Contribution : Conflit irano-saoudien : de quel côté va pencher Allah ?
Par Nour-Eddine Boukrouh
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L’Administration Obama et les cinq puissances qui l’ont accompagnée dans
la gestion du problème du nucléaire iranien se sont montrées plus
intelligentes et efficaces que le gouvernement israélien et les milieux
républicains américains qui piaffaient d’impatience d’attaquer l’Iran
pour tuer dans l’œuf la présumée menace nucléaire qu’il représentait.
Les 5+1 ont obtenu que l’Iran renonce définitivement au supposé volet
militaire de son programme nucléaire, qu’il transfère en Russie les
tonnes d’uranium déjà enrichi, qu’il réduise le nombre de ses
centrifugeuses, qu’il adapte son réacteur à eau lourde d’Arak aux
besoins exclusifs d’un usage civil et qu’il accepte le contrôle inopiné
de ses installations. C’est à partir de l’exécution pleine et entière de
ces conditions, consignées dans l’Accord du 14 juillet et de la
vérification de leur effectivité par les experts de l’AIEA, que les
sanctions économiques seront progressivement levées à partir de ce mois.
Qu’a gagné de son côté l’Iran au terme d’une décennie de palabres, de
sanctions et de négociations ? Rien. Il est retourné à la situation
d’avant ce feuilleton qui a fait passer le monde par des pics de tension
dangereux avec la remarque que ce pays atypique a dépensé des dizaines
de milliards de dollars dans la poursuite d’un objectif interdit par les
conventions internationales, mais surtout par la loi du plus fort, et
perdu des centaines d’autres milliards au titre du manque à gagner
généré par les sanctions dont il attend encore la levée. Il est redevenu
un acteur ordinaire des relations internationales et se prépare à
commercialiser de nouveau son gagne-pain dans une conjoncture marquée
par un excédent de l’offre sur la demande qui a déjà fait chuter les
cours du baril de pétrole de moitié. D’ennemi de l’Occident, la
théocratie chiite est curieusement en train de se muer en l’un de ses
plus importants partenaires dans le Golfe.
Qu’est-ce qui explique un tel revirement ? On se demande si l’Iran
lui-même le sait, s’il est en mesure de faire la part des choses entre
sa propre volonté et celle des autres, Israël et l’Occident, qui sont
habitués à planifier des stratégies des décennies avant que leurs effets
n’apparaissent clairement aux Arabes et aux musulmans, comme on l’a vu
avec les accords Sykes-Picot (mai 1916) et la déclaration Balfour
(novembre 1917).
A s’en tenir aux seuls aspects visibles, l’Iran est en train de changer
de politique vis-à-vis de l’Occident dont il se rapproche à grande
vitesse et auquel il a ouvert son économie en échange de la fin de sa
mise en quarantaine et avec l’espoir d’accéder prochainement aux
technologies industrielles et aux équipements militaires nécessaires à
la modernisation de son économie et de son armée et dont il a urgemment
besoin pour régler de vieux comptes avec ses voisins arabes et sunnites,
des comptes qui remontent à l’époque des quatre premiers califes. Si,
comme disent les Français, «un tiens vaut mieux que deux tu l’auras», il
est plus urgent de combattre un ennemi proche qu’un ennemi lointain qui,
en l’espèce, n’existe pas. L’Iran n’a d’ennemis que ses voisins
musulmans. C’est à cette logique et à ces objectifs que semblent
correspondre les nouveaux choix stratégiques iraniens dont nous avons vu
au cours de la dernière décennie les signes avant-coureurs au Liban, en
Irak et en Syrie.
Lorsque Barak Obama est arrivé à la Maison-Blanche en 2008, un de ses
objectifs majeurs était de réaliser un rêve qu’aucun président avant lui
n’a pu réaliser, l’indépendance énergétique. Avec l’accord sur le
nucléaire iranien et la liquidation physique d’Oussama Ben Laden, c’est
ce que l’histoire retiendra de ses deux mandats. Les Etats-Unis sont
devenus l’un des principaux producteurs mondiaux énergétiques grâce au
développement des technologies d’extraction du pétrole et du gaz de
schiste qui les ont placés dans le rôle de régulateur de l'offre et la
demande à leurs conditions.
Qui dit indépendance énergétique américaine dit autonomie de son
principal fournisseur traditionnel, la monarchie saoudienne avec
laquelle le président Roosevelt a passé en février 1945 à bord du navire
du croiseur Quincy, sur les eaux du canal de Suez, un pacte en cinq
points pour soixante ans : énergie à «prix modéré» en échange d’une
clause affirmant que «la stabilité de la péninsule Arabique fait partie
des intérêts vitaux des Etats-Unis». Ce pacte qui a résisté à tous les
chocs et contre-chocs pétroliers a connu sa première fêlure en 2001,
lorsqu’il s’est avéré que la majorité des terroristes à l’origine des
attentats du 11 Septembre étaient des Saoudiens.
La confiance n’était plus étanche. Les services de renseignement
américains et occidentaux se sont mis à s’interroger sur le double jeu
saoudien vis-à-vis du terrorisme avant et après le 11 Septembre et sur
les liens de la famille régnante avec le mouvement salafiste inspirant
le djihadisme.
A partir de là, ce pays qui rebutait déjà pour le statut fait à la femme
et les exécutions au sabre sur la place publique passait pour une
couveuse d’idées terroristes et donc une menace internationale plus ou
moins avouée. Dès lors, pour les Américains comme pour le reste de
l’Occident, le problème de la dépendance énergétique se compliquait d’un
problème sécuritaire auquel il fallait trouver discrètement mais
rapidement une parade.
Au regard de l’opinion publique occidentale la théocratie iranienne,
héritière d’une vieille et respectable civilisation, est plus
présentable et fréquentable que la théocratie saoudienne devenue
difficilement compatible avec les valeurs universelles. Elle n’est plus
vue comme un régime islamique mais comme un régime archaïque,
fonctionnant au profit d’une famille régnante sans base sociale ; un
Etat tribal, archaïque et non un peuple moderne à l’instar de la société
iranienne corsetée mais vivace, dynamique et pratiquant une certaine
démocratie ; elle repose essentiellement sur les pétrodollars et
l’activisme d’un corps d’«homme de religion» inféodé à la dynastie
régnante et véhiculant des idées d’un autre âge. Elle ne saurait
représenter l’islam sunnite dans une stratégie mondiale. Le rôle serait
mieux tenu par la Turquie.
En diplomatie, il est parfois recommandé de ne pas faire le simple geste
suffisant à montrer l’oreille, mais d’effectuer délibérément le long
détour reproché aux imbéciles pour brouiller les pistes. Le recours à
l’option militaire contre l’Iran a été étudié sous tous les angles par
l’administration Obama puis abandonné car les évolutions stratégiques
souhaitées impliquaient un Iran fort, viable et à même de remplir le
rôle attendu de lui pour faire d’une pierre cinquante coups : être le
principal protagoniste de la guerre mondiale intra-islamique qui
introduirait le chaos dans la cinquantaine de pays à majorité ou à forte
minorité islamique. Quel meilleur casting pour arriver aux buts visés
par la stratégie de reformatage du Moyen-Orient, et au-delà, que les
deux théocraties respectivement chef de file du sunnisme et chef de file
du chiisme pour entraîner l’ensemble du monde musulman dans une mêlée
qui engloutira les uns et les autres ?
Les musulmans ont été au siècle dernier les supplétifs inconscients des
guerres décidées à leur insu par les puissances qui présidaient à
l’ordre mondial. Ils sont en ce début de troisième millénaire les
exécutants inconscients de leur autodestruction. Il n’y a plus qu’eux au
monde pour s’entretuer en se prévalant chacun du soutien de leur Dieu
commun. A peine l’imam chiite et non moins sujet saoudien Nimr a-t-il
été exécuté par les autorités saoudiennes sous l’accusation de
terrorisme que le guide suprême de la révolution iranienne, l’ayatollah
Khamenei, a déclaré devant un parterre de religieux, d’autant plus sûr
d’être exaucé qu’il est censé être infaillible: «Sans aucun doute, le
sang de ce martyr versé injustement portera ses fruits et la main divine
le vengera des dirigeants saoudiens.»
La «fitna-l-qobra» de Siffin qui a divisé les rangs de l’islam en
chiites et sunnites est en train de se réveiller après un sommeil de
quatorze siècles. Dans les mosquées chiites, on maudit de nouveau le
«gardien des Lieux saints de l’islam», et dans les mosquées sunnites le
«guide suprême» iranien, chacun tenant l’autre pour un authentique kafer
(apostat). Et comme il y a presque partout des chiites et des sunnites,
les haines vont se propager dans les populations, les pays, les
quartiers et susciter de nouvelles et durables haines.
L’Arabie Saoudite, Bahreïn et le Soudan ont déjà rompu leurs relations
diplomatiques avec l’Iran. Des bombes ont explosé à Baghdad dans deux
mosquées sunnites. D’autres bombes, véhicules piégés et
attentats-suicide ne tarderont pas à suivre dans les prochains jours et
mois dans d’autres pays, conduisant à des affrontements récurrents entre
chiites et sunnites comme on s’y est habitué en Irak, au Pakistan, en
Afghanistan, au Liban et en Syrie. La Turquie n'y échappera pas.
L'ensemble du monde musulman sera pris dans une spirale
d'autodestruction sous le regard et avec les encouragements discrets
d'Israël et de l'Occident, sans oublier la Russie. Ce sera le chaos, la
destruction des infrastructures et la consolidation de haines stupides
qui dureront tout au long du nouveau millénaire.
Ce sera une guerre moyenâgeuse sans enjeux, sans objectifs et sans
résultats positifs pour aucune partie ; une guerre d’extermination
réciproque menée par des clergés avec des armes de destruction modernes
; on va s’entretuer, se détruire mutuellement avec des armes
occidentales, israéliennes, russes ou chinoises et des crédits alloués
par les banques des mêmes pays ; ce sera une guerre religieuse aveugle,
impitoyable, raciale, ethnique et tribale ; une guerre de gueux, de faux
dévots, de bigots, d’arriérés économiques et culturels ; une guerre qui
ne sera gagnée par personne car les mêmes fournisseurs veilleront à ce
qu’aucun belligérant ne manque d’armes et de munitions autant d’années
ou de décennies qu’il le faudra.
L’Iran et l’Irak se sont fait la guerre pendant huit ans (de 1980 à
1988) entraînant la mort d’un million de personnes de chaque côté sans
qu’aucun des deux ne l’ait formellement gagnée ou perdue. Les chefs de
file du sunnisme et du chiisme qui prétendent tous deux descendre du
Prophète par Ali et Fatima implorent chacun Allah de détruire l’autre.
Chacun croit ingénument que Dieu est à ses côtés car tous deux ont été
nourris par le «îlm al-qadim» dont la vision de Dieu, bâtie sur les
données remontant aux premiers temps de l’apparition de l’islam, postule
qu’Allah est derrière toute «kabira» et «saghira».
Que va-t-il se passer concrètement ? Comment Dieu va-t-il faire ? Sur la
base de quels critères va-t-il décider de pencher d’un côté ou de
l’autre car ils ne peuvent pas avoir raison tous les deux, l’un est
forcément dans son droit et l’autre dans son tort ? Le plus probable est
que tous les deux soient dans leur tort. Mais celui qui gagnera pensera
naturellement tenir la victoire d’Allah, plaçant l’autre dans une
posture confuse.
En mars 2006, j’écrivais en conclusion à mon livre L’islam sans
l’islamisme ces lignes (début de citation) : «L’actualité mondiale est
dominée en ce début d’année par les remous qui agitent le monde musulman
: affrontements sanglants entre chiites et sunnites en Irak, images
télévisées montrant des foules musulmanes défilant dans les rues pour
dénoncer les caricatures du Prophète, interrogations soulevées par la
victoire électorale de Hamas en Palestine, déclaration d’officiels
iraniens faisant savoir qu’en cas d’agression contre leurs installations
nucléaires ils perturberaient le marché pétrolier et utiliseraient leurs
missiles de longue portée, pressions sur la Syrie, refus du Hezbollah
libanais de renoncer à ses moyens militaires, dopage moral du mouvement
islamiste embusqué dans les pays arabo-musulmans dans l’attente
d’élections régulières qui lui donneraient imparablement la victoire…
Ces évènements sont-ils les signes patents d’une «renaissance» ou une
fois encore la désolante étendue séparant «l’infini du désir» du «très
fini de la réalité» dont parle Nietzsche ? Annoncent-ils un Islam en
symbiose avec le monde ou les signes avant-coureurs d’un affrontement
généralisé entre lui et l’Occident ?
Les musulmans doivent prendre conscience que leurs faiblesses sont en
eux et qu’ils ne les surmonteront que par une profonde et réelle réforme
intellectuelle et politique. Ce dont ils manquent avant tout, c’est
d’une très forte résolution d’être, d’une puissante détermination à
devenir quelque chose qui compte, d’une volonté civilisationnelle comme
celle qu’affichent avec intelligence le Japon, la Chine et l’Inde. C’est
cette volonté qui, lorsqu’elle repose sur la légitimité politique, le
consensus social et des méthodes rationnelles, est à la base du succès.
Au lieu de se cacher à tout propos derrière Dieu ou de l’impliquer dans
leurs maladresses et leurs erreurs de jugement selon le modus operandi
de la pensée traditionnelle, au lieu de déverser leurs émotions et leurs
impuissantes colères sur les plateaux de télévision ou de chauffer à
blanc les foules par les procédés habituels de la «boulitique», les
musulmans en général et les Arabes en particulier devraient se dépêcher
d’engager ces réformes qui feraient enfin d’eux ici-bas des nations
respectables à tout point de vue. Et ces réformes ne doivent pas
consister à passer des pratiques despotiques tramées dans le secret des
palais à l’«anarchie hurlante de la rue» (p. 526-527).
N. B.
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