Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Tina et l’anti-impérialisme
Par Arezki Metref
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Je
te l’avoue, je fais dans le pis-aller. Pris dans la noria citoyenne du
Salon du livre de Boudjima, je n’ai pas le temps de m’arrêter pour la
respiration hebdomadaire. Le ici ne sera peut être pas mieux que là-bas
cette semaine. Le Salon du livre de Boudjima, pas loin de Tigzirt, tiens
! J’y reviendrai la semaine prochaine, ça en vaudra la peine. Pour
l’instant, je suis un peu perplexe. Qu’écrire ? Tiens, la semaine
dernière je t’ai parlé de ma tata. Cette semaine, je vais te parler de
ma nièce. C’est la sainte famille, tu vois ! Je te vois dodeliner de la
tête.
Ma nièce. L’autre jour, je discutais avec elle. Elle est jeune,
s’appelle Tina et elle est de gauche. C’est d’ailleurs pour ça que je
l’aime bien. Etre jeune aujourd’hui et de gauche, et pugnace, ça ne
court pas les rues, non ! Elle était en train de préparer une table
ronde sur le 24 avril. L’ennui, c’est que presque personne ne sait à
quoi correspond cette date. 24 avril ? Non, ce n’est pas la célébration
de la énième élection de Bouteflika, ni celle de la bataille de la
Tafna, ni encore moins celle de la victoire de l’équipe nationale de
foot contre l’Allemagne. Tina me confie qu’elle a fait une recherche sur
le sujet sur Internet et même M. Google, l’omniscient, n’en sait fichtre
rien. Aucune trace du 24 avril. Aucune trace de cette date qui, pour ma
génération périmée, ou sur le point de l’être, voulait tout de même dire
quelque chose. Pas le soupçon de sens à propos de ce que représente ce
repère calendaire chez de nombreuses personnes consultées à la ronde.
Une date morte, quoi !
C’est pourquoi parler de cette date de la part d’une jeune personne est
plutôt étonnant, au sens noble du terme. Ça serait venu de quelqu’un de
ma génération, on pourrait comprendre le propos comme une forme de
nostalgie, allez, disons-le, passéiste.
Mais non, ça vient d’elle, Tina, qui a moins de trente ans. Elle devait
avoir quoi, 1 ou 2 ans, à la chute du Mur de Berlin, donc à la
construction de ce monde unipolaire. Elle a grandi dans le chaos
terroriste et dans le temps de la mondialisation financière, qui est le
nouveau nom sinon le nouveau masque de l’impérialisme.
Oui, jadis dans les limbes, le 24 avril était la journée mondiale de la
Jeunesse en lutte contre l’impérialisme.
Voilà, donc, en pleine victoire des forces de la finance et du profit,
en pleine défaite des combats de la gauche et des forces sociales,
remarquer qu’il a existé une journée comme celle-ci relève de la
dilution dans les temps jadis. Pourtant, à y voir de plus près, on
s’aperçoit qu’on prend le combat contre l’impérialisme, et
singulièrement celui de la jeunesse, pour plus qu’un combat
d’arrière-garde, un anachronisme, une vieille lune au moment même où
l’impérialisme est plus puissant que jamais. L’impérialisme, ouais !
L’anti-impérialisme, un magasin de vieilleries.
Et voilà comment on se surprend dans la posture du ringard. Ça prouve
quoi ? Eh bien, la banalisation de l’idéologie qui fait du marché et de
la constitution de superpuissances financières un ressort naturel, et
non pas à la fois un processus d’exploitation et le fruit de cette
exploitation.
Oui, là encore, je sais que tous ces maux sont rangés soigneusement dans
un musée poussiéreux que personne ne songe plus à dépoussiérer. Mais si
le mot est banni, la chose, elle, existe.
La conquête des marchés, la domination financière, les stratégies
aboutissant à enrichir davantage les plus riches et à affamer dans
l’humiliation les peuples, en vertu de cette ignominie pour les peuples
qui s’appelle le consensus de Washington, tout cela est tellement entré
dans les mœurs, qu’il a fini par passer pour quelque chose de «normal»,
pour utiliser ce concept typiquement algérien qui fait du surréalisme un
réalisme de rechange.
Toute une génération, celle de Tina, a grandi dans un monde ainsi
configuré : l’argent domine et les dominés n’ont qu’à s’en prendre à
eux-mêmes.
Mais quand il y a un vainqueur, il y a forcément un vaincu. Et quand il
y a une domination, il n’y a pas forcément de résistance.
Ça nous amène à nous interroger sur la place des gauches à la fois dans
ce combat contre l’impérialisme mais aussi sur leur rôle dans la
préservation de la symbolique de ce combat.
On aurait pu croire que les gauches achoppent sur leur propre ombre et
que passé celles des générations qui ont survécu à la chute du Mur, il
ne pourrait plus y avoir que du ringard.
Le fait que Tina tienne à célébrer le 24 avril est ce petit grain de
sable qui déstabilise ce qui peut passer pour une évidence. Non, la
lutte anti-impérialiste ne sera ringarde que le jour où l’impérialisme
ne sera plus dominant. Et je crains que ce ne soit demain la veille.
Voilà, tiens bon, Tina, tu as du boulot devant toi.
Et c’est à ça que je pensais dans ce Salon du livre de Boudjima où la
logique citoyenne de l’événement rappelle aussi, incidemment, que la
domination culturelle et institutionnelle demande une résistance de la
même magnitude que la lutte anti-impérialiste. Oui, on peut se prendre
en charge !
Souvenirs, souvenirs : le 24 avril, ça voulait dire quelque chose
autrefois. Et peut-on, comme le chantait Brel, devenir vieux sans avoir
été adulte ? Peut-on combattre l’impérialisme demain, car ça semble
inévitable, après l’avoir combattu hier sans le combattre aujourd’hui ?
C’est toute la question posée à la génération de Tina….
A. M.
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