Chronique du jour : KIOSQUE ARABE
On n'est jamais rassasié !
Par Ahmed Halli
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On
devrait instituer un tribunal pénal international pour juger un crime
permanent de notre temps, un crime impardonnable et imprescriptible qui
s'appelle le gavage. Il n'est pas question ici du gavage d'oies, procédé
douteux et contestable, dont on reparle opportunément lors des fêtes de
fin d'année. Même si l'on est enclin à participer au banquet et au
festin, on ne peut rester insensible au sort et aux souffrances de ces
bestioles soumises à une véritable torture avant de passer à table.
Cependant, il y a une autre forme de torture dont on ne parle pas assez
et qui devrait interpeller les consciences et l'opinion internationale,
si prompte à s'émouvoir puis à oublier. Il s'agit du sort injuste fait à
ces centaines de millions de musulmans sous forme d'un gavage légal et
institutionnel, ouvert à toutes les vocations, l'ingestion de fatwas. À
peine a-t-il fini d'ingurgiter une fatwa, avec la pénibilité que l'on
sait, que le musulman se voit forcé d'en avaler une autre. Et comme il
est croyant, naturellement moins soumis à Dieu qu'à ceux qui se
prétendent ses prophètes, le pauvre musulman gobe littéralement sans
qu'il soit nécessaire de forcer. Bien plus, il en redemande sans cesse,
car jamais rassasié, et les «gaveurs» viennent toujours à point nommé
pour le nourrir de fatwas à volonté. Bien sûr, les «gaveurs» prennent
soin de varier les mets et de diversifier les recettes pour éviter
l'indigestion et le rejet, et ils y ajoutent souvent quelques produits
propres à éveiller la gent masculine. Sauf que cette fois-ci, la fatwa
est aussi dure à avaler qu'une pilule amère et qu'elle reste en travers
de la gorge, même pour ceux qui ont habituellement le plus de
dispositions en la matière. Étant incapable de me mettre à sa place, et
donc de réfléchir avec les mêmes a priori que lui, je me demande ce qui
a bien pu se passer dans la tête de ce théologien saoudien. Sans en
mesurer les conséquences, sans doute, le grand mufti d'Arabie Saoudite,
Abdelaziz Al-Cheikh, vient sans doute d'édicter la fatwa du siècle en ce
début d'année. Certes, on a connu au siècle dernier, et depuis le début
de celui-ci, des centaines de fatwas, de la plus frivole à la plus
foldingue, en passant par les faucheuses de vies humaines et musulmanes.
On sait aussi que le marché de la fatwa est ouvert à tous, et que ses
étals sont accessibles à tous ceux qui ont, ou croient avoir, la
vocation même démunis du «registre de commerce » idoine. Mais, cette
fois, une fatwa contre les jeux d'échecs, c'est quelque chose d'énorme,
et on a peine à croire qu'il s'agit là d'un dérapage anecdotique d'un
théologien du wahhabisme, et non pas d'une initiative concertée. Ce qui
est encore plus extraordinaire, c'est que cette fatwa remonte à plus
d'un an, et il a juste suffi qu'un internaute en diffuse la vidéo sur
les réseaux sociaux pour que le monde entier s'en empare. Hasard ou
volonté délibérée de tester les gens, l'information a été divulguée la
veille de l'ouverture à La Mecque d'un tournoi d'échecs, qui a
finalement pu se dérouler. Il est, en effet, traditionnel que les
autorités saoudiennes prennent prétexte d'une fatwa, émanant d'un tel
niveau, pour interdire une manifestation quelconque. Selon Abdelaziz
Al-Cheikh, le jeu d'échecs est une création diabolique, aussi
répréhensible que la consommation de boissons alcoolisées et les jeux de
hasard, et une perte de temps. Du coup, les médias occidentaux s'en sont
donnés à cœur joie, et un immense fou rire s'est emparé du monde entier,
voire de l'univers connu. Et des chroniqueurs arabes de reprendre la
fameuse formule du poète Al- Moutanabi : «La nation qui est devenue, par
son ignorance la risée des nations.» Voilà donc un théologien arabe,
saoudien en l’occurrence, qui interdit un jeu aussi noble que les
échecs, que les Arabes eux-mêmes ont popularisé en Occident. Quant aux
motivations réelles qui sont derrière cette fatwa, on se perd en
conjectures : certains y voient une conséquence de la crise avec l'Iran,
attribuant ainsi la paternité du jeu aux Persans, ce qui n'est pas
prouvé. On peut imaginer aussi que les pièces ou les figurines du jeu,
représentant notamment un roi et une reine, aient été jugées
religieusement incompatibles. Toujours est-il qu'après s'être signalée
de la pire des manières au monde en exécutant une cinquantaine de
personnes au début de ce mois, l'Arabie Saoudite sollicite cette fois-ci
la verve des humoristes. Et l'on nous parlera encore d'islamophobie !
Les journaux saoudiens, eux, ont adopté un profil bas, et on peut
distinguer à peine une allusion dans un éditorial du quotidien Al-Djazira,
mettant en garde contre la «politisation des sermons du vendredi». On
notera aussi dans l'autre quotidien Al-Watan la défense du wahhabisme
qui ne serait pas une idéologie religieuse et encore moins l'idéologie
du royaume. On s'en serait douté. Pour la bonne bouche, puisqu'on a
commencé avec le gavage, j'ai noté un commentaire, mais sur un autre
sujet, celui de la Saoudienne Nadine Labdayer. Selon sa démarche
habituelle qui consiste à imaginer un même fait ayant eu l'Europe pour
théâtre, mais se déroulant dans un pays du Moyen- Orient, l'Arabie
Saoudite ou un autre plus accueillant. Revenant sur les incidents de
Cologne en Allemagne, elle pose simplement ce problème : «que serait-il
arrivé si des exilés ou des touristes européens avaient violé des femmes
arabes dans une ville arabe, lors des festivités du Mouloud ?» Et Nadine
Labdayer de répondre : «Des cris de révolte jailliront de tout le monde
musulman, des émeutes éclateront et la colère déferlera de partout,
juste pour défendre l'honneur, dont ils se prévalent, l'honneur cet
inconnu.» Vous ne serez pas étonnés en apprenant que sa chronique
s'intitule : «J'ai honte de mon arabité !»
A. H.
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