Reportage : CARNET DE VOYAGE D’AREZKI METREF
SI TU VAS à SAN FRANCISCO...
12/San Diego, un jour


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Las Vegas te saute au pare-brise comme un mirage. Tu es là, assoupi, à topographier l’infini du désert du Mojave, le plus sec d’Amérique du Nord. Tu surprends l’étendue fuyant à perte de vue, ne butant que provisoirement sur une colline par-ci, et par-là sur un monticule ocre ou roux dans le crépuscule qui enveloppe de son tulle diffus la perspective lunaire. Dans le même temps, suspendu, tu écoutes El Hasnaoui égrener les notes de la fatalité addictive, l’exil et la perdition — Anfas, anfas, Las Vegas thahkam fellas —, et voilà que l’Oasis de l’Artifice apparaît…
Une révélation, presque ! Château de cartes ? Byzance illuminée de plus de 24 000 km de tubes de néons, ruisselant de poudre d’or et de diamants ? Faux diamants ! Or factice ?
Comme surgi de nulle part, on croirait qu’un vaisseau spatial s’est posé en catimini pour y abandonner cette ville sidérale. On croirait aussi qu’en provenance d’une autre galaxie, elle a atterri là, au milieu de l’aridité, tout entière livrée par quelque puissance cosmique, avec ses gratte-ciel dont les lumières des cimes se confondent avec les étoiles, ses 120 000 chambres qui lui octroient la plus grande capacité hôtelière du monde après Londres.
Avec ses casinos légendaires : Mandalay Bay, Luxor, Excalibur, New-York Now-York, Aria Resort, Planet Hollywood Resort, Paris, Bellagio, Caesars, Venetian, Flamingo…
Avec ses répliques de la tour Eiffel, de l’architecture de l’Égypte pharaonique, de l’empire romain. Avec son bon goût de la copie, de la duplication. Avec ses casinos aveugles — sans fenêtres ni horloges pour distraire les joueurs, — où le temps est banni et qui lui vaut l’autre surnom de City without Clocks (la «ville sans horloges») !
Et avec sa démesure. Surtout !
Y a vraiment de quoi méditer sur l’œuvre du temps ! Il est étonnant d’apprendre que ce qui allait devenir la ville du Péché, Sin City, a été en fait fondée à la fin du XIXe siècle par les Mormons dont le rigorisme est tout à l’opposé de la permissivité qu’incarne Las Vegas aujourd’hui.
Perfide, le temps s’est fait l’allié du diable.
Je repense à Las Vegas Parano, le roman déjanté du journaliste américain Hunter Stockton Thompson publié en 1972. Un brûlot psychédélique pour dénoncer l’envers — et l’enfer — du rêve américain ! En 1998, Terry Gilliam en a tiré un film avec Johnny Depp.
Il commence à faire nuit. Les feux de Las Vegas s’allument. ça brille, scintille, clignote de partout. Le jour, Las Vegas est une ville normale, terne même, banale. Incorrigible noctambule, ce sont les lumières, à la nuit tombée, qui lui donnent cette singularité de légende.
Pas difficile de trouver à se garer. Chaque hôtel offre d’innombrables parkings. Tout est fait pour attirer puis scotcher le gogo devant les tables de jeux. Les hôtels sont discount comme pas possible. A la réception du Tresasure Island, sur le Strip, je m’amuse à scruter les nouveaux arrivants : une géographie humaine parfois surprenante. Ainsi en est-il de cette famille qui attend de prendre possession de ses appartements dans un hôtel casino à Las Vegas, l’antre du chitane. La femme et la fille sont enhidjabées réglementaires et l’homme, lui, porte la barbe sunna et l’uniforme afghan. Chacun est libre de faire ce qu’il veut certes, mais j’aurais été tout aussi étonné d’y voir un Mormon, pas forcément reconnaissable à l’apparence du reste.
Occasion pour reprendre la facétie devenue rituelle avec Dahmane :
- Ce sont peut-être des Algériens ?
Après Salah à Hollywood, nous avons eu la confirmation que l’Algérien a le don d’ubiquité.Mais non, le type a parlé à quelqu’un en arabe, et c’est plutôt un accent du Moyen-Orient.
Mais là, en complet de financier, en aâbaya d’imam ou en costume de rabbin, en jeans ou en short, l’essentiel est que tu casques. On peut s’habiller comme on veut, faut juste payer.
Du 27e étage, je jette un œil sur le Strip. La ville est un gouffre de lumières. C’en est vertigineux ! Bon, oui, et maintenant, comment décrire Las Vegas ? Qu’y suis-je venu faire ? Voir la démesure, le factice. Le fugace. Ici, on peut gagner des millions de dollars au début de la nuit, et au matin, on revient sur terre. On n’a plus rien. En quelques heures, on se transforme en Crésus qui se surprend un peu plus tard en Job. Mais quelle force de caractère faut-il pour se dire que ce n’est pas la peine de jouer puisque tu ne gagneras pas. Je visite quelques casinos dont le Caesar. Je crois que c’est là que chante depuis des années Céline Dion. Dans la rue, les gens flânent, hors du temps. Il fait nuit mais le temps ne compte pas.
Jets d’eau, de lumière, musique partout, strass : le bonheur a une apparence, et c’est celle de la volatilité. Dans la ville du hasard, il faut croire en sa chance et cette croyance elle-même est éphémère.
Et je crois que ce n’est pas pure coïncidence de ma part de repenser à Hunter Stockton Thompson. Pas seulement parce qu’il a donné à son roman culte le titre de Las Vegas Parano. Mais aussi à cause des réponses qu’il apporte à certaines questions techniques liées à l’écriture. Questions que je me pose pendant ce voyage de façon générale, et lors de cette escale en particulier. Hunter Stockton Thompson est connu comme le pionnier du gonzo journalism, une nouvelle forme d’écriture qui se situe à mi-chemin entre le journalisme et la littérature. Cela consiste en des reportages qui mêlent fiction et réalité. L’auteur s’immerge totalement dans son sujet, s’implique, et assume sa subjectivité. Dans le gonzo journalism, on écrit à la première personne du singulier.
Thompson, qui s’est tiré une balle dans la tête en 2005, fut dans les années 1960-1970, avec ses écrits hallucinés, subvertivo-psychédéliques, une icône de la contre-culture. En plein dans le sujet.
Tiens, un Starbucks juste à côté. On entre, naturellement. Maintenant, il fait jour. Las Vegas a la tête défaite d’une fêtarde qui accumule les veilles. Elle a quelque chose de have, comme ce teint que donne le manque de sommeil. On fait le point avant le départ. Hier, on a fait Santa-Barbara-Las Vegas dans la journée. Et aujourd’hui, on doit rallier à partir de Vegas San Diego, dernière étape du road trip.
C’est encore Dahmane qui va se coltiner le volant. On file dans le désert baigné par la lumière du matin. Cette fois-ci, après El Hasnaoui dont la complainte de l’exilé perpétuel est devenu un hymne du déracinement, on écoute plus épique. Canon de Pachelbel nous accompagne, et les accents philarmoniques se désagrègent dans l’immensité du Nevada.
Arrêt dans un centre commercial détaxé : je prends un jeans. Un vrai de vrai, celui qui est entouré de toute la mythologie du Far West. Quand je vois tous ces pantalons en toile denim entassés, je me rappelle la frustration de l’adolescence de ne pas pouvoir se payer un jeans «de là-bas». Il y avait certes les jeans algériens, mais bon… On en profite pour déjeuner, car c’est déjà l’heure. Option pour un restaurant grec. Je m’aperçois que je fais, dans ce road trip, le tour des cuisines du monde. Il commence à faire chaud. Bientôt, le soleil vertical appuie sur l’occiput. En roulant, l’air chaud se transforme en langue de feu.
Dahmane se voit contraint de remettre le capot de sa voiture. Il a tenu jusqu’à l’extrême limite, mais maintenant ce n’est plus possible. Il m’avoue qu’il ne supporte une voiture que décapotable. Il étouffe dans une conduite intérieure.
Le relief désertique est de nouveau lunaire. De larges étendues hérissées de cactus rappellent certains westerns.
On traverse Host Town, la ville fantôme, la bien nommée. Personne ! La traversée dure quelques heures. Puis, aux abords de San Bernardino, dont les monts sont périodiquement la proie d’homériques incendies, on commence à quitter le désert. La végétation réapparaît dans le paysage en dépit de la sécheresse, mère des incendies.
Bientôt, nous devons nous arrêter. Ce sera dans un relais routier, modernisé certes, mais qui doit dater de l’époque de la route 66. Le temps de prendre un café debout devant le distributeur, et on va rejoindre la voiture décapotable garée à l’ombre à un endroit isolé de la station, les clés sur le contact. A deux cents mètres de la voiture, nous voyons surgir de nulle part un jeune de 2 m de haut, baraqué comme Hercule, courir vers la voiture. Il nous aperçoit et s’en retourne vers nulle part.
- Que ce serait-il passé s’il ne nous avait pas vus ? demandé-je à Dahmane qui connaissait le pays.
- Il aurait sauté dans la voiture et démarré…
Rires. Nerveux.
On se serait bien marrés, en effet, à se retrouver dans la nature, comme ça…
Plus tard, je réalise que ce n’est pas que dans les films américains qu’on voit ce genre de choses. Les scénaristes ne font, au vrai, que s’inspirer de cette réalité implacable.
Nous devons rouler encore longtemps vers San Diego. Arrivée au crépuscule. Voici une autre journée passée sur la route. Mais il n’y a pas à se plaindre. N’est-ce pas ça, le road trip ?
Dahmane habite à Del Mar, au bord de la mer. En bas de chez lui, cette image que je crois avoir aperçu une fois dans un film et qui est tout simplement presque incroyable : la voie ferrée passe sur le rivage, carrément sur le sable. On croirait qu’il suffit qu’une vague soit un peu plus haute que les autres pour qu’elle avale le train qui passe. Même à San Diego, arrêt Starbucks. Voici déjà midi. Déjeuner au Poséidon, un restaurant qui a carrément les pieds dans l’eau. Un jeune grec arrivé aux États-Unis sans un sou l’a ouvert il y a fort longtemps.
Et à force de boulot, il est parvenu à faire de ce restaurant une affaire florissante. Aujourd’hui à la retraite, ses enfants ont pris le relais, mais il y vient tous les midis pour le déjeuner. Nous l’apercevons à sa table, seul, méditatif. Discussion inopinée avec le chef cuisinier, un Marocain d’Oujda. Puis, on part à l’assaut de la ville. Visite de l’hôtel Del Coronado jouxtant la mer, et qui donne sur la baie de San Diego. C’est là qu’a été, entre autres films, tourné Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, considéré comme l’un des films les plus drôles de l’histoire du cinéma. Sublime Marylin Monroe donnant la réplique à Tony Curtis.
Fin du road movie. Je prends l’avion pour quitter San Diego. Un autre dimanche à San Francisco…
A. M. 

Samedi : 13 et fin/Deuxième dimanche à San Francisco.





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