Chronique du jour : Kiosque arabe
Images de la détresse des déplacés
Par Ahmed Halli
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Quatre
Irakiens, deux femmes, deux hommes, trois religions, chassés brutalement
de leurs foyers par la guerre, introduite par les Américains, ravivée et
propagée en Irak et en Syrie par Daesh. Pendant que leurs compatriotes
musulmans ou convertis font la promotion du voile dans les rues
d'Amsterdam, deux jeunes Néerlandais ont décidé de montrer la réalité de
la détresse. Felix Gowers et Paul Voors ont résolu en 2015 d'aller
filmer(1) sur place les épreuves des gens qui n'ont pas eu la chance ou
l'occasion d'arriver jusqu'aux pays européens. Ikhlass, Maryana,
Ghaffour et Qasim ne sont pas des réfugiés comme ceux qui viennent
encore frapper aux portes de l'Europe si lointaine, mais plus humaine
que les monarchies du Golfe.
Chassés vers le Kurdistan par l'offensive éclair de Daesh, ces deux
femmes et ces deux hommes appartiennent à la catégorie des déplacés,
selon la classification onusienne. Ikhlass, qui appartient à la
communauté yézidie, première cible des djihadistes, a été capturée et
convertie à l'Islam afin que l'«émir» local puisse «l'épouser»,
conformément à la Charia. Comme elle s'est montrée récalcitrante, les
viols quotidiens étaient aussi accompagnés de châtiments corporels, ce
que cherchait sans doute à lui éviter «l'épouse» officielle du chef, en
la suppliant de se joindre à elle.
D'abord tentée par le suicide, comme moyen d'échapper à son calvaire,
Ikhlass a finalement réussi à tromper la vigilance de son mari-geôlier
et à retrouver une liberté qu'elle chérit plus que la vie elle-même.
Elle insiste sur cette quête de liberté, tout en se remémorant sa
captivité et sa fuite, la tête entièrement recouverte d'un keffieh, ne
laissant voir que les yeux inondés de larmes. Qassim est aussi de
confession yézidie, mais les hommes de cette communauté semblent avoir
emprunté à l'Islam orthodoxe certains accommodements raisonnables, comme
la polygamie. C'est donc tout naturellement qu'il parle de sa fuite
après la prise de sa région par les djihadistes, en compagnie de ses
deux femmes et des onze enfants qu'il en a eu.
Qassim raconte sa vie heureuse d'antan, son métier de chauffeur de taxi
qui lui permettait de subvenir correctement aux besoins de ses femmes et
de sa nombreuse progéniture. Deux de ses garçons ont d'ailleurs été
capturés par les hommes de Daesh, et il est sans nouvelles d'eux depuis.
S'ils ont pu échapper à la mort et à l'esclavage, ils ont sans doute été
convertis et enrôlés dans l'armée du califat qui défie le temps et les
armes des puissances coalisées, en théorie, contre lui.
Maryana a eu plus de chance, en tant que femme et en tant que
chrétienne, puisqu'elle a réussi à éviter la captivité, la conversion
forcée et le mariage subséquent. Elle a réussi à trouver un refuge dans
l'un des rares monastères resté encore debout dans la région et qui a
accueilli sans distinction tous les déplacés arrivés au Kurdistan.
Toutefois, et avec sa pauvre croix pendant négligemment autour de son
cou, comme une breloque oubliée, Maryana incarne, avec la force de
l'image, la détresse des minorités religieuses soumises à la
purification confessionnelle. On peut voir notamment comment les
vainqueurs s'empressent de desceller une croix fixée sur le dôme d'une
église, pour montrer que le temps de la coexistence est révolu. Le sort
de Ghaffour, musulman sunnite marchant avec des béquilles, est encore
plus poignant, puisqu'en plus de son handicap physique, il a en charge
la famille de son frère, en plus de la sienne. Les deux frères avaient
une charrette à bras que tirait le plus valide, et sur laquelle ils
transportaient des fruits et légumes qu'ils vendaient sur le marché. Un
jour, alors qu'il allait rejoindre son frère, à leur étalage habituel,
Ghaffour entend une grosse explosion, en provenance du marché, et il
devine immédiatement qu'il n'y a pas beaucoup de rescapés.
Il se rend à l'hôpital, où il retrouve effectivement le corps de son
frère, quasiment décapité et reconnaissable aux seuls vêtements qu'il
portait, «même l'argent qu'il portait dans sa poche avait brûlé». Et
c'est ainsi que Ghaffour a non seulement perdu en son frère un associé
précieux et valide qui compensait son handicap, mais qu'il s'est
retrouvé en charge de sa belle-sœur veuve et de ses trois enfants. Avec
son attirail de cirage de chaussures, il doit désormais nourrir une
dizaine de personnes, en comptant la sienne propre, ainsi que sa sœur et
sa vieille maman. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, cet
homme pieux ne se lamente pas sur son sort, ne crie pas sa révolte
contre le ciel, comme on le fait facilement par ailleurs. On voit même
cet homme pieux s'acquitter méthodiquement de ses dévotions et exprimer
de l'espoir, en dépit du malheur présent. Bref, ce film(2) qui vient
d'être présenté au Parlement européen nous laisse partagés entre la
compassion et l'admiration pour ces victimes, dont le sort est peu
médiatisé. On ne peut que rester aussi admiratifs devant l'engagement de
ces deux jeunes Hollandais nourris d'humanisme, à l'école d'Érasme, et
se rangeant du côté des victimes, au lieu de suivre les cohortes de
tueurs.
Pendant ce temps, les médias se perdent en conjectures sur le retrait
russe de la Syrie, oubliant que la Russie a déjà fait l'essentiel en
mettant en échec le seul objectif des Occidentaux: abattre le régime
Assad. Bachar tient toujours, avec le soutien de son armée et des élites
sunnites qui ne sont pas toutes alliées aux milices islamistes ni
partisanes du plan de balkanisation du pays. Il est sûr que la Syrie qui
naîtra, par le fer et par le feu ou par la négociation, ne sera plus la
même que celle façonnée par la dynastie Assad, mais il est certain aussi
que, pour le moment du moins, le danger du califat est écarté. Ce qui ne
veut pas dire que l'alternative islamiste à des régimes impopulaires
n'est plus à l'ordre du jour, simplement parce qu'il y a eu Daesh. C'est
oublier que si l'idéologie wahhabite se propage avec une telle rapidité,
c'est parce que les peuples musulmans croient au retour à Médine, même
s'ils s'en défendent après chaque attentat.
A. H.
1) Felix Gowers et Paul Voors, Long Road Ahead (Une si longue route).
2) Le film sera diffusé le 15 avril 2016 sur France 2.
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