Chronique du jour : Kiosque arabe
Damas, juste avant l'apocalypse…
Par Ahmed Halli
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Théoriquement,
les Turcs ne sont pas avec Daesh, puisqu'ils sont membres de la
coalition occidentale liguée contre la milice intégriste wahhabite,
qualifiée abusivement de califat. Théoriquement et officiellement,
l'Etat et le gouvernement turcs ne commercent pas avec Daesh et ne
servent pas de relais à ses exportations de pétrole vers l'Occident en
échange d'armes et de technologies de communication. Dans la pratique,
personne n'est dupe, et tout le monde connaît les liens étroits qui
unissent la Turquie et le «califat» de Mossoul, en ses «provinces»
d'Irak et surtout de Syrie. Alors, c'est avec un certain étonnement que
nous avons appris la semaine dernière que la Turquie et l'Arabie
Saoudite allaient s'engager dans la bataille, censée détruire les
tanières terroristes. Etonnement de courte durée, puisque nous apprenons
que les avions turcs sont entrés en guerre en Syrie, mais contre les
Kurdes, qui combattent Daesh. Comme s'ils n'avaient pas été au courant,
les Américains protestent et demandent aux Turcs de cesser de bombarder
les Kurdes. Vous n'avez pas une impression de déjà vu ? Si, il suffit
juste de mettre des Israéliens à la place des Turcs, les deux étant
interchangeables, et de remplacer les Kurdes par les Palestiniens, ce
qui est le rêve de tout Arabe, aux ambitions sans frontières.
Les Américains qui ont envahi l'Irak et déboulonné Saddam Hussein sous
prétexte, entre autres, de protéger les Kurdes, aussi sunnites que vous
et moi, et wahhabites en puissance, sont vite rassurés : la véritable
cible est l'armée syrienne. Or, cette armée revigorée par l'intervention
des Russes, chassés jadis des pays arabes par les Américains, est en
train d'avancer. Bachar Al-Assad que l'on voyait déjà rejoindre Ben Ali
dans l'exil, mais pas dans le même sanctuaire, marque des points et
affiche même l'arrogance d'un futur vainqueur. Il y a quelques mois, il
avait un genou et même les deux à terre, et le voilà qui se met à faire
des projets d'avenir. Il s'agit, bien sûr, de son avenir à lui,
indissociable au demeurant de celui de la Syrie, où son défunt père a
érigé un trône pour sa destinée, sans s'embarrasser de révisions
constitutionnelles. Tous les espoirs lui sont permis puisqu'il est
encore jeune, avec une «opposition démocratique» plus divisée que celle
de Bouteflika, et qu'il est soutenu par Moscou et Téhéran. Les Russes
seraient déjà des milliers au sol, en plus d'être dans les airs, et les
Iraniens ont même déserté le Liban pour s'installer en Syrie, quitte à
retraverser la frontière virtuelle au cas où. Du reste, le Hezbollah
libanais, importé d'Iran, peut toujours invoquer les nécessités de la
lutte contre Israël qui reste un bon fonds de commerce.
Et les Saoudiens, me direz-vous ? Alliés «objectifs» de la Turquie et
disposant d'avions achetés à l'Occident, le wahhabisme ne produisant que
des prophètes, les Saoudiens sont encore là. Ils n'ont jamais cessé
d'être là, d'ailleurs, depuis le début du conflit syrien, que ce soit en
finançant et en armant des milices islamistes, ou en envoyant leurs
propres djihadistes sur le terrain. Dans cette affaire, seuls les Turcs
jouent réellement la carte politique, ce qui ne veut pas dire qu'ils ont
perdu de vue leur ambition affichée de rétablir le califat ottoman,
aboli par la révolution kémaliste. Mais avant cela, il y a un objectif
plus immédiat : empêcher la formation d'un Etat kurde, et s'il n'y a
rien à faire, réduire de façon drastique la population de ce futur Etat.
A ce jeu, ils ont tué sans doute plus de Kurdes que Daesh depuis le
début du conflit, mais cela ne les empêche pas de crier au génocide, dès
que les Russes bombardent des terroristes d'origine turque dans le nord
de la Syrie. Les Saoudiens, eux, sont obnubilés par la question
religieuse, et ils ne cachent pas leur peur de la vraie arme fatale du
moment, le chiisme. C'est là que réside le seul point de divergence avec
leurs alliés turcs, à savoir qu'ils sont prêts à envisager l'existence
d'un Etat kurde, pourvu que force reste au sunnisme, les Kurdes offrant
les meilleures garanties, en ce sens.
Dans la bataille qui oppose actuellement les deux pôles de l'Islam,
Téhéran et La Mecque (Riyad n'étant que la capitale administrative du
royaume wahhabite), tout semble donc devoir se jouer à Damas. C'est là,
selon la prévision millénariste remise au goût du jour, que devrait
avoir lieu la bataille d'Armageddon, la bataille finale précédant
l'apocalypse, entre le Christ et l'antéchrist. Ce que n'ont pas prévu
les augustes prédécesseurs, c'est que cette bataille pourrait avoir lieu
entre le sunnisme et le chiisme, le chiisme que l'islamisme, revu et
corrigé, assimile au "dadjal" (littéralement l'imposteur ou
l'antéchrist). Après s'être affrontés, indirectement, au Bahreïn, puis
au Yémen, Saoudiens et Iraniens pourraient bien s'affronter dans des
batailles terrestres. Dans sa plus récente contribution au journal
électronique libanais Shaffaf (ME.Transparency) l'écrivain palestinien
Hassan Khader s'étonne de cette initiative des Saoudiens qui ont «mangé
du lion», selon sa propre expression. Il les voit s'engager dans un
deuxième conflit, après celui du Yémen, alors que tous les stratèges
militaires mettent en garde contre les guerres sur deux fronts. Il se
demande ce qui a bien pu inciter Riyad à s'impliquer directement dans
une guerre alors que jusqu'ici les Saoudiens se bornaient à utiliser la
manne financière dans divers conflits. L'ambition de devenir une grande
puissance et la diminution des recettes pétrolières semblent être à
l'origine de ce changement de stratégie, estime Hassan Khader.
Toutefois, ajoute-t-il, un engagement de plus ne ferait qu'ajouter du
bois sur un feu vorace, comme il le dit. Nous retombons encore sur
l'histoire de «Hamalatou al-hattabi», la porteuse de bois, épouse
d'Abou-Lahab, vouée ainsi que son époux aux flammes inextinguibles de
l'enfer. Juste après l'apocalypse !
A. H.
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