Chronique du jour : A fonds perdus
Les temps des abus
Par Ammar Belhimer
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Dans
un essai de 2013 sur les inégalités, Joseph E. Stiglitz démontre comment
le phénomène n’est pas tombé du ciel, comment il a été produit par le
nouvel Etat capitaliste et comment la petite minorité qui gouverne le
monde œuvre à reproduire(*).
L’injustice que le monde vit, sans que nulleforce politique ou sociale
ne puisse inverser le cours des choses, n’est pas le produit des seules
forces du marché. Pour Stiglitz, si les lois économiques sont
universelles, «la croissance des inégalités, en particulier les montants
captés par la frange supérieure du 1% de la population, est une réussite
typiquement américaine». Il y voit une inégalité hors normes qui risque
de se consolider car les forces qui sont l’origine de cet état de choses
sont désormais sans rivalité aucune.
Il s’ensuit des inégalités jamais égalées, ni aux Etats-Unis, ni partout
ailleurs, et dont la croissance connaît une vitesse exceptionnelle.
Le traitement préconisé est de tailler les excès vers le haut,
consolider les couches intermédiaires et accorder assistance à «ceux
d’en bas». Si chacun de ces objectifs nécessite à lui seul tout un
programme, il reste qu’aucun programme n’est viable s’il ne passe pas
par «une meilleure compréhension de ce qui a donné lieu à chaque facette
de cette inégalité inhabituelle».
Les formes extrêmes de concentration du pouvoir économique et politique
dans les sociétés précapitalistes de l'Ouest ne peuvent plus recourir
aux arguties du passé : «A un moment, la religion a expliqué et justifié
l'inégalité : ceux qui sont au sommet de la société l’étaient pour des
raisons de droit divin et remettre en question l'ordre social revenait
contester la volonté de Dieu. Cependant, pour les économistes, les
scientifiques et les politiques d’aujourd’hui, cette inégalité ne relève
pas d'un ordre social préétabli.»
Historiquement, les inégalités trouvent leur première source dans le
militarisme et son corollaire le butin de guerre. Les conquérants
avaient le droit d'extraire autant qu'ils pouvaient des vaincus et
l’ordre philosophique dominant dans l'antiquité ne voyait pas de mal à
ce que des humains soient traités comme tels.
«Comme la notion de droit divin est devenue inopérante avec l’avènement
des Etats-nations, les tenants du pouvoir se sont mis en quête d'autres
bases pour défendre leurs positions.
Avec la Renaissance et les Lumières, qui ont sacralisé la dignité de
l'individu, et avec la révolution industrielle, qui a conduit à
l'émergence d'une vaste sous-classe urbaine, il est devenu impératif de
trouver de nouvelles justifications à l'inégalité, d'autant plus que les
voix les plus critiques du système, comme Marx, criaient à
l'exploitation.»
La technologie et la rareté, agissant à travers les lois ordinaires de
l'offre et de la demande, jouent un rôle dans la formation de
l'inégalité d'aujourd'hui, mais quelque chose d'autre que le travail
opère, et ce «quelque chose d'autre» n’est autre que l’Etat, soutient
Stiglitz.
Celui-ci est un répartiteur de ressources (à la fois ouvertement et de
façon moins transparente) à travers les impôts et les dépenses sociales
; il intervient dans la répartition des revenus qui se dégage du marché
ainsi que dans la dynamique de l’accumulation, au moyen, par exemple, de
la taxation des successions ou de la gratuité de l’éducation publique.
Par ailleurs, l’interférence croissante de l’Etat prend des formes
insoupçonnées, allant de subventions gouvernementales ouvertes (comme
dans l'agriculture) aux subventions cachées (restrictions commerciales
qui réduisent la concurrence ou de subventions cachées dans le système
fiscal).
«La façon dont le gouvernement américain remplit ces fonctions détermine
l'ampleur des inégalités dans notre société. Dans chacun de ces
domaines, il y a des décisions subtiles dont bénéficient certains
groupes au détriment des autres. L'effet de chaque décision peut être
insignifiant, mais l'effet cumulatif d'un grand nombre de décisions,
prises au profit de ceux en haut, peut être très important», rappelle
Stiglitz.
La concurrence a pour vertu bien théorique de limiter les profits
démesurés, mais si les gouvernements ne garantissent pas que les marchés
restent ouverts, qu’ils ne chassent pas les abus de positions
dominantes, toute la construction est un leurre.
A ce titre, il est attendu des forces concurrentielles quelles limites
devrait avoir la rémunération des dirigeants à des proportions
acceptables et qu’elles adaptent les «lois de gouvernance d'entreprise».
De nos jours, l’homme excelle dans le vice plutôt que dans la vertu :
«Certaines des innovations les plus importantes dans les affaires au
cours des trois dernières décennies ont consisté non pas à rendre
l'économie plus efficace, mais à déceler la meilleure façon d’asseoir un
monopole ou de contourner la réglementation gouvernementale visant à
aligner les rendements sociaux et les récompenses privées.»
Aussi, dans de telles conditions, la compétence et le génie ne sont pas
de mise : «Pensez à Alan Turing, dont le génie a fourni les
mathématiques sous-jacentes de l'ordinateur moderne, à Einstein, à la
découverte du laser (dans laquelle Charles Townes a joué un rôle
central) ou à John Bardeen, Walter Brattain et William Shockley les
inventeurs de transistors, ou encore à Watson et Crick qui ont démêlé
les mystères de l'ADN, sur lequel repose une grande partie de la
médecine moderne. Aucun d'entre eux ne figure parmi ceux que notre
système économique a le mieux récompensé».
Les succès de ceux qui sont au sommet de la répartition de la richesse
tiennent au génie dans l'élaboration de meilleures façons d'exploiter
les pouvoirs du marché et d'autres imperfections du marché. Ils
excellent dans le pouvoir de s'assurer que la politique fonctionne pour
eux plutôt que pour la société en général.
A. B.
(*) The Price of Inequality : How Today’s Divided Society Endangers Our
Future (Le coût des inégalités : Comment la division actuelle de la
société met en danger notre avenir). De larges extraits de l’ouvrage
viennent d’être publiés sur le site
http://evonomics.com/nobel-prize-economist-says-american-inequality-didnt-just-happen-it-was-created/.
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