Contribution : Pensée de Malek Bennabi
35) Bennabi et la pensée allemande
Par Nour-Eddine Boukrouh
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Il n’est pas sans intérêt de noter que Bennabi a cité le nom de Goethe
dans le premier article qu’il a rédigé en 1936 (1) en réponse au fameux
texte de Ferhat Abbas sur l’inexistence de la nation algérienne paru en
février 1936 sous le titre de «La France, c’est moi !» dans le journal
L’Entente de la Fédération des élus, puis, le lendemain, dans La
défense, journal francophone de l’Association des oulamas algériens. Il
y compare abusivement Ferhat Abbas au personnage de Faust. Le sous-titre
donné à cet article est une reprise du titre d’un ouvrage de Nietzsche,
Le crépuscule des idoles. Bennabi mentionnera de nouveau le nom de
Goethe dans L’afro-asiatisme (1956) où il prend en exemple le personnage
de Faust («Les peuples afro-asiatiques ne doivent pas oublier qu’il y a
des choix tragiques : comme le vieux Faust qui avait voulu troquer son
âme pour une nouvelle jeunesse, on peut perdre finalement sur deux
tableaux à la fois»). Il l’évoquera aussi dans Ben Badis le mystique (2)
et enfin dans La leçon d’un crime (3).
Est-ce directement de Goethe que Bennabi tient les influences de la
pensée allemande, qu’on ne peut ne pas relever dans son œuvre, ou de
Nietzsche ? Peu importe, dès lors que Goethe a trouvé les réponses
fondamentales à sa quête philosophique dans l’islam, et que Nietzsche
s’est avoué un grand admirateur de Goethe. Un spécialiste de Nietzsche
écrit dans la présentation de Ainsi parlait Zarathoustra qu’il «n’est
pas un livre de Nietzsche où il ne revienne à Goethe. Il est peu
d’esprits dont il soit aussi proche. Tout ce qu’il écrit est dans une
certaine mesure comme un regard goethéen. Ce qui sous-tend la pensée de
Nietzsche est aussi ce qui sous-tend celle de Goethe. On a jusqu’ici
assez peu senti, assez peu remarqué la fondamentale intimité de ces deux
esprits…»
Nietzsche a réadapté Maître Eckhart et continué les idées de Goethe.
Selon lui, l’homme a besoin d’une foi, mais qui soit au service de la
promotion de l’homme. Les hommes de son époque lui paraissent en deçà de
ce niveau de conscience ; aussi doivent-ils être régénérés et leurs
valeurs «transvaluées». Dans l’introduction à l’édition de 1922 du
Déclin de l’Occident, Oswald Spengler écrit de son côté : «Je me dois de
nommer deux noms auxquels tout ce livre est redevable : Goethe et
Nietzsche. De Goethe, j’emprunte la méthode, de Nietzsche la position
des problèmes ; et s’il faut réduire en formule ma position par rapport
à Nietzsche, je dirai que j’ai changé ses échappées en aperçus.»(4)
Spengler a mis à l’entrée de son ouvrage cette strophe de Goethe dont il
dit qu’elle résume la philosophie de son ouvrage : «Lorsque dans
l’Infini la même impulsion, Réitère sans cesse une éternelle course ;
Lorsque le firmament dans sa contraction, Tend ses mille froncis,
resserre sa Grande Ourse ; Un torrent d’allégresse, en sourdant des
objets, De l’astre le plus proche à l’étoile lointaine, Noie nos
passions, éteint nos préjugés, Dans le calme éternel du Seigneur qui
nous mène.» (5) Toynbee s’est revendiqué lui aussi de l’influence de
Goethe dont il a pris ce couplet de Faust qui résume selon son propre
aveu la philosophie qui anime sa colossale «Histoire» : «Celui-là seul
mérite la liberté et la vie, Qui doit chaque jour la conquérir.»
Bennabi avait tort d’affirmer dans Le problème des idées (1971) que «la
pensée occidentale ignore la loi des deux battements, systole-diastole,
de l’histoire». La loi qui régit le rythme cardiaque (contraction du
cœur et des artères – systole — et dilatation et décontraction –
diastole —) a été transposée dans le domaine de l’histoire d’abord par
Goethe, ensuite par Jung(6). Pour Goethe, la création participe de la
divinité. Elle en a émané et s’en est détachée en vertu de la loi de
l’expansion (diastole), après quoi elle devra retourner à Dieu dans un
mouvement de contraction (systole). Cette idée coïncide parfaitement
avec la signification profonde du verset qui dit : «Nous sommes à Dieu
et à lui nous retournons» dans lequel les musulmans n’ont vu qu’une
formule convenant aux oraisons funèbres.
Le Prologue dans le ciel sur lequel s’ouvre Faust est une application
imagée de cette loi au domaine de l’histoire. Pour le composer, le
philosophe allemand s’est, selon toute vraisemblance, inspiré du Coran.
Voici des extraits de ce prologue (7) : (Le Seigneur à Méphistophélès) :
«Ecarte cet esprit de sa source première, Mais si tu perds, tu devras
bien rougir, En voyant qu’un mortel, parmi la foule obscure, Peut
discerner le droit chemin. Va, mon fils, remplis ta tâche, C’est, de
tous les démons, toi que je hais le moins, L’activité de l’homme est
sujette au relâche, Et pour l’aiguillonner, j’ai besoin de tes soins.»
Voici maintenant les versets coraniques dont nous pensons que Goethe
s’est inspiré pour écrire son Prologue. On les trouve en plusieurs
endroits du Coran, mais nous avons choisi ceux des sourates «Sad» et
«al-Aâraf» : «Lorsque ton Seigneur dit aux Anges : «Je vais créer
d’argile un être humain ; quand Je l’aurai bien formé et lui aurai
insufflé de Mon esprit, jetez-vous devant lui, prosternés.» Tous les
Anges se prosternèrent, sauf Iblis qui se montra hautain et fut ainsi du
nombre des infidèles. Dieu dit alors : «O Iblis ! Qu’est-ce qui
t’empêche de te prosterner devant ce que J’ai créé de Mes mains ?
T’estimes-tu plus grand ou de rang plus élevé ?» - «Je suis, répondit
Iblis, meilleur que lui. Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile.»
- «Hors d’ici ! ordonna Dieu, tu es maudit ! Ma malédiction te
poursuivra jusqu’au jour de la rétribution.» - «Seigneur, dit Satan,
laisse-moi en vie jusqu’au jour où ils seront ressuscités.» Dieu dit :
«Tu seras du nombre de ceux à qui il sera permis d’attendre jusqu’au
jour de l’instant connu de Nous.» - «J’en jure par Ta puissance, dit
Satan, je les séduirai tous, à l’exception de Tes serviteurs sincères !»
- Dieu dit : «Je suis la vérité et proclame la vérité ! J’emplirai la
Géhenne de toi et de tous ceux qui parmi les hommes t’auront suivi.»
(38, 71-85). «… Puisque Tu m’as voué à l’erreur, je les guetterai le
long de ta voie droite, répondit Satan, je les assaillirai par-devant et
par-derrière, sur leur droite et sur leur gauche, et Tu trouveras la
plupart d’entre eux ingrats envers Toi.» Dieu dit : «Hors d’ici, couvert
d’opprobre et banni ! De ceux qui parmi eux t’auront suivi, et de toi,
de vous tous, J’emplirai la Géhenne.» Puis Dieu dit : «O Adam ! habite
avec ton épouse le Paradis. Mangez de ses fruits partout où vous
voudrez, mais n’approchez pas de cet arbre-ci ! Vous seriez alors du
nombre des injustes.» Satan, pour leur montrer leur nudité soustraite
jusqu’alors à leurs regards, leur suggéra ceci : «Votre Seigneur ne vous
a interdit cet arbre que pour que vous ne soyez ni anges ni immortels.
Je suis, leur jura-t-il, un bon conseiller pour vous.» Perfidement, il
les séduisit. Lorsqu’ils eurent goûté à l’arbre, leur nudité leur
apparut et ils se mirent à la couvrir avec des feuilles du Paradis. Leur
Seigneur les ayant appelés leur dit : «Ne vous avais-Je pas interdit cet
arbre et ne Vous avais-Je pas dit que Satan était pour vous un ennemi
déclaré?..» - « Seigneur, dirent-ils, nous avons agi injustement envers
nous-mêmes. Nous sommes perdus si Tu ne nous pardonnes pas et ne nous
prends pas en pitié.» - «Descendez (du paradis), ordonna Dieu ! Vous
serez ennemis les uns des autres. Vous aurez un asile sur terre et y
jouirez un temps. Vous vivrez, vous y mourrez et vous en serez
expulsés.» (7, 16-27) (8).
C’est en lisant le Coran que Goethe a eu l’idée de Faust dont il a
achevé la première version en 1775 mais dont le texte définitif n’a été
établi qu’en 1831, une année avant sa mort. L’esprit faustien n’est donc
pas étranger à l’esprit coranique. Le récit biblique du «péché originel»
et de l’expulsion d’Eve et d’Adam du Paradis diffère de celui du Coran.
Le serpent maléfique est la cause de la première rupture de l’Alliance
entre Dieu et l’Homme. La Genèse rapporte que «Le Seigneur Dieu dit au
serpent : Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les
bestiaux et toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre et
tu mangeras de la pourriture tous les jours de ta vie. Je mettrai
l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa
descendance. Celle-ci te meurtrira à la tête et toi, tu la meurtriras au
talon. Il dit à la femme : ‘’Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de
grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras tes fils…’’ Il
dit à Adam : ‘’Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as
mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger,
le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en
nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et
le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage
tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui
que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu
retourneras’’.»(9)
Adam et Eve sont donc chassés du Paradis et avec eux l’homme entame sa
carrière sur la terre. Dans la religion chrétienne, cet homme est un
pécheur et doit à ce titre gagner sa rédemption, mais il ne le peut que
par la Grâce. C’est un Algérien, Saint Augustin (354-430), qui est
l’origine de ce qui deviendra après le Concile de Trente au XVIe siècle
le dogme du «péché originel». Dans l’ouvrage consacré à cette théorie,
Saint Augustin écrit : «La procréation est infectée par le poison du
désir charnel… Par cette loi, le péché originel d’Adam s’est transmis à
tous ses enfants. Conçu dans le péché, l’homme est un pécheur. La suite
des générations est imprégnée du péché et est anti-divine.» Dans
l’islam, il n’y a pas trace du péché originel. L’homme a certes failli,
mais Dieu a accepté de lui donner une seconde chance en envoyant
périodiquement à sa descendance des prophètes pour lui indiquer le droit
chemin. Dans Les conditions de la renaissance (1949) Bennabi a mis un
Apologue où il donne une sorte de suite au dialogue entre le Seigneur et
Satan. Il en émane une vision hautement optimiste (10) :
«Quand Adam, coupable, descendit sur terre, il n’apportait que la
feuille de vigne qui couvrait sa nudité et le remords qui rongeait son
âme. Quand les bêtes et les éléments le virent ainsi apparaître, il
ricanèrent de son dénuement.
Adam ressentit le froid, la faim, la peur. Il alla se réfugier dans une
caverne obscure pour méditer sur sa pauvreté et son isolement dans une
nature hostile qu’il connaissait à peine.
Il envia le sort de l’oiseau dans le ciel et celui du poisson dans
l’eau. Le remords mordit plus fort son âme attendrie sur son pauvre
sort. Il pria humblement et implora le ciel. Et le ciel lui répondit :
‘’Je t’ai donné ton génie et ta main, je t’ai donné le sol et le temps.
Va… tu dompteras l’espace comme l’oiseau qui vole et tu vaincras le flot
comme le poisson qui nage.’’ Adam sourit… Et l’Astre idéal éclaira son
obscure caverne et son brillant destin.»
Juriste, savant, poète, philosophe, Goethe est un carrefour de la pensée
allemande. Comme Bennabi, il a grandi dans une ambiance religieuse.
Comme lui, sa mère l’a nourri de récits et de contes qui exaltent son
imagination. Enfant, il lit un roman (Insel Felsenburg) inspiré de
l’histoire de Robinson Crusoë. Comme Bennabi aussi, il aime les sciences
et est préoccupé par la recherche du sens de l’univers et de la
création.
Elevé dans un milieu protestant marqué par les idées de Luther et des
mystiques germains, il médite sur le mystère du salut, sur la nature de
la relation entre Dieu et l’individu. Il veut trouver la loi universelle
qui régit le monde. Il ne croit pas au péché originel et à la
condamnation de l’homme : l’homme est capable par son raisonnement
d’assurer son salut ici-bas ; Dieu est bon, il n’est pas responsable des
actes de l’homme ; Satan joue un rôle fécond dans la création ; il
incarne la probabilité du mal, mais l’homme est libre et capable de
tracer sa voie vers le bien.
Goethe rejette l’attitude de l’homme attendant de Dieu des faveurs ; il
craint que le sentiment religieux ne soit la négation des facultés
créatrices de l’homme.
A l’instar de Maître Eckhart, il ne croit pas à «la métaphysique de la
récompense». Il lui suffit de savoir que l’immanence de Dieu est dans
les forces vitales ; il croit en l’élévation de l’homme, non pas pour se
détacher du monde, mais pour être un vecteur du bien dans la société.
La civilisation est une synthèse de la nature et de la culture issue des
œuvres de l’homme. Le Prophète de l’islam et Prométhée lui semblent
répondre à cette vocation et c’est pourquoi il les a réunis dans son art
dramatique.
Goethe n’a pas fait métier d’orientalisme : il n’a pas étudié l’islam
pour le faire connaître, mais pour ses besoins philosophiques. Il y a
trouvé une inspiration qui l’a aidé à forger sa propre philosophie, y
voyant un prolongement à l’œuvre réformatrice de Luther. Il y a trouvé
la religion naturelle (eddin al-hanif) par excellence. Il croit en
l’unicité de Dieu et en Mohammad comme Prophète. C’est le contenu même
de la «chahada» qui est tout ce qu’exige le Coran d’un homme pour entrer
en islam. Le reste est secondaire. Goethe a été préparé à son contact
avec l’islam par ses lectures des œuvres de Lessing et de Leibniz,
lesquels avaient un grand respect de l’islam. Le protestantisme, fait
allemand, n’a pas suffi à Goethe qui pensait avec Voltaire que «ni
Luther ni Calvin ne vaut la semelle de Mahomet».
Jeune, il se lie à Herder qui lui révèle la grande influence de la
civilisation musulmane sur le monde et lui communique la curiosité de
l’Orient. Tous deux refusent de voir dans la Bible une révélation
surnaturelle. Il lit les traductions du Coran réalisées en latin par
Maracci en 1698 et en allemand par Megerlin en 1772.
En 1773, il lit celle de Boysen, les deux volumes de L’histoire de la
vie de Mohamed, législateur de l’Arabie de Turpin, et publie un Chant en
l’honneur de Mahomet et de Prométhée. Il lit également La vie de Mahomet
de l’islamisant français Oelsner, la Chrestomatie arabe de Sylvestre de
Sacy et La Bibliothèque orientale de Herbelot.
Entre 1773 et 1775, Goethe compose la première version de Faust ; en
1787 il visite la Sicile dont sa capitale Palerme, anciens sièges de la
civilisation musulmane ; en 1791, il découvre les poètes persans Hafiz
et Saâdi ; en 1798 il rédige le Prologue dans le ciel ; en 1799, il
adapte Mahomet de Voltaire en s’inspirant de la sourate 90-75 du Coran ;
en 1806, il termine la seconde version de Faust.
Il dira : «J’avais lu et relu avec beaucoup d’intérêt la vie du prophète
oriental que je n’avais jamais pu considérer comme un imposteur.» A
Meyer, il dit dans une lettre de 1816 : «Il nous faut persister en
islam» ; à Willemer, il confie dans une correspondance de 1817 : «Tôt ou
tard nous devons professer un islam raisonnable» ; dans une lettre à
Zelter de 1820, il écrit : «C’est dans l’islam que je trouve le mieux
exprimées mes propres idées» ; en 1819 il publie Divan
occidental-oriental (11) où on peut lire ces strophes : «Vous donc, ô
connaisseurs de la loi, Hommes sages et pieux et de haut savoir,
Enseignez le devoir strict des fidèles musulmans. C’est folie que chacun
pour son cas, Fasse valoir son opinion personnelle ! Si Islam veut dire
: soumis à Dieu, Nous vivons et nous mourrons tous en islam. Ainsi
faut-il tenir pour vérité, ce qui a réussi à Mahomet ; C’est seulement
par l’idée du Dieu Unique, Qu’il a soumis le monde. Le Coran fut-il de
toute éternité ? Je ne m’en informe pas. Le Coran fut-il créé ? Je ne le
sais pas. Qu’il est le livre des livres, Je le crois comme le doit un
musulman.»
Satan joue un rôle dans la notion de «défi-riposte» de Toynbee :
«L’intervention du démon a accompli la transition de yin à yang»,
écrit-il. La conception traditionnelle de la religion met l’accent sur
les aspects mystiques et irrationnels. Goethe(12), Nietzsche, Spengler,
Toynbee et Bennabi le mettent sur les aspects intellectuels,
psychologiques, moraux et sociaux. Dans Humain, trop humain, Nietzsche
écrit : «Si l’humanité ne doit pas marcher vers sa perte, il faut
d’abord que soit trouvée une connaissance des conditions de la
civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela
réside l’immense devoir des grands esprits du prochain siècle.»(13)
Parmi ces «grands esprits du prochain siècle», on peut assurément
compter sur l’axe musulman Bennabi qui a essayé de transposer dans la
pensée islamique ces idées fraîches et ces visions créatrices. Nietzsche
avait bien raison de dire que «l’histoire universelle est des plus
courtes quand on la mesure d’après les connaissances philosophiques
importantes».(14)
Nous ne savons pas si Lévi-Strauss connaissait ces similitudes et ces
affinités, mais il n’a pas tort de relever dans Tristes tropiques les
ressemblances «entre ces deux types sociologiquement si remarquables, le
musulman germanophile et l’Allemand islamisé» (15).
Nous en avons peut-être une explication dans le livre de l’Allemande
Sigrid Hunke où elle écrit : «C’est dans la Sicile des Normands et de
Frédéric qu’est né l’Occident moderne dont l’esprit arabe fut
l’accoucheur. Dans ce royaume situé entre deux univers, le génie
germanique et le génie arabe se rencontrèrent en la personne de Frédéric
II…
Il réconcilia l’Orient et l’Occident pour peu de temps sur le plan
politique, mais pour des siècles en revanche dans le domaine culturel…»
(16) Il y a lieu de noter que le mathématicien européen qui a fait
rentrer les chiffres arabes en Occident, Léonard de Pise, ami de
l’empereur, avait fait ses études à Béjaïa au XIIIe siècle.
C’est aussi le sentiment de Benoist-Méchin qui était à la fois
germanophile et islamophile et qui a consacré un livre à l’empereur
allemand où on peut relever ces informations sur l’éducation qu’il reçut
des maîtres musulmans à Palerme : «Ils lui apprirent l’arabe ; ils lui
inculquèrent des rudiments de logique, de calcul et d’algèbre… Ils
l’initièrent aux écrits de Ptolémée, d’Averroès, le célèbre géographe
qui avait construit pour Roger II (arrière-grand-père de Frédéric) une
énorme sphère terrestre et un ouvrage de botanique…»(17)
Le Concile de Lyon I (1245) excommunie et dépose Frédéric II. Celui de
Vienne (1312) interdit la création de chaires de langue arabe en terre
chrétienne.
Jacques Benoist-Méchin, on s’en souvient, a écrit en 1960 une lettre à
Bennabi lui disant : «Je ne puis vous dire combien je trouve votre
ouvrage (Vocation de l’islam) remarquable et combien il a élargi ma
connaissance du monde islamique. Je l’ai trouvé à la fois clair,
émouvant et convaincant. Il m’a donné une très grande envie de lire vos
autres ouvrages, notamment Le phénomène coranique et Les conditions de
la renaissance… Je vous serais très obligé de me dire si on peut encore
se procurer ces ouvrages et, dans ce cas, où il faut s’adresser…»
Une dizaine d’années plus tard, Benoist-Méchin, qui aura entre-temps
connu Bennabi, lui écrira en date du 28 août 1969 pour lui avouer «le
plaisir et l’enrichissement que (j’ai) tirés de (vos) ouvrages et de nos
entretiens. Je considère votre œuvre comme une étape de tout premier
ordre dans la rénovation de la pensée islamique…
Il m’arrive souvent de relire et de consulter vos livres ; j’y trouve
chaque fois des profondeurs et des résonances insoupçonnées. C’est pour
moi un honneur de pouvoir compter sur l’estime d’un esprit comme le
vôtre.»
Prochain et dernier : Pensée de Malek Bennabi : 36) Comment j’ai connu
Malek Bennabi
1) Cf : «Intellectuels et intellectomanes : le crépuscule des
idoles», publié en novembre 1991 dans une traduction arabe par une revue
batnéenne, El-Raouassi, qui doit l’avoir obtenu de Hamouda Ben Sai qui
vivait à Batna.
2) Révaf. du 30 avril 1967.
3) Révaf. du 2 mai 1968.
4) Op.cité
5) Trad. Mohand Tazerout : in Le déclin de l’Occident, op.cité.
6) Jung et Bennabi ont un autre point commun : ils ont tous les deux
écrit sur le phénomène des “soucoupes volantes”. Le premier, Bennabi, a
rédigé sur la question un article intitulé «Les soucoupes volantes» (la
République algérienne du 25 mai 1950) où il montre une impressionnante
connaissance de l’aéronautique et où il nie, démonstration à l’appui, la
possibilité technique de l’existence des soucoupes volantes. Mais il
pense que la forme sphérique d’un objet volant équipé d’un système à
réaction présente théoriquement de grands avantages qu’il décrit :
l’appareil peut se poser sans avoir besoin de piste d’atterrissage,
comme il peut se poser en mer «comme un hélicoptère insubmersible» ; il
peut se tenir immobile en l’air «grâce à la réaction verticale» ; il
assure le maximum de sécurité à ses passagers… Quant à Jung, c’est un
livre qu’il a consacré au sujet (Un mythe moderne, Ed. Gallimard, 1961)
sous l’aspect d’une approche psychologique. Sans s’arrêter sur la
probabilité de l’existence matérielle des OVNI, il voit dans ces visions
collectives un phénomène psychologique traduisant une expression moderne
de ce que Bennabi a appelé «le vide cosmique» et Spengler «la peur
cosmique». Jung dit dans l’introduction de son livre : «Ma conscience de
médecin me conseille de faire mon devoir pour prévenir ceux qui voudront
bien m’écouter et les préparer au fait que l’humanité doit s’attendre à
des évènements d’où sortira la fin d’un éon, la fin d’une ère, la fin
d’une grande époque du monde.»
7) Goethe : Théâtre complet, Trad. G.de Nerval, Ed. la Pléiade, Paris.
8) Le Coran, trad. H. Boubakeur, Ed. Enag, Alger 1989.
9) Genèse, 2, 14 à 20.
10) Asma Rashid est une universitaire pakistanaise qui a traduit
Vocation de l’islam en anglais. Invitée au Colloque international sur la
pensée de Malek Bennabi, Alger 2003, elle a présenté une communication
intitulée «La vision du monde de Mohamed Iqbal et de Malek Bennabi
relative à l’histoire, la culture et la civilisation» dont nous
prélevons cette citation d’Iqbal qui recoupe la vision de Goethe : «Nous
ne pouvons comprendre toute la portée des prodigieuses forces cosmiques
qui tout à la fois ravagent, nourrissent et dilatent la vie.
L’enseignement du Coran, qui considère que l’homme peut s’amender et
maîtriser les forces naturelles, n’est ni optimiste ni pessimiste. C’est
du volontarisme qui admet un univers en expansion et espère en la
victoire finale de l’homme sur les forces du Mal…» (Cf. La pensée et
l’action de Malek Bennabi, Actes du Colloque International, Publications
du Haut- Conseil islamique, Alger 2005).
11) W.Goethe : Divan occidental-oriental, Trad. H.Lichtenberger, Ed.
Aubier, Paris
12) Louis Massignon nous apprend dans un texte (Méditation d’un passant
aux bois sacrés d’Isé) que la couleur préférée de Goethe était le vert
dans la classification psychologique des couleurs (cf. Parole donnée,
op.cité). Le vert est la couleur de l’islam.
13) Ed. Denoêl, Paris,
14) Cf. Le livre du philosophe.
15) Ed. Plon, Paris 1955.
16) Cf : Le soleil d’Allah brille sur l’Occident, Ed Albin Michel, Paris
1963.
17) Cf. Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié, Ed. Librairie
académique Perrin, 1980.
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