Culture : INSTANTANÉS SUR UNE ÉPOQUE DE NOUREDDINE LOUHAL
Si Alger m’était contée
La ville natale tant aimée semble revenue d’un long
exil. Alger a beaucoup changée en l’espace de quelques années.
Noureddine Louhal livre un recueil de chroniques où il fait défiler une
série d’instantanés pris sur le vif.
Des images fixant passé récent et temps actuels surtout, avec un
chevauchement d’époques, de mœurs, d’illusions comme théâtrales. Les
images qui se dévoilent sous les yeux du lecteur forment une action
continue, elles défilent pour dire le mouvement de la vie. Les temps
changent et «les hommes ressemblent plus à leur époque qu’à leurs pères»
(le mot est de Ali Ibn Abi Talib). Noureddine Louhal a rassemblé une
centaine de chroniques dans lesquelles il décrit son Alger d’hier et
d’aujourd’hui. Ce sont d’abord des textes qui parlent au cœur, tant il y
exprime son humeur et ses états d’âme. Dans ces «coups de cœur» et
«coups de gueule» de passionné, il ne s’interdit évidemment ni le rêve,
ni les pressentiments, ni la frustration, ni la colère, ni un regard
nostalgique. Il y a là la mémoire des lieux des odeurs, des saveurs, des
couleurs, des bruits, des visages, de la mer, du ciel et des
palpitations de la ville. Et quand les impressions sensorielles du passé
(les souvenirs) nourrissent l’imagination, elles servent à communiquer
le feu que l’écrivain porte en lui et qu’il répand librement sur les
instantanés des temps présents. C’est l’esquisse qui révèle l’âme du
peintre, avant que celui-ci ne présente son tableau final. Chez
Noureddine Louhal, le tableau est des plus réalistes : «Je me suis fait
la promesse de faire mienne la citation d’Alberts Camus : ‘’Le
journaliste est l’historien de l’instant’’ afin d’y conter nos jardins
fanés, nos trottoirs défaits, la cherté d’une mercuriale au firmament du
délire.» (avant-propos)
Les scènes de la vie algéroies telles que vues, entendues, vécues par
l’auteur sont donc des histoires vraies. Et c’est cette expérience
émotionnelle qu’il invite à partager en bonne camaraderie. Un dîner
d’amis, à la bonne franquette.
Au commencement, le bien pénible sentiment d’avoir été floué, dépossédé
de choses simples mais précieuses.
«Il n’a fallu qu’une décennie pour contraindre Alger à mettre genou à
terre ! Inouï ! Une décennie d’épouvante aurait suffi à y réfréner
l’envie de vivre de l’Algérien, cet espiègle, d’habitude hilare et si
prompt à la palabre. Pis, l’engourdissement dû au sevrage par le prêche
et la terreur a ensemencé l’inertie dans l’esprit du boute-en-train qui
ne somnolait d’habitude que d’un œil dans le cœur de chaque
Algérien. Alors, et à voir la grise mine du citoyen lambda devenu si
austère, force est de conclure que l’âme de l’Algérien si opiniâtre à
pousser de bonne grâce les meubles pour faire la fête, est loin dans le
rétroviseur. En ce sens, je ne reconnais plus l’Alger d’aujourd’hui
enguenillée du funeste trench-coat et du panamamou de l’univers sinistre
de l’inquisition et du gangstérisme des bas-fonds de la cité», lit-on
dans la note de l’auteur. Quelques années ont suffi aux éteignoirs et
aux rabat-joie pour bannir les lieux de vie, chasser le naturel,
condamner les espaces culturels et de loisirs. Voici donc effacée la
«tranche d’envie et de vie qui a égayé des générations de fêtards et
d’épicuriens». Oui, la ville blanche où il faisait bon vivre est
reléguée dans les pensées nostalgiques et le désenchantement.
«Qu’est-il arrivé à ma ‘’Bahdjati’’ (mon Alger) ?», s’interroge
l’auteur. La trappe de l’absurde s’était ouverte sous les pieds des
salles de cinéma, des cafés, des bars, des restaurants, des gargotes,
des jardins, des échoppes... à la place, la
culture mortuaire, celle-là même qui est la négation de la vie et qui
méprise l’être humain, a pris possession des âmes. D’autres mœurs,
styles, modes, préoccupations, habitudes alimentaires... ont emménagé
dans la ville. «Les instantanés sur une époque» décrivent avec une
exactitude minutieuse le lifting (ou les transformations souvent
profondes) d’une capitale où il faisait bon vivre il n’y a pas si
longtemps. Mais, comment réagir lorsqu’on est mis mal à l’aise par le
changement de décor, de milieu, d’habitudes ?
Lorsque le dépaysement est accentué par l’absurde ?
Par l’humour et l’ironie, bien sûr. L’humour, cette qualité
traditionnelle de l’esprit algérois : «En ce lieu-ci où le bonheur se
vit à l’abri du sceau de l’édit beylical et de l’inquisition
d’autoproclamés gardiens du temple de la morale, l’idéal est d’endosser
l’habit burlesque des personnages de théâtre Zaït, Maït et Neggaz El
Hite afin d’y titiller, à l’aide de l’alchimie faite d’un zeste d’humour
et d’un soupçon de dérision, un beylik qui donne l’impression d’avancer
les yeux bandés comme au jeu de «Daada Âamia matchoufch ou le
colin-maillard de notre tendre enfance» (vœux de l’auteur). Réagir aussi
en effectuant un pèlerinage mnémonique, un retour au passé, pour faire
ressortir les contrastes de ces instantanés. C’est-à-dire «revisiter
d’abord l’Alger d’autrefois si ‘’commode’’, avant d’aller à la rencontre
de l’Alger où tout est devenu gris, voire incommode». Première étape de
ce retour aux sources : une visite guidée des lieux de convivialité,
d’échanges, d’amitié de flânerie et de villégiature. C’était avant
qu’Alger soit «soumise au régime à l’eau et au pain sec» et «s’enserre
d’une ceinture de chasteté». Le réveil est brutal pour le noctambule qui
ose «une tournée des grands ducs». à 18h, déjà, «Alger se saupoudre
d’ignorance et s’obscurcit dans le ‘’voile’’ des ténèbres». Noureddine
Louhal nous fait redécouvrir des lieux exceptionnels dont la mémoire
seule garde le souvenir, car «il ne reste rien de tout ça, si ce n’est
les mots pour décrire l’Alger d’hier» (préambule). Nostalgie et
tendresse des mots quand l’auteur évoque, pour compléter le tableau, sa
jeunesse algéroise et comment il en est arrivé à l’écriture
(avant-propos). Dès lors que le lecteur a désormais le maximum
d’informations et de repères sur deux époques qui se sont succédé sans
transition, il peut maintenant se risquer à prendre «place dans
l’intérieur peu rassurant de ces bus bringuebalants à la ‘’criée’’ ou
‘’avancez vers l’arrière’’ pour une excursion dans l’absurde». Ce voyage
dans les «instantanés» forme l’ossature de l’ouvrage. à la différence de
la première partie du recueil (des chroniques datant de 2014 et 2015),
Mes instantanés (chapitre I), L’époque (chapitre II), Clin d’œil
(chapitre III) et Humeur (dernier chapitre) sont constitués de
chroniques publiées dans plusieurs journaux entre 2001 et 2015. Dans un
style ramassé, acéré et pimenté d’un humour savoureux, Noureddine Louhal
(cet «historien de l’instant») croque les anachronismes, les
extravagances, les bizarreries, les aberrations, voire l’irrationnel
«d’une société en... ‘’folie’’ qu’a engendrée une décennie tout de rouge
et de noir vêtue». Oui, «les maquignons sont là !» et «les moutons sont
entrés à Aïn-Naâdja !» et dans «les cités numériques». A l’ère des
«trottoirs fantômes», il se trouve même que «des marchands ambulants
squattent l’espace public qu’ils louent à d’autres camelots». Pendant ce
temps, «les taxieurs boudent» et les cortèges nuptiaux font «un boucan
d’enfer». C’est l’«alerte à la Faucheuse» et même l’«alerte à la
malbouffe» (quoique «ventre affamé n’a pas d’oreilles»).
Le chroniqueur n’oublie pas une succulente digression sur l’Algérien
devenu, «à son estomac défendant, un végétarien né». Non plus «les
cannibales, qui ont usurpé la place de la brave concierge de jadis, (et
qui) excellent dans la langue fourchue et pendue».
Un recueil de chroniques à savourer à la petite cuillère.
Hocine Tamou
Noureddine Louhal, Instantanés sur une époque. Chroniques, éditions Anep,
Alger 2015, 256 pages.
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