Contribution : Mohamed-Saïd Mazouzi
Le résistant nommé patience, courage et détermination…
Par Kamel Bouchama, auteur
«La valeur d’un homme ne se mesure pas à son argent, son statut ou
ses possessions. La valeur d’un homme réside dans sa personnalité, sa
sagesse, sa créativité, son courage, son indépendance et sa maturité.»
(Mark W. B. Brinton)
Encore une fois, l’amitié, mais surtout le respect et la gratitude que
je dois à certains Hommes de notre pays, ceux qui ont réellement fait
l’actualité, me commandent d’intervenir par un petit «quelque chose» —
petit effectivement, par rapport à ce qu’ils étaient et à ce qu’ils ont
donné — pour montrer mon affliction d’abord, après cette séparation
imposée par le destin et, ensuite, pour exprimer ma parfaite
reconnaissance pour leur parcours déterminant, un parcours sans faute.
Ainsi, ce soir-là, bien avant l’information donnée par le journal du
20h, deux amis m’ont appelé pour m’annoncer la triste nouvelle du décès
de notre grand frère Si Mohamed-Saïd Mazouzi. Une triste nouvelle,
assurément, qui me venait avec une grande charge d’émotion, m’informant
que ce généreux affidé de la cause nationale a rejoint le Seigneur. Mais
au juste, que dis-je, en ce moment d’émotion ? Pourquoi une triste
nouvelle ? Ne sommes-nous pas de bons croyants ? Et le défunt, ce
patriote accompli, ce bon père de famille, n’était-il pas, en cet
instant irréfutable, quand les anges sont venus recueillir son âme pour
rejoindre son Créateur…, n’était-il pas, en effet, tout joyeux d’aller
le rencontrer avec une charge de bonnes actions, qui vont le pousser
dans la direction du paradis ? Ainsi, il est parti joyeux avec cette
exhortation du Tout-Puissant : «Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton
Seigneur, satisfaite et agréée ; entre donc parmi Mes serviteurs, et
entre dans Mon Paradis.» (Sourate 89, El Fadjr, l’Aube)
Oui, Si Mohamed-Saïd Mazouzi, celui qui nous a quittés à 92 ans, est
allé allègrement rejoindre le Seigneur avec une âme apaisée, parce qu’il
fait son ultime voyage, accompagné de ses œuvres qui restent avec lui,
afin de les présenter, à qui de droit, le jour du Jugement dernier, ce
véritable Jugement qui ne sera ni complaisant ni arbitraire. Oui, avec
une âme apaisée – il faut le répéter en cet hommage posthume, pour que
les jeunes le sachent –, parce que cet Homme qui n’avait pas ce désir de
gloire et de postérité s’intéressait beaucoup plus à autrui qu’à
lui-même. Ne se faisait-il pas sienne cette belle citation de Victor
Hugo : «Rien n’est stupide comme vaincre ; la vraie gloire est
convaincre…» ? En effet, c’est ce qui intéressait, pendant toute sa vie
de patriote et de responsable, cet Homme à l’humilité exemplaire et dont
la valeur – sa première valeur – tenait dans sa capacité de donner… et
non de prendre. Et c’était cela notre grand frère, celui qui est parti
avec sa discrétion légendaire, cet honnête citoyen d’abord et cet
agréable responsable, ensuite, qui émargeait dans le gotha de ces
dirigeants qui n’ont jamais triché, comme le souligne hautement, le
concernant, mon ami Nacer Mehal, l’ancien ministre.
Qui était cet Homme fidèle à son pays, à son peuple ?
Oui, mais au juste – et cependant pour l’information des jeunes, les
autres le connaissaient assurément –, qui était cet Homme fidèle au
service exclusif de son pays et non point des chapelles politiques, en
reprenant encore mon ami ministre ?
Il est né à La Casbah, en 1924. Il a vécu dans cette citadelle, chez ses
grands-parents maternels, dont le patriarche, le mufti d’Alger, cheikh
Arezki Bennacer, loin de son bled d’origine, Makouda, en Haute-Kabylie,
dans la commune mixte de Tigzirt-sur-Mer. Après les études primaires à
Alger, il se déplace avec son grand-père à Dellys et va décrocher,
là-bas, son certificat d’études en 1937, avant de rejoindre le lycée
Bugeaud d’Alger, puis le lycée de Ben Aknoun. Mais, au bout de deux
années, il a été renvoyé dans son douar, car la Seconde Guerre mondiale
venait d’éclater et le lycée a été occupé par la 19e Région militaire.
Voilà donc l’enfant de La Casbah ou de Makouda — c’est selon —qui,
adolescent déjà, doit retourner à Tizi-Ouzou où il ne fait que la moitié
de l’année scolaire au Collège moderne de la ville. C’est là qu’il
rencontre ses amis Omar Oussedik, Ali Laïmèche, Mohamed Lamrani, entre
autres. Et c’est là aussi que la politique va l’accaparer pour lui
donner les rudiments du militantisme et, bien sûr, l’enrôler
définitivement pour qu’il soit assidu et qu’il fasse son ascension dans
ce monde du désintéressement et de la lutte pour l’émancipation du
peuple algérien. Et en cette époque, «le monde était en guerre, toute la
planète était en ébullition. On était confrontés à un bouleversement
mondial qui nous a touchés de plein fouet. On en a vite pris conscience,
car on ne pouvait rester les bras croisés, nous les colonisés, les
indigènes soumis à des lois spécifiques. On ne jouissait pas de nos
droits et de nos libertés. C’était suffisant pour nous révolter»,
répondait-il avec clarté quand il scrutait son passé.
Il adhère au scoutisme, au sein des SMA, et fait la connaissance de
Salah Louanchi qui devient son ami. De cette école du militantisme où il
fait ses premières armes, il va frapper à la porte du PPA, soutenu par
une connaissance de la famille. Promu responsable, il va directement –
cet Homme fougueux mais néanmoins précautionneux – étendre les cellules
dans les douars environnants de Makouda, Sidi Naâmane et Tigzirt.
Le 8 mai 1945, le jeune Mohamed-Saïd prend acte des massacres de
populations perpétrés par les reîtres au nom de la police et de l’armée
colonialistes et s’investit avec le responsable de la région, Zerouali,
qui décide de répondre aux massacres de l’occupant. Du boycott des
élections, de la justice et des marchés, jusqu’aux actions concrètes,
malgré la mise en place de milices dans la région, dont cet attentat
contre le bachagha Aït Ali, le jeune militant a été arrêté le 15
septembre 1945, pour «complicité de tentative d’assassinat», en même
temps que les Hamraoui, Saâdi, Chabni, Beljoud et 16 autres militants de
Sidi Naâmane et du douar Ben Thour, dans la région de Dellys.
Depuis ce temps, jusqu’à l’indépendance du pays, le légendaire
prisonnier Mohamed-Saïd Mazouzi n’est pas resté cloîtré, seulement, ou
prostré sans espoir ; il a bougé positivement, il s’est démené et
résisté pour présenter un visage de combat continu, lui servant contre
l’ennui, contre le défaitisme et pour des lendemains heureux… C’est dire
qu’il a su faire œuvre utile – comparativement à d’autres – en utilisant
ce temps infini dans des créneaux qui allaient ouvrir des pistes, dans
l’Algérie de demain et à laquelle il y croyait. Ainsi, de Barberousse où
commence son odyssée jusqu’aux prisons de France, les Baumettes, la
Santé, Melun, Clervaux, Chaumont, Marseille, puis le retour au pays, à
Oran, à El-Harrach, El-Asnam, et encore Barberousse, 17 ans de
privations ont sans doute marqué le plus vieux prisonnier de guerre. «En
prison, j’ai connu beaucoup de cadres : Dahlab, Yazid, Abane. Je n’ai
pas été livré à moi-même, à ressasser ma pénible situation !»
confiait-t-il.
En 1955, il est rejugé au tribunal d’Alger et après 10 ans de détention,
voilà que la sentence tombe, plus lourde : la perpétuité ! Il fera
encore des «cures de détention» çà et là, rencontrant dans ses allers et
venues de hautes personnalités de la Révolution.
Il rencontre Abane Ramdane à la prison d’El-Harrach et discute amplement
avec lui, ayant toujours dans l’esprit l’avènement de la souveraineté
nationale pour notre pays et notre peuple. Parce qu’«il était de ce
point de vue un militant résolu, constamment convaincu de la justesse de
la cause et de l’inéluctable victoire». Je reprends un autre passage de
mon frère Mehal, tellement nous sommes d’accord sur ce caractère de
Mohamed-Saïd Mazouzi, cet homme d’une génération exceptionnelle, d’une
Algérie combattante.
1962, sa vie de responsable, jusqu’à sa retraite
1962, enfin… le bout du tunnel ! Il voit la lumière. C’est gagné ! se
disait-il, avec autant de satisfaction que de repos moral.
1962, il commence sa vie de responsable après l’indépendance. Il dirige
le FLN à Tizi-Ouzou en tant que responsable de la Fédération, ce qui
deviendra, peu de temps après, le Commissariat national du parti. 1964,
après le Congrès de l’Atlas – le cinéma Majestic –, il va diriger le
fameux département des Organisations de masses au FLN. Après cette haute
responsabilité au sein du FLN, il est désigné par le président
Boumediène en 1966 wali de Tizi-Ouzou. Il reste à ce poste jusqu’à 1968
pour être muté à une autre fonction au
gouvernement : ministre du Travail et des Affaires sociales. Il reste
longtemps en charge de ce portefeuille, 10 ans où il fait de
«l’excellent boulot» en s’entourant des meilleurs cadres, parmi ceux que
possédait le pays à cette époque. Ensuite, il est ministre des
Moudjahidine, en sa qualité de sage et d’ancien patriote, ayant passé sa
jeunesse, toute sa jeunesse, dans les geôles rébarbatives du
colonialisme.
1978 et la fin de l’année, décès du président Boumediène. Mohamed-Saïd
Mazouzi rentre au Bureau politique du FLN, après le Congrès
extraordinaire de décembre. Dans cette instance du parti, il préside
successivement la commission de l’organisation générale et la commission
économique et sociale.
En 1984, il quitte le Bureau politique, et se contente de sa qualité de
membre du Comité central du FLN. Il reste dans ce statut jusqu’en 1988,
ce après quoi il démissionne du FLN, en son âme et conscience. Il reste
chez lui, dans la réflexion et, bien sûr, en se morfondant, comme tous
les honnêtes militants, sur la situation que traverse le pays. En effet,
il se morfondait cet Homme – qu’on ne peut écrire qu’en majuscule – et
qui, de tout temps, était ouvert au dialogue et à la démocratie, cet
Homme qui, de plus, était partisan des idées de progrès.
Cette forme de gestion ou ce caractère existait chez lui depuis qu’il se
trouvait en fonction, dans les plus hautes responsabilités de l’Etat.
Rappelons-nous qu’une fois ministre du Travail et des Affaires sociales,
il a ouvert la voie à l’expression démocratique, par le théâtre des
travailleurs, et par d’autres aspects et programmes de l’action
culturelle, comme la peinture par exemple, où, à sa tête, il a nommé
Issiakhem. Quant au théâtre, il ne pouvait mieux choisir en la personne
de son ami Kateb Yacine. Ce dernier, avec ces deux pièces cinglantes et,
par trop pertinentes, disons courageuses et considérées, à cause de leur
franc-parler, comme «très démocratiques», a dérangé un peu, pour ne pas
dire beaucoup
Ainsi, à ces deux pièces, qui se situaient dans la même période que les
débats sur la Charte nationale de 1976, et où Kateb Yacine disait
clairement ce qu’il pensait de la politique du pays et de ses
responsables, dans des expressions très caustiques par moments, les
autorités de l’époque ont répondu dans le style qu’il fallait – en tout
cas pas d’une manière béotienne. Le président Boumediène, sans
méchanceté aucune, et après avoir dialogué franchement et
démocratiquement avec son ministre Mazouzi qui défendait âprement
l’artiste, l’a chargé de lui dire : «Kateb, contente-toi d’écrire, tu le
fais si bien, tu ne sais pas parler.» Quelle éloquence et quelle
compréhension chez les deux responsables, le président et son ministre !
Après quoi, Kateb a ri à pleines gorges et s’est épanché, devant Si
Mohamed-Saïd, en ces termes : «Ce qu’il dit est juste. Il a parfaitement
raison.» Ainsi, pas de sanction pour Kateb, pas de geôles et pas de
damnation... Voilà, le travail de ce ministre fidèle à ses principes de
morale et de liberté d’expression. Alors, dans le même sillage, nous
pouvons dire que Si Mohamed-Saïd Mazouzi était épris de droit et de
vérité. Il appréciait ceux qui en usaient et même ceux qui en abusaient.
«Dire les choses clairement, courageusement, droitement, nous éviterait
de grands problèmes par la suite !» me répétait-il, une fois, lors d’une
rencontre au Palais consulaire, quand je l’ai sollicité pour une
question très importante à l’époque, dans le cadre des missions du FLN.
Et il est resté constant dans sa logique de sincérité et d’honnêteté
dans le propos. Que les jeunes prennent acte, en ces moments difficiles,
qu’il y avait, hier, des responsables qui s’exprimaient franchement,
courageusement, qui défendaient les leurs quand ils avaient raison et
qui, toujours..., disaient vrai.
Ses traits de caractère : la modestie, le courage et la franchise
Pourrait-on imaginer Mohamed-Saïd Mazouzi nerveux, acariâtre,
déplaisant, et on ne sait par quelle autre imperfection l’affubler pour
le décrire ? Jamais ! Ce n’était pas un infaillible, loin s’en faut,
mais il était pur, sincère, avenant, généreux, plein d’attention pour
ses prochains, courtois avec ses amis, bon père de famille et, on ne le
dira jamais assez, militant convaincu en toutes circonstances. La
modestie…, ah ! la modestie, par laquelle il se caractérisait. J’allais
commettre un impair, en recelant cette qualité chez Mohamed-Saïd Mazouzi.
Eh bien, pour l’ajouter à mon texte, je me pose cette question : quel
responsable aujourd’hui, vivant de chimères et d’ego exaspérant, vous
dira ce qu’affirmait modestement celui qui a passé 17 ans de sa vie en
prison ? Ce dernier, dans un style très sobre, en même temps que mesuré,
lançait spontanément, quand on lui posait certaines questions sur sa vie
de militant : «Dans le mouvement national et la révolution algérienne,
je suis ‘’epsilon’’. Qu’ai-je fait, au fond, de plus ou de mieux que ces
dizaines ou centaines de milliers qui ont tout donné ? […] En ce sens,
je me considère tout petit, un simple petit Algérien. Parce qu’être
Algérien, au sens complet du terme, relève de la prétention. Pour moi,
en tout cas, cela relève de l’idéal et de l’objectif, que je n’ai pas
encore atteints, ni totalement réalisés.» Et de poursuivre, par
ailleurs, avec un courage terrible : «Je ne suis pas un héros. Et je
n’ai nullement la prétention de l’être. J’ai été militant, arrêté et
j’ai passé dix-sept ans en prison. J’ai ensuite exercé une série de
responsabilité dans l’Algérie indépendante où tout était à construire.
Je l’ai fait selon mes capacités et ce que me dictait ma conscience –
pas plus et pas moins. Je n’ai pas fait l’Histoire, je suis, au plus, un
témoin de l’Histoire.»
Oui, il a été un témoin de l’Histoire et il le proclamait franchement,
au moment où d’autres se prenaient (ou se prennent) pour le nombril du
monde, avec peu ou rien, au point de vue des actions concrètes au profit
de la révolution… C’est cela aussi le courage et la franchise, deux
autres traits de caractère qui le faisaient vivre, très à l’aise, dans
des situations quelquefois gênantes ou difficiles.
La modestie ou l’humilité, il faut aussi en parler quand on doit
présenter cet Homme à la jeunesse d’aujourd’hui. Ces deux qualités ne le
quittaient jamais. Il vivait en symbiose avec elles, partout, dans ses
missions gouvernementales, ou avec sa famille et ses amis. J’ai vécu ce
comportement avec Si Mohamed-Saïd au cours d’un long voyage officiel,
dans le Sud-Ouest asiatique en 1978. Il s’agit de son allergie, voire sa
répulsion au faste quand il s’agit de résidences d’accueil, «alors que
le peuple vit pauvrement ou en deçà de la pauvreté», jetait-il,
carrément, à ses compagnons de voyage. Cette modestie – et ce n’est pas
de trop que d’en parler en ces moments de gaspillage et de rapine
délirante et inconcevable –, Si Mohamed-Saïd l’a bel et bien mise en
pratique, en quittant une fois un Palace-Hôtel à Genève, où il devait
résider lors de sa mission, et en optant pour un hôtel moyen de 3
étoiles, tout a fait convenable. Il réitère son geste, une autre fois à
Paris, au cours de sa mission au sein de l’Amicale des Algériens en
Europe, en découvrant qu’on lui a réservé une suite dans un palace,
selon lui, digne «des Mille et Une Nuits»... Jamais deux sans trois, car
il a certainement connu d’autres «histoires», pareilles à celles-ci, où
il a dû avoir les mêmes réactions..., qui sait ? Parce qu’avec un Homme
de cette trempe, rien n’était étonnant, lui qui soutenait que c’était
indécent par rapport aux moyens du pays qu’il représentait !
Mazouzi, l’Homme au bon sens, adepte du changement radical
A la fin des années 1980, Mohamed-Saïd Mazouzi s’est exprimé
courageusement, avec Si Abdelhamid Mehri, en démissionnant du FLN. Pour
lui, une ère est passée. «Ce système a fait son temps. Il faut que le
FLN se dissolve. Remisons-le comme un des meilleurs acquis de ce
peuple», lui avait-il suggéré. Quelque temps après, et suite à une
longue discussion que j’avais eue avec lui en aparté et à bâtons rompus,
chez lui à la maison, sur cet aspect du FLN, précisément, j’ai édité un
livre dans les mêmes idées de ce patriote qui, en fait, voyait très
loin. Le livre, je l’ai intitulé Le FLN, la refondation ou... le musée !
Après cela, Mohamed-Saïd Mazouzi reste en retrait de la politique, mais
essaye quand même d’aider le président Boudiaf en étant membre du CCN,
le Conseil consultatif national qui prend fin le 31 janvier 1994, en
même temps que celui du Haut Comité d'Etat. Ainsi, de cette dernière
période, celle où l’Algérie sombrait dans le feu et le sang, il ne garde
que de mauvais souvenirs. Cette période, effectivement, il la voyait
ainsi : «C’était la descente aux enfers. Aucun pays au monde n’a vécu ce
qu’a vécu l’Algérie. C’était la destruction systématique», disait-il.
Mais le militant qu’il était ne pouvait voir son pays partir en
désuétude, alors qu’il y a encore des hommes qui peuvent rétablir la
situation, pour peu qu’on leur fasse appel. Et alors, il donne son point
de vue sur cette période tragique : «Le peuple est le seul détenteur de
la légitimité pérenne. Il n’y a pas de famille révolutionnaire. Ces
termes qui créent la division sortent du néant. Il y a le peuple et sa
révolution. Il faut revenir à la rationalité, au bon sens. L’Algérie
doit vivre avec son temps dans la modernité.»
Enfin, en 1995, après un travail qu’il pense conséquent et qui – malgré
tout – le mobilise pendant un certain temps, avec des militants de sa
nature, il quitte définitivement le monde de la politique. Il comprend
que ce qu’il a préconisé avec d’autres hauts responsables, quand il a
été appelé à donner son point de vue sur la situation dramatique que
vivait le pays, n’intéresse pas ceux qui ont des velléités de pouvoir ou
d’autres qui veulent que le «système politique survive et se pérennise
par la gestion astucieuse de la rente». Ainsi, au vu et au su de cette
situation, ne pouvons-nous pas dire, en réfléchissant un peu, des années
après, que nous avons raté le coche ? Car on peut se poser cette
question : et qui mieux que lui, et d’autres à son niveau, s’il n’y
avait pas cet entêtement à «tirer vers le bas», auraient pu se placer
avantageusement dans les grandes structures d’Etat pour diriger une
sérieuse révolution, celle de réformes radicales pour mettre le pays sur
les rails de la modernité ? Malheureusement, cet entêtement nous
produit, aujourd’hui, des péquenauds et des baladins, que l’on
s’empresse à mettre à la tête d’importantes institutions...
Mais Si Mohamed-Saïd ne les intéressait pas, effectivement, lui qui
s’efforçait toujours d’être objectif en même temps que concret dans ses
propositions. Il abondait constamment dans ce sens, le plus logique dans
sa conception : «La seule solution pour le pays était de changer
complètement le système politique et pas seulement de personnes, de
temps à autre. Et c’était le moment de le faire...» Mais cette logique,
la sienne, que nous partageons fortement, n’a jamais été prise en
considération, encore une fois, au risque de nous répéter. Etait-ce
parce que les conditions n’étaient pas réunies et qu’il y avait encore
des travers et des dérapages...? Ce en quoi il avouait quelque temps
après : «L’expérience aura été, pour moi, encore plus amère que je ne le
craignais.» Mais en bon militant, et sans désespérer, il réfléchissait
constamment à plus tard, il pensait à ces jeunes qui nous guettent et
attendent, et il dit : «Je sais combien l’Algérie d’aujourd’hui est
éloignée de l’idéal pour lequel nous avons lutté, combattu toute la vie,
une République démocratique et sociale, au sens vrai de ces termes. Tout
comme je refuse de me soumettre à un quelconque déterminisme selon
lequel, à voir les expériences d’autres pays autour de nous, l’Algérie
serait condamnée à vivre une régression historique avant de se relever
et reprendre sa marche. Même si un tel danger nous guette objectivement,
et de notre propre fait, c’est à nous qu’il appartient de le prévenir,
de nous en prémunir.»
Alerte, à son âge, il se reprend – car il n’a vécu que pour son pays –
et, dans une confession d’espoir, il lâche avec noblesse ce grand vœu.
Il l’exhume d’un cœur palpitant d’amour pour cette Algérie qui doit
nécessairement se relever. Ecoutons ces paroles sages : «Je ne peux
prédire ou prévoir le moment ou à quelle échéance ce sursaut surviendra,
mais ma conviction la plus profonde est que lorsque le déclic
interviendra, ce peuple surprendra encore une fois. J’ai foi en l’homme
et je crois en l’Algérien. Comme leurs aînés ont pu forcer le destin,
les nouvelles générations sauront forger le leur en celui de leur pays.»
Voilà ce qu’était Si Mohamed-Saïd Mazouzi, un Homme d’une certaine
envergure, une grande pointure comme d’aucuns peuvent le décrire, en
tout cas un patriote qui n’a jamais failli à ses devoirs, depuis sa
prime jeunesse. Un patriote convaincu de la justesse des idéaux communs
à tous les Algériens, dont le principal, celui pour qui il se fixait une
ligne rouge : «Pas touche à l’unité nationale !» Ainsi, personne,
aujourd’hui, ne peut le parer d’une quelconque violation ou d’un certain
écart dans son comportement de tous les jours. Et c’est pour cela que
les gens qui se trouvaient au cimetière de Ben-Aknoun, ce 6 avril 2016,
ne venaient pas pour une rencontre de palabre, «comme à l’accoutumée»,
ils sont venus parce qu’ils avaient des attaches avec l’Algérie
profonde, avec l’Algérie des valeurs. Ils sont venus pour accompagner à
sa dernière demeure un Grand Frère qui leur était cher, avec qui ils ont
milité et souffert, mais avec qui ils ont eu, surtout, beaucoup de
bonheur et de satisfaction de se savoir libres et indépendants, après
tant d’années de sacrifices en de durs combats. Oui, ils étaient tous
là, sans trop de pompe, justement, parce que ceux qui étaient là savent
comme le savait Si Mohamed-Saïd Mazouzi que les gens passent, que les
fortunes disparaissent, mais que le souvenir de l’Homme honnête, brave
et sincère demeure...
En effet, pour lui, c’était écrit ainsi, il devait partir ce 6 avril, il
ne pourrait y avoir de concession sur le destin, il ne pourrait y avoir
de retard pour rejoindre le vaste champ de la miséricorde, celui que le
Tout-Puissant nous réserve pour nous accueillir, en bons croyants,
auprès de Sa Majesté, dans Son Paradis éternel.
Dors en paix, Si Mohamed-Saïd, tu as accompli ta mission, bravement,
sincèrement. Tu as laissé des amis, des disciples, une famille digne, un
fier passé politique, mais surtout un nom, et c’est cela ton capital
devant l’Histoire, devant les hommes, devant Dieu.
«C'est à Allah que nous appartenons et c'est vers Lui que nous
retournerons.»
K. B.
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