Contribution : Se réformer ou pourrir
Par Nour-Eddine Boukrouh
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L a reprise des manifestations et des affrontements en Tunisie est
une douloureuse déception pour le monde qui lui décernait, il y a peu de
temps, le prix Nobel de la paix pour le succès de sa révolution
pacifique. Les révolutions arabes qui ne tenaient plus dans la
considération universelle que par le mince fil tunisien risquent, en cas
de grave détérioration, d’être toutes jetées dans une fosse commune sous
cette unique épitaphe : «Ci-gît le monde arabo-musulman incapable de se
réformer.» L’Algérien est le dernier au monde à être en droit de donner
des leçons à quiconque dans quelque domaine que ce soit, mais je me
prévaux de ce droit pour avoir écrit ici, entre 2011 et 2015, quantité
de contributions en faveur de la révolution tunisienne, d’un côté, et
pour avoir publié, le jour où Bouteflika a été «élu» pour un quatrième
mandat dans l’état physique où il était : «Un homme a gagné, une nation
a perdu.» Quelques mois plus tard, le président burkinabé Blaise
Compaoré, emboîtant le pas au président algérien, voulut changer la
Constitution de son pays pour s’octroyer un nouveau mandat. Les citoyens
burkinabés se sont soulevés à la seule annonce de l’intention et l’ont
chassé du pouvoir en quelques jours, et j’ai alors écrit : «Un homme a
perdu, une nation a gagné.» Un an plus tard, le chef de la garde
présidentielle fomenta un coup d’Etat pour s’emparer du pouvoir ; il
trouva en face de lui le même peuple de citoyens, et c’est en prison
qu’il pourrit actuellement en implorant sa clémence. La Tunisie passait
pour une exception dans une série d’échecs, une réussite à laquelle on
tenait une explication rationnelle : l’existence d’une société civile
moderne, habitée par une conscience citoyenne due à l’enseignement
moderne dispensé sous Bourguiba. Or, un homme à lui seul, un vieillard
de près de quatre-vingt-dix ans, un père à l’air pépère, n’a pas trouvé
mieux, une fois devenu président de la République, que de mettre son
fils à la tête du parti qu’il a créé il y a deux ans pour contrer la
vague islamiste. Sitôt mis en selle, le vieil homme a préféré le
sacrifice de son parti scindé en deux pour cause de népotisme et la
perte de la majorité parlementaire formée avec le front de gauche au
maintien de son rejeton. Comment expliquer un tel aveuglement, un tel
défi au bon sens ? L’ombre du Prophète ne s’était pas complètement
retirée de la terre, les échos de sa voie résonnaient toujours entre les
collines de Médine, son souvenir était encore frais dans les esprits
quand l’islam connut la déviation fatidique dont nous ressentons jusqu’à
aujourd’hui les répliques épisodiques avec Moawiya qui l’engagea dans
une déviation du genre de celles que vivent aujourd’hui l’Algérie, la
Tunisie et bon nombre de pays musulmans, c’est-à-dire des pays où un
homme pèse à lui seul plus que toute la communauté, où les lubies d’un
homme contrebalancent l’intérêt de la nation. Dans le cas de Moawiya et
de l’Algérie, les artifices utilisés sont identiques : la ruse, la
fraude, la corruption et la répression. Mais que dire de la Tunisie où
la fraude n’existe pas, où le commandement militaire n’est la garde
prétorienne de personne et où existe réellement une société civile ? N’y
avait-il dans ce pays que Caïd Essebsi et son fils pour assurer la
transition d’une ère de despotisme à une ère démocratique ? N’est-ce pas
pour cette raison que sont tombés Moubarak, Kadhafi, Saleh et qu’il ne
restera bientôt rien de la Syrie ? Une énigme se cache derrière
l’attitude apparemment normale des démocrates et des progressistes qu’on
prend pour tels jusqu’à ce qu’ils apparaissent sous des aspects
inattendus, surprenants et démentant leurs convictions, leurs apparences
et leur discours initial. Le despote et le gourou se dissimulent
derrière les atours les plus rassurants. Il est difficile de justifier
la présence de Bouteflika et de Caïd Essabsi à la tête de pays aussi
jeunes, consacrant une double anomalie : ni vieillesse ne sait ni
jeunesse ne peut. C’est à tort qu’on croit qu’à l’âge de l’engagement
intellectuel et politique on s’affranchit de toute influence héritée
pour s’affirmer maître de ses idées. Ce ne sont que vaines illusions.
«Les idées, nous ne les portons pas, nous les sommes», a écrit très
justement Ortega y Gasset dans Idées et croyances. L’élection de Caïd
Essebsi rappelle celle d’un autre Mathusalem au lendemain d’une autre
révolution, l’imam Khomeiny en Iran. Là au moins la logique était sauve.
Les musulmans «sociologiques» se croient immuns des tares reprochés aux
partisans des régimes théocratiques mais ne rechignent pas au port de la
«burda» califale. C’est ce qu’on vient de découvrir avec l’expérience
tunisienne. Où faut-il chercher, fouiller, creuser pour trouver les
réponses aux questions sur l’origine des aberrations sans cesse
constatées et renouvelées dans le monde arabo-musulman ? On ne sait pas
ce qui se trame dans le double-fond de sa psychologie, on ignore le
contenu de ses gènes mais la science (l’épigénétique) a tout récemment
confirmé ce qu’on pressentait depuis longtemps, à savoir que les idées
ambiantes s’insinuent et s’imbriquent avec l’information génétique,
l’acquis se transformant en inné. Les musulmans sont à l’envers, il faut
les remettre à l’endroit, comme il faut remettre à l’endroit le Coran
car rien ne convaincra jamais un esprit droit que Dieu l’a révélé dans
un ordre, puis, à la fin, chargé l’ange Gabriel de demander au Prophète
de le modifier de fond en comble de telle sorte que la première sourate
où il est dit «Lis au nom de Dieu…» se retrouve à la 96e position, et
l’avant-dernière où il est dit «Aujourd’hui j’ai parachevé votre
religion…» à la 9e. Seules trois sourates sur 114 sont restées à leur
place dans l’ordre chronologique et l’ordre actuel. Ce faisant, ce n’est
pas seulement l’ordre mais le sens du Coran qui s’en est trouvé changé.
Conséquences : l'islam est bel et bien bloqué dans tous les domaines
(intellectuel, économique, politique et international) et les musulmans
s'autodétruisent sous les yeux d’un monde en paix. En la matière,
rappellerai- je toujours, notre pays a été précurseur et a perdu 200 000
de ses enfants dans l'affaire il n'y a pas longtemps, tous morts dûment
sunnites et malékites et enterrés dans de mêmes cimetières. Les
musulmans chiites et sunnites s’entre-tuent à une plus grande échelle
que par le passé car les armes modernes à leur disposition sont plus
destructrices que le sabre et les flèches de jadis. N’ayons pas honte
des mots : pourrir veut dire, au sens propre, «subir une putréfaction
sous l’action des bactéries», et au sens figuré «se dégrader
progressivement». Il s’agit donc d’un processus dégénératif et de sa
désignation par un terme médical. Le pourrissement visé ici est l’état
maladif d’un corps social comme le monde musulman, conséquent à l’action
prolongée d’idées mortes, dévitalisées, sans prise sur le réel et sans
résonance avec le monde contemporain. Il ne s’agit pas des idées
extrémistes mises sur le compte du fanatisme ou rangées sans hésitation
sous l’étendard noir de l’islamisme type Daesh, mais aussi et surtout
des «idées mortes» qu’on continue d’enseigner dans de prestigieuses
institutions comme al-Azhar. Les premières, malignes, sont les filles
légitimes des secondes, bénignes ; les unes sont séropositives, les
autres séronégatives. N’ayons pas peur des mots : il faut vaincre la
répulsion d’y toucher, il faut se résoudre à se réformer si on ne veut
pas pourrir sous l’influence corrosive des idées mortes et des réflexes
conditionnés formés y a des siècles. C’est depuis Pasteur que les idées
ont été comparées aux microbes. Vaincre pour ne pas pourrir, c’est
remporter la bataille de la réforme intellectuelle et politique, c’est
relever le défi de notre harmonisation avec les fins du monde, de
l’humanité et de l’Histoire. C’est d’ailleurs le sens originel du terme
«djihad» : vaincre sa propre inertie, le poids des traditions, le joug
du «îlm» inutile contre lequel avertissait le Prophète, la peur et la
culpabilité utilisés comme principaux arguments et instruments
pédagogiques des ulémas et des da’iyas. Ce que je tente de faire à
travers ma démarche c'est, en un moment de crispation sans pareille dans
l’histoire du monde musulman, analyser des faits concrets, des
comportements audibles et visibles, chercher les idées-sources qui les
inspirent et alerter sur la cause de tout cela, une conception de
l'islam qui s'est traduite par une façon d'être musulman divergeant avec
les orientations prises par le reste de l'humanité. S’attaquer aux
islamistes n’est pas s’attaquer aux musulmans, sauf que les islamistes
sont une minorité qui peut devenir une majorité sous l'influence des
idées et enseignements inspirés de ce que j'appelle «al-îlm al-qadim»
dans son ensemble, un savoir religieux et un «fiqh» bâtis sur une
interprétation du Coran dépassée, devenue nuisible à l'intérêt des
musulmans. Je ne sous-entends pas que l'islam coranique est dépassé,
mais affirme en toute clarté que la composante humaine de l’islam,
l’ajout humain au donné divin est, lui, dépassé au point de devenir
opposé à l’esprit du Coran et à la conduite du Prophète quand on la
dépouille des rajouts et inventions qui l’ont parfois déformée. J’essaie
de démontrer, en me référant aux réalités passées et présentes, que le
décodage qui en a été fait par le «salaf» n'est plus valable et qu’il
s’est finalement retourné contre l’islam lui-même, faute d’avoir été
rénové à temps, au moins une fois par siècle comme l’avait espéré le
Prophète. Ce décryptage, fait une seule fois et pour de bon avec les
moyens, le niveau des connaissances et dans les circonstances de
l’époque (entre le IXe et le XVe siècle), a atteint ses limites au temps
de la mondialisation et ne peut pas ouvrir la voie du troisième
millénaire aux musulmans. Je ne dis pas qu'il faut revenir aux Mûtazila,
mais de faire aujourd'hui beaucoup plus que les Mûtazila car le savoir
de notre époque est des milliers de fois plus important et proche de la
vérité physique, scientifique et métaphysique que celui de leur temps
dans tous les domaines, y compris le domaine religieux stricto sensu. La
plus grande erreur du «salaf» (les prédécesseurs) a été d’élever leurs
témoignages, leur vécu et leur compréhension de l’islam, de Dieu, de
l’univers et de la raison d’être de la religion et de l’homme au rang de
«second wahy», de prolongation de la Révélation alors que celle-ci a été
close plusieurs mois avant le décès du Prophète. Que cela ait été fait
de bonne ou de mauvaise foi n’importe plus, il s’agit de réparer les
dégâts et d’en prévenir de plus grands, qui seront peut-être fatals. Par
où commencer ? Par la réforme de l’islam ou par les réformes politiques
? Il est vain de vouloir réformer la politique avec la psychologie
actuelle du musulman, il faut d’abord changer cette psychologie. Or
celleci a été façonnée par la religion, par la vision inversée de
l’islam à son point de départ. Doit-on commencer par le point de départ
ou par le point d’arrivée ? Les musulmans, dont le nombre vient d’être
estimé à 1,3 milliard d’individus, ne mourront pas d’un seul coup mais
ils peuvent pourrir progressivement sous l’effet de leurs guerres
civiles, de la misère économique, de l’ignorance et de la maladie. S’ils
ne se réforment pas, les autres pays se fermeront à eux et ils seront
expulsés de ceux où ils se sont établis. La solution au problème de
l'islam et des musulmans ne viendra pas des anciens ou des actuels
ulémas, mais d'une réflexion née en-dehors des institutions
traditionnelles et des livres où est enseigné le «îlm al-qadim». Elle
viendra d'un ijtihad indépendant, nouveau par ses méthodes et les
connaissances qu’il mettra en œuvre et qui procèdera d'une volonté de
servir l'islam coranique même au détriment de l'islam tel que compris
par l'ancien savoir religieux. Ce travail n'a pas encore été fait, des
efforts se font jour ici et là, y compris dans notre pays, au titre de
la nécessaire réforme à mener, une réforme qui sera aussi douloureuse
que tout accouchement et sans laquelle, si elle n'est pas réalisée dans
les toutes prochaines années par les Etats et non des individualités,
l'islam connaîtra le sort de la mythologie grecque.
N. B.
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