Chronique du jour : LES CHOSES DE LA VIE
La terre des géants
Par Maâmar Farah
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«Il
eût fallu humer la rose à son aurore avant le viol solaire et déchirant
!»
(Kateb Yacine)
Chaque fois que j’emprunte cette route ondoyante de la corniche qui
contourne la ville pour effleurer la mer, l’image d’une «ville
agenouillée» me revient à l’esprit. L’expression est de Kateb Yacine qui
a ainsi désigné cette partie de la cité aux genoux repliés sur la
Grenouillère.
«C'était à Bône au temps des jujubes, Nedjma m'avait ouvert d'immenses
palmeraies», écrivait-il dans Nedjma, le roman attachant et inoubliable
qui continue d’alimenter les critiques littéraires avec l’attrait et
l’originalité d’une œuvre nouvelle. L’enfant de Hanencha, de la grande
et vieille tribu des Keblouti, connue pour avoir vaillamment résisté à
l’invasion française, ne cessera de rechercher la «terre sacrée» dans
une vaine tentative de réunir les bouts d’une mémoire lacérée.
Inlassable nomade, il ira jusqu’au bout du monde, mais il ne trouvera
nulle part cette sensualité méditerranéenne qui l’a inspiré dans
l’écriture de son chef-d’œuvre Nedjma, les couleurs et les sensations de
Bône, Annaba …
Dans le cœur battant de la cité qui coule impassiblement et grouille de
vie entre l’Edough et la colline du Fort génois, il fixera un
rendez-vous clandestin à la poésie, dans les effluves et le brouhaha des
fondouks, ces hôtels-bars où le haschisch a le don de hisser l’esprit
vers des lumières supérieures… Il grimpera les rues étroites et
pittoresques de la place d’Armes, à la recherche d’un plaisir éphémère
pour s’échapper d’un quotidien morose, chargé d’une présence qui lui a
ravagé le cœur, celle d’une cousine bônoise au nom évocateur de Nedjma,
l’étoile, symbole d’une identité spoliée… Cette atmosphère propice aux
bouffées poétiques qui naissent parfois d’une rencontre fortuite, dans
les nuits blanches chargées de fortes émotions ou dans les aubes
incertaines d’une sortie de bar, le poussera vers un éditeur de la ville
qui lui publiera son premier recueil au titre évocateur Soliloques. J’ai
longé avec ferveur la route de l’avant-port, les yeux levés vers la
haute muraille qui enserre la place d’Armes. J’ai poussé vers le lever
de l’aurore, recherchant dans les roches cognées par les vagues
indomptables, les empreintes de cette ferveur poétique qui irrigue les
pages de Nedjma. Mais je n’ai trouvé qu’une corniche déroulant ses
lignes sinueuses sur fond de mer enragée. Je n’ai côtoyé que des
pêcheurs endimanchés, alignés sous les hauteurs boisées d’Alzon, heureux
et impassibles, le regard absorbé par le mince fil qui relie leur canne
à l’hameçon…
Je suis allé à Hanencha, à travers cette route sinueuse qui part de
Souk-Ahras, traverse de magnifiques paysages et aboutit à la cité
romaine de Thubusicum Numidarum, l’actuelle Khemissa. A la recherche de
quoi, au juste ? Je ne sais pas, mais j’ai erré sur les traces de Kateb
Yacine, escorté par les grands vents qui s’engouffrent dans les
corridors des oueds grossis par les échos du passé. Ici même, Kateb
Yacine est revenu à plusieurs reprises sur les terres de ses ancêtres
et, en cherchant à démêler les écheveaux d’un itinéraire troublé, il n’a
reçu que les souffles tonitruants de l’histoire et n’a rencontré que la
même désolation des gorges montagneuses dénudées. Je crois l’entendre
clamer, du haut de cette falaise qui domine la route :
«Fugitivement moribond
Je m'envole
Je suis un grand oiseau
L' amour est picoré
Et Nedjma sacrifiée
Ouvre son cœur en parachute»
(Soliloques)
Dans le magma d’une histoire tourmentée, pareille aux soubresauts
fiévreux de la nature qui entoure les lieux, il y a pourtant des
repères, des indices que l’historien devra chercher et décortiquer.
Comme cette fabuleuse histoire de la révolte des Hanencha et des
Keblouti, l’aïeul de Yacine, déporté avec ses compagnons en
Nouvelle-Calédonie où il connaîtra l’exil et le déracinement. Je ne suis
pas historien et mon rôle ici n’est pas celui du reporter. J’écris ce
que je ressens et cela est à mille lieues de l’objectivité. Et pourtant,
il y a tant de choses à raconter à partir d’ici. J’ai fait le voyage
pour écouter le vent chanter sur les cimes des monts du Nadhor, plus
haut que le village de Hanencha, vers le Nord, et cela suffit à mon
bonheur.
J’ai voulu simplement saluer ces lieux mythiques et ignorés par les
circuits officiels, qui racontent l’histoire du peuple, ses sursauts,
ses débâcles et ses élans d’espoir, sur cette terre qui m’est chère,
dans cette Numidie berbère qui m’a tant donné ! Alors, j’ai poussé vers
le Sud, vers Tiffech, la prairie supérieure, gavée d’eau et de lumière,
terre d’histoire gorgée de vestiges archéologiques. Les vents d’avril le
capricieux parcourent l’herbe folle et agitent les violettes sauvages
dispersées autour des barrages qu’on ne se lasse pas d’admirer. Et puis,
en descendant de Tiffech, on débouche sur M’daourouch, ville natale
d’Apulée, philosophe berbère connu pour avoir donné à l’humanité son
premier roman, L’âne d’or. Esprit brillant, il a marqué de son empreinte
la philosophie et la littérature de son siècle, utilisant la langue du
colonisateur, «butin de guerre» comme disait Kateb Yacine. Un chercheur
marocain a parlé de «l'amazighité du texte romanesque» d’Apulée. A vol
d’oiseau, une trentaine de kilomètres à peine séparent Madaure de
Hanencha, quelques arpents de cette noble terre de la Numidie amazighe
qui raconte la farouche résistance des autochtones. Cette imagination,
cet amour du merveilleux, ce goût prononcé pour les paraboles, on les
trouve chez les deux auteurs, le fils de Hanencha et celui de M’daourouch.
Mais il est également un autre écrivain, l’un des meilleurs de sa
génération qui a grandi dans cette région. Laissons-le parler : «Je suis
né dans un douar de la campagne, d'une famille qui comptait quatre
garçons, mon père en a mis deux à l'école de langue française, deux à
l'école en langue arabe. J'ai vécu dans la pureté, de l'existence et de
l'âme, nourri du spectacle des collines sur lesquelles tombait le
crépuscule, jouant de la flûte derrière les brebis et les oies.» Il
s’agit de Tahar Ouettar, né à Saf El-Ouidane et qui a grandi à M’daourouch,
village qui a servi de décor à son chef-d’œuvre, L’As dont une partie
des personnages a réellement existé. Auteur controversé aujourd’hui,
l’homme a été marqué par la vie des petites gens confrontées à la
complexité de la vie. Passé maître dans le style réaliste, il s’était
également imposé dans le symbolisme, avec des histoires imaginaires qui
nous replongent dans le monde merveilleux des contes populaires.
J’ai quitté l’axe Sédrata-Bir-Bouhouche pour emprunter la route
secondaire qui mène au douar de Saf El-Ouidane, là où est né Tahar
Ouettar, issu d’une tribu chaouie connue pour son sens de l’honneur et
de l’hospitalité. Cette excursion est aussi une recherche décousue de
repères historiques sur les grands écrivains de ma région, et j’ai
rencontré la même simplicité paysanne, la même ténacité des hommes, ces
«Chaouis» à la tête «dure» qui ont habité la Numidie berbère depuis la
nuit des temps. «De l’oued, il ne restera que les pierres», peut-on
retenir comme leçon de L’As. Il reste aussi que l’on ne peut oublier un
autre monument, amazigh lui aussi, et dont la dimension universelle
n’est plus à prouver. Il s’agit de Saint-Augustin, philosophe et l’un
des pères de l’Eglise chrétienne, né à Souk-Ahras et qui a trouvé en M’daourouch,
la ville culturelle qui servit à son épanouissement intellectuel. Celui
qui a dit «Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède»
avait ce sens du réalisme et du pragmatisme que je retrouve aujourd’hui
chez les paysans de Djebel Boussessou… On peut citer aussi Maxime de
Madaure, grand grammairien et philosophe latin, Martilnus Capella,
auteur de Les Noces de Mercure et de la Philologie, roman écrit entre
410 et 439 et qui est né à M’daourouch, vers le début du IVe siècle (un
cratère de la lune porte son nom). Et puisque je suis parti de Bône,
revenons-y pour signaler que le grand écrivain français Albert Camus est
né juste à côté, à Mondovi, l’actuelle Dréan. L’absurde qui alimente son
écriture n’est-il pas aussi le fruit légitime de ce «viol solaire et
déchirant» ?
Ma contrée a donné à l’humanité des génies de la littérature et de la
philosophie... ignorés dans leur propre pays !
M. F.
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