Entretien : SOHEIB BENCHEIKH, Chercheur en sciences religieuses :
«Le wahhabisme est une tumeur maligne»
Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
Soheib Bencheikh El Hocine, intellectuel et chercheur en sciences
religieuses, est né en 1961 à Djeddah, en Arabie Saoudite, tout comme
son frère Ghaleb, également spécialiste de l’islam. Il est le fils de
cheikh Abbas, membre de l’Association des oulémas musulmans algériens.
Il fait ses études à Alger, à l’Institut des sciences religieuses avec
l’actuel ministre des Affaires religieuses et des Wakfs, Mohamed Aïssa.
Puis il part étudier la théologie islamique à l'université Al-Azhar, au
Caire. Au bout de la deuxième année, il quitte l'Egypte pour l'Europe.
De 1995 à 2005, il est mufti de Marseille. Nommé par l'Institut musulman
de la Mosquée de Paris, il préside le Conseil de réflexion et d'action
islamiques (CORAI) et dirige l’Institut supérieur des sciences
islamiques à Marseille (ISSI). Soheib Bencheikh est connu pour ses
prises de position publiques en faveur d'un islam en phase avec son
siècle. Il est aujourd’hui libre de tout engagement. Nous profitons de
sa présence à Alger afin de l’interpeller sur des questions tout aussi
sensibles les unes que les autres en rapport avec l’islam — mais quel
islam ? —, le sous-développement des sociétés musulmanes, le refus de
tout débat sur les réformes, le wahhabisme, les mouvements radicaux qui
se réclament de l’islam, dont Daesh, El Qaïda, Boko Haram, etc. Il en
parle librement au risque de froisser, heurter ou choquer les
bien-pensants, loin de tout manichéisme. Au demeurant, il a pour lui
l’avantage de la jeunesse et donc le temps de dire certaines vérités
aujourd’hui et demain…
Le Soir d’Algérie : J’aimerais d’abord commencer par une question
lapidaire : pour vous, qu’est-ce qu’un musulman, un islamiste, un
fondamentaliste, un intégriste, un Daeshi ?
Soheib Bencheikh : Vous abordez notre entretien à travers une
interrogation sémantique nécessaire pour clarifier un sujet qui est
devenu opaque et ambigu, prêtant le flanc à tous les amalgames.
Selon l’étymologie arabe, le terme musulman (muslim) a deux sens suivant
le verbe «aslama» s’il est transitif ou pas. Si le verbe «aslama» est
intransitif, muslim signifie celui qui adhère à la paix et cesse toute
belligérance ou hostilité contre autrui. C’est ainsi que le Coran a
qualifié certaines tribus bédouines de «muslims» même si la foi n’avait
pas encore pénétré dans leurs cœurs. Si le verbe «aslama» est transitif,
«muslim» est celui qui fait don de sa personne à son idéal, le divin qui
est la concentration de tous les idéaux. Les deux sens du mot «muslim»
se trouvent dans le Coran sans aucun ajout dogmatique ou même
théologique. Bien au contraire, le Coran use de ce qualificatif pour
désigner des personnes justes et loyales, appartenant à l’histoire juive
ou chrétienne, donc bien avant l’avènement de l’islam. Car pour le
Coran, le message révélé au Prophète Mohamed n’érige pas une nouvelle
religion, mais une explicitation, une arabisation et une adaptation d’un
enseignement déjà révélé et connu des nations de jadis. Il ne s’agit pas
d’un «appel» mais d’un «rappel» d’une vérité déjà promulguée. Un
«islamiste» évoque plus une personne qui utilise ce message propre à
tous les croyants à des fins politiques, pour conquérir le pouvoir
temporel. Le fondamentaliste rappelle plus le protestantisme,
c'est-à-dire aller jusqu’au bout d’une lecture littéraliste, puritaine,
qui fait fi de la logique et du bon sens humain. Il applique de façon
aveugle les préceptes pris à la lettre ; un fondamentaliste espère une
récompense magique ou qui tombe du ciel, car elle n’est pas le fruit
apporté par la causalité initiée par ses œuvres.
Quant à «l’intégrisme», il rappelle le catholicisme. C’est vouloir
appliquer la religion comme une idiologie globalisante et qui intègre le
tout, de la vie quotidienne à la politique. Un «Daeshi» couronne le tout
par la terreur et le goût prononcé pour le meurtre spectacle.
Bien sûr, il serait illusoire, sinon présomptueux, d’évoquer, dans le
cadre forcément étroit et arbitraire d’une interview de presse, des
questions en rapport avec l’islam — surtout celles qui fâchent — qui
agitent présentement les musulmans du monde et les non-musulmans
d’ailleurs. M. Soheib Bencheikh, vous êtes non seulement un observateur
averti des questions religieuses mais vous vous impliquez aussi dans les
débats où les passions prennent souvent le pas sur la raison. Quels sont
les risques pour vous ?
Tout ce qui touche à l’opinion publique est passionnel ; pour les deux
par ailleurs, opinions musulmane et non musulmane. La première se
contente de dire, ça ce n’est pas l’islam alors qu’ils sont appelés à
répondre à la question pourquoi, de leur propre patrimoine, histoire,
religion, sortent des lectures monstrueuses comme celles de Daesh, Boko
Haram, Al Qaïda puisqu’ils se réclament des mêmes textes que l’ensemble
des sunnites? C’est grâce à mon ami le linguiste Aberrezak Dourari que
j’ai approfondi ma compréhension du concept «orthopraxie». C’est le
passage à l’acte ou la mise en pratique d’une orthodoxie qui est
préalablement enseignée comme théorie et véhiculée comme conviction. A
cet égard, Daesh n'a rien inventé. Hormis son extrême brutalité, ce
groupe est l'orthopraxie qui applique à la lettre ce que les sunnites
ont toujours pris pour religion. J’évoque le sunnisme et non le chiisme,
car Daesh se veut un sunnisme parfait ; cela ne dédouane pas, bien
entendu, la théologie chiite de ses propres aberrations.
Je vais plus loin : selon une logique formelle, les factions de Daesh et
d'Al Qaïda sont dans le monde sunnite les plus cohérentes : cohérentes
avec elles-mêmes, cohérentes avec leur archaïsme et surtout cohérentes
avec l'unique version théologico-juridique en vigueur, sacralisée et
promue par tous, l'islam officiel en premier. Car au moment où Daesh
adopte une pratique puritaine, intégrale et jusqu’au-boutiste de ce
qu'il pense «islam», la majorité des sunnites — qui partent absolument
des mêmes textes — manifestent, quant à eux, une allure tout à fait
schizophrène. Ils opèrent une sélection subjective et probablement
inconsciente : ils observent une partie de ces textes, contemplent une
autre partie (comme objet d'adoration) et repoussent encore une autre à
la zone de l'impensé. Ce que pratique Daesh au grand jour est enseigné
et mille fois répété dans toutes les facultés théologiques des
métropoles musulmanes ; il peut être vulgarisé par les orateurs de
n’importe quelle mosquée et aucun docteur du fiqh (droit musulman) ou du
hadith ne peut contredire vraiment une pratique daeshienne ou la
qualifier de non musulmane. Il ne peut dire : «Pas comme ça, pas
maintenant, pas dans ces circonstances.» Mais il ne dira rien sur le
bien-fondé ou la raison d'être de ces pratiques. Il ne dira rien parce
que lui-même croit – ou feint de croire — que tout ce que les
hagiographies du Prophète et les recueils du hadith attribuent à la
première génération de l'islam jouit religieusement d'un statut
législatif et dicte la norme à tous les musulmans de tous les temps.
Oui, le même corpus juridique sacralisé qui détaille par exemple la
manière de prier ou de jeûner pour l’ordinaire des musulmans, détaille
également toute sorte de commandements qui statuent pour la guerre avec
une vision du monde complètement révolue. Ce corpus est immense : pour
le principal, six recueils dont chacun comporte plusieurs volumes ;
beaucoup de sunnites aujourd’hui donnent aux deux premiers recueils,
Bukhari (mort en 870) et Muslim (mort en 875), le même degré
d'infaillibilité que le Coran ! Qui a fixé le statut de ces textes ? Qui
les a sacralisés ? Qui les a hiérarchisés les uns par rapport aux autres
? Dieu est-il aussi piètre législateur qui passe obligatoirement par l’épistémê
simpliste d'une génération vieille de plus de dix siècles ?
L’activisme militaro-religieux que mène aujourd’hui l’Arabie Saoudite
m’amène à profiter de votre présence à Alger pour demander en quoi le
wahhabisme est-il différent du malékisme-sunnisme ? En quoi son
militantisme est-il si dangereux que l’islam politique au plan de la foi
et de la cohésion de la société en matière des droits de la femme, de la
tolérance entre les membres de la communauté, des libertés?
La distinction classique est que chez les sunnites, il y a quatre écoles
juridiques et non dogmatiques quant au licite et à l’illicite. Le
hanafisme est la première école, le malékisme, le chafiisme et le
hanbalisme les trois autres. Cette pensée juridique se situe entre deux
pôles extrêmes : la raison et la lettre, le ritualisme, la réflexion
logique, cérébrale et la tendance à aller au texte et l’appliquer tel
quel. La plus ancienne école est plus rationnelle, c’est le hanafisme,
et la plus radicale, la plus ritualiste, le hanbalisme. La première
n’élargit pas la base textuelle et s’appuie sur une réflexion faite sur
le Coran, c’est-à-dire un raisonnement par analogie. Par contre, le
hanbalisme a élargi la base textuelle, il a inclus des centaines de
milliers d’adages qu’on a attribués au Prophète deux siècles et demi
après sa mort. Tout un océan textuel qu’on nomme hadiths dont ils se
sont préoccupés et qu’ils ont parfois sacralisés au détriment d’une
réflexion approfondie sur le Coran. Le hanbalisme était presque mort.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, on ne parlait que de trois écoles, le
hanbalisme était cantonné dans le désert de Najd, dans l’actuelle Arabie
Saoudite.
Le grand sociologue Gustave le Bon (mort en 1931) n’a cité dans son
ouvrage La civilisation des Arabes que trois écoles sunnites ne voyant
pas l’intérêt de mentionner le hanbalisme confiné dans un îlot en plein
milieu du désert d’Arabie. Mais avec l’afflux des pétrodollars et la
réussite politique de la famille Al Saoud, le wahhabisme est devenu un
néo-hanbalisme. Le hanbalisme mort est ainsi ressuscité dans le
wahhabisme qui s’allie parfois avec l’islam politique qui veut conquérir
le pouvoir avec un aspect juridique wahhabite ou salafiste qui veut dire
retour aux premiers, précédents, pionniers, «salaf». Mais aujourd’hui,
le salafisme signifie un wahhabisme plus élaboré par El Albani, El
Otheimine, etc.
Justement, je vous fais part de mon étonnement quant à la déclaration
de notre ministre des Affaires religieuses – personnage de l’Etat donc –
sur les dangers du wahhabisme lui opposant l’islam de Cordoue...
Le wahhabisme est une tumeur maligne qui ronge le corps de l’islam
traditionnel. Certes l’islam traditionnel est décalé et en retard par
rapport à son siècle, mais en tout cas il demeure paisible et producteur
de sens ; c’est l’islam de nos parents. Le wahhabisme ce n’est pas
l’islam traditionnel mais une maladie en pleine activité. Déjà cet islam
traditionnel qui était conscient de l’anachronisme de ses réponses a
entamé de l’intérieur une réforme incarnée dans l’œuvre théologico-sociale
d’un Mohamed Abduh en Égypte ou d’un Ben Badis en Algérie. On peut
revenir, si vous le souhaitez, sur les raisons de l’échec ou de la
non-poursuite de ce réformisme. En tout cas, le wahhabisme ne s’oppose
pas qu’à l’islam algérien, comme semble le dire le ministre, mais à
l’islam tout court, de Jakarta jusqu’aux minorités musulmanes des
métropoles des pays occidentaux.
Est-ce que tous les pays musulmans ont pris conscience des dangers du
wahhabisme comme vous l’expliquez ?
Non ! Votre question m’intéresse énormément. C’est le plus grand danger
qu’un musulman puisse encourir, car c’est une maladie très complexe et
très sournoise. Elle assèche l’esprit, renverse les valeurs, réduit
l’éthique à la peur de l’enfer et au désir sensoriel et charnel du
paradis. Mais le pire dans cette psychopathologie, c’est que le malade
se voit sain et porteur de guérison au monde. Non seulement cette
épidémie fauche les musulmans et diabolise leur religion, mais elle est
devenue une réelle menace contre l’humanité.
Les Etats et les sociétés arabes ne sont même pas conscients de la
gravité et de l’urgence de la situation. Ainsi l’Arabie Saoudite se
préoccupe plus des Houthis au Yémen et s’enlise dans une guerre contre
eux. Et la Turquie d’Erdogan déclare la guerre contre le terrorisme mais
frappe les Kurdes, et que les Kurdes sont eux-mêmes en lutte
existentielle avec Daech ! Le salafisme, passé au terrorisme ou pas,
progresse partout même en Occident, à tel point qu’un jeune musulman en
France, par exemple lorsqu’il veut pratiquer sa foi, ne trouve devant
lui que la version salafiste qui occupe aujourd’hui la majeure partie de
l’espace cultuel et qui risque de mener directement vers le crime. Entre
le salafisme et le djihadisme, la frontière est flexible et poreuse. On
ne naît pas djihadiste, on le devient, ou par frustration, comme c’est
le cas des anciens adeptes de Saddam en Irak, ou l’on progresse par
étapes : on commence d’abord par un certain rigorisme dans la pratique
puis on épouse une posture salafiste puis on balance dans le djihadisme.
A propos de la mosquée de Paris dont on dit qu’elle allait être
achetée par l’Etat algérien, selon le ministre des Affaires religieuses,
ce qu’a tout de suite démenti d’ailleurs son recteur Dalil Boubekeur...
La mosquée de Paris n’a jamais été achetée par qui que ce soit. Le
terrain a été offert par la mairie de Paris en reconnaissance aux
soldats musulmans en majorité algériens qui ont péri durant la Première
Guerre mondiale. Sa construction dans les années vingt a été financée
par l’impôt algérien dit «Benghebrit» en référence à son premier
recteur. L’association qui possédait et qui gérait la mosquée était
algérienne de juridiction malékite et qui faisait partie des habous
algériens. Ce n’est pas d’un achat qu’il s’agit mais d’une récupération
d’un habous après l’indépendance.
Membre fondateur du Conseil du culte musulman en France, quelle est
votre position concernant la proposition de création d’un conseil
religieux de l’islam ?
Quoique membre fondateur dit «personnalité qualifiée», j’ai démissionné
de ce Conseil afin de ne pas cautionner la pratique de M. Sarkozy qui
voulait lui aussi jouer la carte de la religion, qui plus est, dans un
pays où prévaut la séparation de l’Eglise et de l’Etat, où la
Constitution interdit au politique de s’immiscer dans les affaires
propres d’une religion. Mais dès la création du Conseil du culte
musulman, le choix n’a pas porté sur des gestionnaires compétents et des
théologiens imprégnés de l’esprit de modernité en mesure de mener une
œuvre pédagogique et d’éclairage au sein de la communauté, et afin que
le discours et le culte musulmans épousent la réalité de la cité si
plurielle et sophistiquée. Ça n’a pas été le cas. M. Sarkozy a préféré
suivre ce qu’il lui a semblé comme majorité visible, même radicale, même
extrémiste.
Faisons attention, il ne s’agit pas ici de la mise en place d’une
machyakha ou d’une représentation religieuse qui s’apparente à une
église ou à un clergé. L’islam ne connaît pas de papauté ni de prêtrise.
Il est un message véhiculé par des consciences librement et
individuellement engagées. En islam, on ne peut ni faire carrière ni
être fonctionnaire de Dieu.
Vous épinglez l’Etat dans l’instrumentalisation de l’islam à des fins
politiques sous le couvert de la protection de la religion contre les
dérives de la récupération par des muftis autoproclamés, des groupes
incontrôlés et autres sectes ?
En matière confessionnelle, l’Etat doit rester neutre devant tous les
citoyens, croyants ou pas, musulman ou pas. C’est l’Etat de tout le
monde, c’est un contrat entre nous tous qui reflète notre possible
coexistence et gère nos différences. Quant à l’exercice du culte, l’Etat
doit l’assurer dans la dignité et dans la beauté. Non pas parce que
l’Etat partage la vérité de ce culte, il le fait parce qu’il s’agit d’un
besoin citoyen au même titre que d’autres besoins en matière
d’éducation, de culture, ou des arts. C’est ma conviction, je suis
peut-être un penseur libre mais qui n’a de compte à rendre qu’à sa
conscience.
Mais franchement, peut-on imaginer un désengagement de l’Etat
vis-à-vis des questions religieuses sachant qu’à toutes les époques de
l’histoire, religion et pouvoir ont fait cause commune, l’Eglise romaine
étant le précurseur de cette alliance entre la foi et le glaive. La
laïcité serait-elle la panacée ?
L’Etat ne doit pas prononcer la fetwa et dire suivez telle école et ne
suivez pas telle autre. C’est le travail de la société civile qui doit
dégager des instances chargées de réfléchir sur les questions
théologiques. L’Etat doit s’intéresser aux affaires cultuelles et
répondre à toute demande citoyenne musulmane ou pas, en l’occurrence
musulmane puisque la majorité écrasante dans un pays comme l’Algérie,
c’est l’islam. Ce n’est pas au gouvernement, au ministre des Affaires
religieuses ni au Premier ministre de dire voici la voie à suivre dans
un débat islamo-islamique. C’est une réflexion libre et un effort
affranchi de toute tutelle politique ou administrative.
Ce n’est pas à l’Etat de définir l’orthodoxie et de la distinguer de
l’hérésie. L’Etat ne doit pas et ne peut pas pénétrer dans les
consciences qui, par nature, échappent aux décrets et aux lois. Sinon on
crée une surenchère superficielle, une religiosité de façade où l’islam
devient plus une hypocrisie et un carriérisme qu’un engagement éthique
émanant de la conviction intime.
Nous voici de plain-pied dans le dogme islam religion et Etat (el
islam dine ouadawla)...
Qui a dit ça ? Cette affirmation peu spirituelle ne figure ni dans le
Coran ni dans le prétendu hadith attribué au Prophète. Ce que je sais
c’est que la religion est un engagement libre alors que l’Etat exerce
ses prérogatives de façon souveraine et même à travers la contrainte
légale. Il convient de vérifier d’où vient cette affirmation.
Le Coran ainsi que l’arabe de l’époque de la Révélation emploient le mot
«amr» dont le pluriel est «umûr» pour désigner la décision politique.
C’est de ce même substantif que dérive «amir» (émir) et «imara»
(émirat). Le Coran est très explicite lorsqu’il laisse le «amr» au
siècle ; «wa ‘amruhum shûrâ baynahum», leur décision politique, ou leurs
affaires temporelles naissent de leur propre concertation. Ainsi chaque
groupe humain, chacun selon sa raison, chacun suivant ses intérêts,
s’organise et établit la gouvernance de son choix, pourvu que la grande
éthique coranique soit librement exprimée. Le Prophète de l’islam n’a
laissé après sa mort que son message.Ni calife, ni émir, ni sultan.
Toute forme d’Etat — ou absence d’Etat — produite par les musulmans
relève de l’histoire et non de la Révélation.
Parlez-moi plutôt de religion et de vie (dine wa hayât), et j’en suis le
premier adepte.
L’histoire nous renseigne sur les réformateurs précurseurs de la fin
du XIXe début du XXe siècle, représentés par le tandem Djamel Eddine El
Afghani-Mohamed Abduh, tous deux obligés, au bout du compte, presque à
se déjuger face aux pressions dont ils furent l’objet...
Le réformisme musulman est l’école de pensée dont je suis directement
issu de par mon père et maître, cheikh Abbas, ami et disciple de Ben
Badis. Or, cette honorable filiation ne m’empêche pas d’apporter
quelques critiques de fond pour expliquer l’émoussement de ce mouvement
dans l’islam d’aujourd’hui.
D’abord, les réformistes, hormis les fondateurs tels Abduh en Égypte,
Ahmad Khan et Mir Ali en Inde et Ben Badis en Algérie, se sont contentés
d’un concordisme fragile dont l’objectif est de marier hâtivement ce
qu’ils ont appelé «authenticité» et «modernité» (asâla wa hadâtha).
Cette synthèse, laconique et très connue à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle, émanait d’éminents oulémas venant de la sphère
religieuse et non de la pensée séculière.
Ce travail exégétique et réformateur a tout de même suscité un grand
intérêt et une réelle poussée de sécularisation, notamment dans les
grandes métropoles des pays musulmans. Ce phénomène qui a duré un siècle
environ a porté le nom de Nahda (renaissance). Toutefois, la démarche
s’avère un peu simpliste. L’«authenticité», pour ces réformistes,
n’était autre que le produit exégétique et théologique du salaf, les
doctes pionniers du premier siècle de l’Hégire ; la «modernité», quant à
elle, s’identifiait au progrès des sociétés occidentales importé tel
quel. Ce jumelage est davantage un syncrétisme hybride que la création
d’une pensée originale qui s’abreuverait de ces deux sources. Dans le
domaine purement islamique, les réformistes ont rarement évoqué les
fondements du droit musulman (usûl al-fiqh) ou les fondements des
sciences religieuses (usûlal-dîn). Les plus audacieux et les plus
rigoureux n'ont orienté leur réflexion que sur ce qu'on appelle al-furû'
(la pratique ou les branches des sciences religieuses), à savoir les
résultats obtenus jadis de l'application de ces mêmes fondements, afin
de voir comment leur apporter les modifications nécessaires. Pourtant
tous les logiciens sont d’accord : l’application des mêmes méthodes
produit nécessairement les mêmes résultats. Par ailleurs, et ce sera la
cause essentielle de l’extinction du réformisme, celui-ci s'est
identifié volontiers au mouvement nationaliste et libérateur qui luttait
pour l'indépendance politique des pays musulmans. Dès que ces pays ont
reconquis leur souveraineté nationale, il semble que le réformisme ait
perdu alors son souffle, incapable de continuer son œuvre réformatrice
proprement religieuse.
En effet, le réformisme a fini tragiquement par l'étatisation de son
mouvement. Il est notoire que toutes les hautes fonctions de l’«islam
officiel» à la solde du pouvoir ont été confiées aux grands dignitaires
réformateurs. Parler aujourd’hui du réformisme à ces musulmans
profondément dégoûtés et frénétiquement révoltés contre le manque de
droits politiques et économiques évoque spontanément en eux un islam
complice des régimes coupables et comptables de misérables situations.
Cette démission des réformateurs a favorisé, entre autres facteurs,
la dérive de l’islam populaire vers des formes plus radicales, plus
obscurantistes et politiquement orientées.
A l’exception de cette parenthèse du réformisme (XIXe et première moitié
du XXe siècle), les sociétés musulmanes refusent toujours d'ouvrir les
vrais débats. Au contraire, soulever aujourd’hui publiquement des
questions qui touchent à la réforme religieuse c'est encourir les blâmes
et les accusations les plus invraisemblables des islamistes : c’est se
mettre à la solde de l'Occident, servir les intérêts américains, être en
connivence avec l’ennemi sioniste, ou s’avérer simplement renégat
méritant ainsi la mise à mort légale comme le stipule d’ailleurs le
vieux corpus théologico-juridique qu’ils ont sacralisé.
Mohamed Abduh, Djamel Eddine El Afghani, Mohamed Sayah (Inde), Malek
Bennabi, Mohamed Arkoun n’avaient de cesse d’appeler à la réforme de
l’islam pour le salut de la civilisation musulmane. Quel serait l’impact
de leurs idées novatrices dans la société tant elles s’apparentent à un
échange épistolaire entre lettrés érudits ?
En ce qui me concerne je viens de résumer sommairement cet échec. Par
ailleurs, je ne sais pas si les personnes que vous citez étaient d’un
élitisme qui les coupait des classes populaires. A l’exception de
l’Égyptien Mohamed Abduh ainsi que de Bachir Ibrahim qui étaient d’une
érudition étonnante, le réformisme était aussi véhiculé et propagé par
des militants en contact avec une population qui avait besoin des
rudiments de base d’alphabétisation. L’Association des oulémas algériens
avec ses quelques centaines de cheikhs et milliers d’instituteurs
dispensaient des cours dans des locaux parfois improvisés ou des hangars
désaffectés. Pour rappel, leur effort de sauvegarder la langue arabe ne
traduisait aucunement une hostilité ou une aversion envers le français
ou toute autre langue vivante d’aujourd’hui ; bien au contraire, ils ont
incité et même envoyé leurs propres enfants à l’étranger pour puiser un
maximum de sciences et de connaissances. C’était ainsi le cas des
membres les plus éminents tels El Mili, Tébessi, El Ibrahimi,
Kheireddine, Abbas Bencheikh El Hocine ou Hammani.
On vous retrouve donc dans cette quête renouvelée d’un islam réformé
en phase avec les contraintes de diverses natures de la vie moderne.
Grave sujet et d’une profonde sensibilité. Dès que l’on évoque l’avenir
de l’islam, cela provoque des crispations, suscite les passions. J’ai
envie de vous demander de quel islam parlez-vous, quel islam voulez-vous
?
A défaut de clergé qui accapare et définit le dogme, la seule autorité
dans la religion musulmane est le Coran, c’est-à-dire le texte. Mais qui
dit texte dit un objet par définition interprétable. Or, le seul outil
que possède l’homme pour interpréter un texte est son intelligence.
Celle-ci, inévitablement, se nourrit et se développe dans un espace
précis. Si je vis en Occident, je vais lire le Coran de manière à ne pas
me marginaliser en Occident. Si je vis en Orient, je lirai certainement
ce même texte sacré à travers les problèmes et les attentes d’un
Oriental. Ainsi, chaque génération, chaque groupe habitant une région,
lit le Coran avec ses propres soucis et ses réelles aspirations. C’est
ici que le temporel avec son caractère changeant intervient dans
l’intemporel, intangible et éternel. Cette brèche n’est pas le fruit du
hasard ou d’une manœuvre qui vise à forger ou à forcer le texte. Bien
des versets coraniques incitent le musulman à renouveler sa
compréhension, et surtout à ne pas se contenter des résultats obtenus
par les ancêtres. Cette perpétuelle interprétation du texte sacré ne se
fait pas sans balisage afin de ne pas dire toute chose et son contraire
dans la même exégèse. La question est : quelles sont les limites de
cette interprétation et jusqu’à quel point peut-on s’éloigner du sens
premier ou littéral du texte ? La seule chose qui balise la démarche de
l’exégète est le «ma’rouf». Le «ma’rouf» est un terme coranique qui
signifie «le connu et le reconnu comme bien». Mais connu et reconnu par
qui ? Le «ma’rouf» est une reconnaissance du bien partagée par
l’intelligence dominante dans une époque et dans une société données.
La quasi-totalité des recommandations coraniques, comme le stipule le
Coran lui-même, se relativisent lors de leur compréhension et de leur
application par cette reconnaissance unanime du Bien. C’est une notion
d’éthique, donc relative et changeante, ce qui assure à l’islam une
extrême souplesse et une éternelle jeunesse.
Vous vous interrogez, dans la lignée de Mohmed Arkoun, non reconnu
chez lui en Algérie, Malek Bennabi et son disciple Nouredine Boukrouh et
les autres penseurs sur l’islam et ses perspectives. J’ai l’impression
que vous êtes dans une grande solitude. Cela donne de beaux livres de
bibliothèque mais qu’en est-il de l’impact de leurs idées par rapport à
la configuration sociologique de la société d’aujourd’hui ?
C’est gentil et généreux de votre part de me classer parmi ces illustres
penseurs. Ces hommes ne sont pas des démagogues ou des politiciens à la
quête du plus grand nombre d’adhérents. Ils font état de leurs
convictions en tant que résultats de recherche, souvent impopulaires,
sans se soucier de comptabiliser le nombre des adeptes et des
sympathisants. Le livre La généalogie de la morale, du grand philosophe
allemand Nietzsche, n’a été édité qu’à une centaine d’exemplaires alors
que sa pensée a teinté par la suite la production intellectuelle de
l’Occident durant tout le XXe siècle. Il n’est pas impossible qu’un
Arkoun soit un jour le précurseur d’une école et l’initiateur d’un grand
débat qui marqueront les temps à venir.
Plus d’un demi-siècle après la cascade des décolonisations, voici
revenues les anciennes puissances qui veulent reprendre leurs «biens»,
c’est-à-dire les ex-colonies. L’animateur du dialogue de religions que
vous êtes et opposé à la notion de choc des civilisations est-il surpris
par ce regain d’arrogance des pays «chrétiens», anciens colonisateurs ?
Cela signifie-t-il l’échec de ce dialogue par rapport à la
toute-puissance des forces de l’argent ?
A part une toile de fond ou une généalogie morale, il m’est très
difficile de qualifier l’Occident de chrétien, plus précisément la
France le pays le plus sécularisé, le plus areligieux de l’ancienne
chrétienté. Il faut rappeler que la France a payé très cher pour
s’arracher des griffes de l’Eglise. Le progrès a été au détriment de
l’hégémonie de l’Eglise. Jules Ferry a réussi dans sa politique quand il
a laïcisé l’école en l’arrachant des mains des jésuites. Dans une vision
historique, le progrès s’est fait en parallèle avec le retrait du
pouvoir clérical. Notre relation avec l’autre ne doit pas être binaire :
eux — nous, islam — christianisme, Orient-Occident, Nord-Sud, etc. Il y
a eu des intérêts financiers à la base de la mondialisation mais qui a
entraîné avec elle la libre circulation des idées, des pensées, des
points de vue. Aujourd’hui, les idées les plus contradictoires, les plus
inassimilables se côtoient et interfèrent. Les frontières des nations ne
sont plus des frontières de religions. Le Nord et le Sud désignant les
pays riches et les pays pauvres sont partout. Et l’on retrouve cela
aussi bien à New York qu’à Pékin. L’Orient et l’Occident, aujourd’hui
c’est partout. Nous avons l’Orient à Paris et l’Occident à Riyad.
Aujourd’hui nous vivons avec l’autre sans nous déplacer, il suffit
d’appuyer sur un bouton. Nous commençons par partager le même dialecte,
la même éthique. Nous allons tous vers une cohabitation universelle qui
démarre de l’individu et va vers le groupe humain. Les Algériens ne
«roulent» plus les «r» grâce à la télé. L’accent marseillais n’est plus
d’usage à Marseille. Ce qui est chanté comme tube dans n’importe quelle
radio FM parisienne est dansé sur les plages de Dakar et ailleurs ! Si
vous voulez manger marocain vous trouverez ses meilleurs plats à Tokyo.
C’est la mondialisation. Sur le plan des idées, c’est plus rapide qu’un
objet matériel car il suffit d’un clic.
La casse de l’Irak, la Syrie, la Libye…
Mais c’est nous qui les avons cassés ! Kadhafi c’est le produit de notre
culture tribale, et Daesh émane d’une lecture wahhabite misanthrope de
l’islam. Ibn Taymiya n’est pas une fabrication de la CIA.
Si je vous suis, les interventions dans les pays cités n’ont rien à
avoir avec des croisades ?
Je ne le crois pas. Je sais que dès qu’un pays met en place un
ministère des Affaires étrangères, il cherche à influencer l’autre par
sa culture, défendre ses propres intérêts et exploiter au maximum
l’extérieur. Les Français et les Américains le font et j’aurais souhaité
que l’Algérie fasse de même car il y a des centaines de milliers de
jeunes Français qui mythifient leur pays d’origine, l’Algérie. Oui, il
est naturel qu’un pays utilise sa diplomatie pour exploiter des
situations à son profit.
Il y a une atomisation du monde musulman entre les pays qui le
forment et à l’intérieur de ces pays. J’ose la question sur l’absence
d’autorité religieuse suprême, rôle que ne peut jouer la Conférence
islamique, présidée de droit par le roi du Maroc, commandeur des
croyants…
L’aire musulmane n’est pas une entité politique, à moins que vous
vouliez l’établissement d’un califat de facture moyenâgeuse ! Moi, je
veux dans mon pays un Etat de droit qui éduque mon enfant et offre un
emploi à ma fille et que nos produits envahissent les marchés
occidentaux. Je veux un Etat qui me rend fier et respecté partout où je
vais dans le monde. Pour se sortir des guerres l’Europe a dû se
débarrasser de la notion de la «chrétienté» et du «Saint-Empire»…
Aujourd’hui, les pays européens sont des Etats de droit. L’Etat de droit
n’a ni race ni religion mais il protège toutes les «races» et toutes les
religions.
Vous avez eu à rencontrer le penseur de l’islam Tariq Ramadan –
petit-fils de Hassan El Banna, fondateur du mouvement des Frères
musulmans en Égypte –, coqueluche des médias français. Votre jugement
sur le personnage est sans appel, parce qu’il n’a pas fait avancer la
cause de l’islam et vous dites : «Un intégriste qui a une vision
totalitaire, un crime que de le mettre en contact avec la jeunesse»...
Je ne sais pas s’il est un penseur ou s’il a des idées fortes à
défendre. Il est accusé de pratiquer le double langage
puisqu’apparemment il change son discours selon que son auditoire soit
musulman ou pas. Mais pour moi l’homme est tout simplement un islamiste,
c'est-à-dire il utilise l’islam à des fins politiques. «Man chabaha
abahou fa ma dhalam», c’est le petit-fils de Hassan El Banna et il ne le
renie pas. Au contraire, il va jusqu’à l’honorer au détriment de la
vérité historique, ce qui relève de l’escroquerie intellectuelle. Et
d’ailleurs il a intitulé sa thèse de doctorat qu’il n’a pas soutenue :
«Le réformisme musulman, d’El Afghani à El Banna» en incrustant sans
pudeur El Banna parmi les illustres noms de la Nahda ! Ce monsieur qui
n’est pas un théologien ne fait que galvaniser les jeunes musulmans en
mal d’identité, c’est-à-dire les jeunes Franco-Maghrébins des banlieues
en flattant leur sentiment religieux.
Bref, laissez-moi finir notre entretien (dardacha) par une note plutôt
optimiste. Ma conviction est que les musulmans ne pourront plus fuir
éternellement le vrai débat. Acculés par la succession des atrocités de
Daesh et compagnie, ils finiront tôt ou tard par admettre que la cause
de la crise ne procède pas d’un complot bien machiné par les
non-musulmans ; ce terrorisme dans ses formes les plus abjectes est bien
le produit de leur terroir. Il vient de cette sous-culture, de cette
frilosité identitaire et de cette théologie caduque et longtemps
sclérosée. Devant la succession des évènements, ils ouvriront peu à peu
la porte aux vents de la sécularisation de nature à favoriser la
privatisation de la foi et à promouvoir la conscience individuelle.
B. T.
[email protected]
|