Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Le Bal-Mosquée


Par Arezki Metref
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Je ne sais pas qui a rappelé, et où et quand, à propos de Saâdani, et de quelques-uns de ses pairs et de quelques-unes de ses ouailles, cette blague vexante. C’est arrivé à un comédien récompensé au Festival de Carthage. Il avait tellement la tête de l’emploi dans son rôle d’affreux, sale et méchant qu’on le croyait affublé d’un masque. Pas possible qu’il en soit autrement. C’est ce qu’aurait voulu le simple bon sens. En se présentant à la cérémonie de remise des prix, on pensait qu’il était toujours dans son rôle. Et le public qui voulait voir sa vraie tête de réclamer à hue et à dia : «Enlève le masque, enlève le masque, enlève le masque !»
Confusion de l’acteur : Il n’y avait aucun masque à enlever. Il avait joué sans. Il présentait sa tête, la vraie, et si elle ressemblait à un masque hideux, ce n’était point de sa faute.
C’est à cette histoire et à des tas d’autres sur les masques que me fait penser la vie publique en Algérie. En voyant les têtes empruntées d’Ouyahia, Sellal, Madani Machin, Tliba et les autres, tous ceux qui tiennent les premiers rôles dans la tchekchouka politique locale, je me demande de quoi ils sont les masques.
Des masques totalitaires qu’on voit surgir de notre quotidien. On n’a pas le choix. Aucun moyen de les rater. Ils sont dans les journaux. Ils sont sur les télés. Ils gigotent partout. On ne voit qu’eux et on n’entend qu’eux.
Car c’est un cirque pas possible ! Une kermesse ! Un bal ! Une zerda ! Un carnaval ! Voilà ce que nous vivons et dont nous sommes les acteurs et les figurants parfois involontaires : un véritable carnaval !
Mais contrairement au carnaval, je veux dire à cette manifestation appelée ainsi et qui est située précisément dans le temps, nous, nos masques, nous les portons tout le temps. En permanence. Jour et nuit et jour après jour. C’est comme si nos masques étaient incrustés dans notre peau. Comme le comédien de Carthage. Impossible de les tomber. De les changer. De les transformer. De s’en reposer un peu. Non. Condamnés à les porter ad vitam æternam. A se confondre avec …
Nous dormons avec nos masques. Nous mangeons avec nos masques. Nous marchons avec nos masques. Et surtout, surtout, nous plions l’échine avec nos masques !
Peut-être, chacun de nous est-il sans le savoir un de ces génies invisibles dont Nietzsche disait : «Un esprit profond a besoin d’un masque». Oui, un génie a besoin d’un masque pour passer pour monsieur tout-le-monde. «Ne montre pas que tu es intelligent, ils vont te tuer», conseillait la mère du docteur dans L’opium et le bâton de Mouloud Mammeri.
Donc, nous sommes un peuple masqué avec des chefs masqués et des subordonnés masqués tout autant. C’est pourquoi, lorsqu’on remonte l’histoire de ce pays, on la voit jonchée de masques.
On voit dans un coin s’accumuler tous les masques portés du temps de Messali. A commencer par le sien. Impeccable. Reproductible. Ces masques sont barbus et les poils sont bénis. Ils ont appris à réciter une liturgie qui entremêle le narcissisme, l’indépendance de l’Algérie et des bribes de sunna. Le son qui sort des abysses de ces masques règle la quadrature du cercle identitaire. L’Algérie sera arabe et musulmane ou ne sera pas. En effet !
Pendant la guerre de Libération, la production des masques a été dévolue au MALG et à Boussouf. Alors, outre que les frères étaient masqués au point de ne plus se reconnaître les uns les autres, les détenteurs des brevets de fabrication des masques en ont profité pour en confectionner un immense qu’ils ont posé sur l’Algérie elle-même. Nous voilà une nation masquée…
Dans un autre coin, traînent les différents masques qui sont tombés ou pas lors des épisodes glorieux ou pas de la lutte d’indépendance. Les masques qui tombèrent à la faveur du Congrès de la Soummam, les masques introuvables des tueurs d’Abane Ramdane, les masques voraces du Congrès de Tripoli, les masques vert-olive de l’état-major de Boumediène intronisant Ben Bella portés sur la tourelle d’un char.
Dans un autre coin aussi, il y a les piteux masques de Ben Bella, qui avouera, à quelques encablures de sa mort, sa marocanité. Aïe ! C’est le pire des masques.
Puis le bal sombre dans la caserne. Boumediène nous fait tous porter le masque sobre du dénuement et de la claque. Comme elle fut messaliste, puis ben-belliste, l’Algérie devient forcément boumedieniste. Le port du masque est inscrit dans la Constitution.
Dans cette balade bucolique dans l’histoire de l’Algérie masquée, on trouve ensuite, dans un autre coin, les masques libéraux du temps de Chadli.
Combien de hauts responsables ont eu un mal fou à se défaire du masque boumedieniste pour caler le nouveau masque chadliste.
C’est là, à ce niveau précis, qu’on rencontre les masques de l’abomination. Celui des tueurs au nom d’Allah ! Ils allaient connaître, par la suite, une prolifération inattendue, traversant les frontières du temps et de l’espace.
Puis, il y eut cette guerre intérieure où les masques se sont intervertis, les uns portant sur les leurs les masques des autres et inversement. Jusqu'à n’y rien comprendre. On sait juste que les danseurs bénis ressentent cette sombre jubilation d’un bal-mosquée. La danse de la mort. Enfin, arriva Bouteflika et son riche magasin des accessoires. On distribua des masques à qui mieux mieux. Et en plus des masques qu’il apporta par devers lui, il y a des restes de tous les masques antérieurs qui ont sédimenté l’histoire de ce pays.
Tu vois, Saâdani n’a fait que continuer une histoire sans fin. Il n’a sans doute pas plus que ses prédécesseurs conscience de porter un masque.
A. M.



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