ouvrir leurs fenêtres pour voir ce qui se passait.
C’était la pleine lune, Si Abdelkrim était encore dehors, il revenait de
la ville. Arrivé à l’entrée du village, il ignora comme d’habitude le
couvre-feu, ne répondit pas aux sommations des militaires et ce fut un
déluge de feu, les balles sifflaient de partout, et Khial ellil
continuait à marcher tranquillement sans s’arrêter. Arrivé à son
domicile, il regarda une dernière fois les militaires qui continuaient à
tirer sur lui. Il rentra alors se coucher. Pas une balle ne l’avait
atteint. Un soldat français qui avait vidé son chargeur sur ce marcheur
solitaire cria à ses camarades : «Cessez le feu ! Vous tirez sur un
marabout.» Le lendemain, les gens avaient du mal à réaliser ce qui
venait de se passer. A partir de ce jour, Si Abdelkrim a cessé d’être un
humain. Il sera considéré dorénavant comme un wali d’Allah, un protégé
de Dieu en quelque sorte, et nul ne pouvait mettre en doute ses paroles.
Depuis fort longtemps on nous disait que Ghirane Boudghene étaient
protégés par les saintes Lalla Setti et Marie-Notre dame de Fatima.
Désormais, Si Abdelkrim fait partie de ces anges protecteurs.
Les soldats de la petite garnison militaire, stationnée près de la ferme
Lopez, n’osaient plus s’adresser au promeneur solitaire de la nuit ;
lorsque ce dernier passait près du poste de contrôle à une heure
tardive, il leur arrivait même de le saluer.
Le responsable de la SAS, un certain Salinas qui faisait régner la
terreur parmi la population, s’est assagi. Un jour, Si Abdelkrim lui
avait prédit un mauvais sort ; une semaine plus tard, Salinas fera
l’objet d’un attentat ; un fidaï le rata de peu, mais il fut grièvement
blessé à la main.
Au lendemain de l’indépendance, le wali d’Allah de Boudghene vécut chez
hadj Abdellah et avec l’âge, il se faisait de plus en plus discret, mais
continue toujours de fasciner les gens. A la fin des années 80, il
trouva refuge chez une autre famille, après la mort de hadj Abdellah.
L’homme qui est venu il y a plus d’un demi-siècle de son Sahara natal
s’est éteint il y a cinq ans et demi, on ne lui connaît aucune famille,
il repose au cimetière de Sid Ahmed Senouci emportant son secret avec
lui. Si Abdelkrim est une légende vivante.
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