Contribution : Emprunt national et crise du système de financement
Par Farouk Nemouchi, universitaire
La forte baisse du prix des hydrocarbures a mis fin à l’aisance
financière de l’Algérie et provoqué un basculement brutal d’une
situation de capacité de financement interne et externe à un besoin de
financement. Le contre-choc pétrolier révèle la vulnérabilité financière
de l’économie nationale qui se trouve confrontée à un déficit
budgétaire, une baisse des réserves de change et une contraction de la
liquidité des banques. Le tarissement des ressources budgétaires
d’origine pétrolière soulève la problématique de la diversification des
sources de financement de l’activité économique et particulièrement la
question du financement de la dépense publique qui a augmenté
considérablement.
Pour faire face à ces difficultés financières, le gouvernement est
contraint de recourir à l’endettement sous la forme d’un emprunt
obligataire. Quelles sont les raisons qui ont conduit à privilégier
cette solution ? La réponse à cette question nécessite que l’on précise
au préalable les différentes modalités de financement des dépenses de
l’Etat lorsque les recettes sont insuffisantes.
La première possibilité consiste à augmenter les recettes fiscales
ordinaires en relevant le taux de l’impôt direct ou indirect. Cette
mesure à effet immédiat est fortement contraignante car elle décourage
l’investissement et affecte le pouvoir d’achat des consommateurs. La
deuxième solution réside dans l’élargissement de l’assiette fiscale,
c’est-à-dire un accroissement des ressources fiscales déterminées par
l’augmentation de la production des biens et services. Cet objectif
réalisable sur le moyen et le long termes est le plus souhaitable mais
il est conditionné par la création d’un environnement économique qui
stimule la croissance économique. La troisième possibilité de
financement du déficit budgétaire est le financement monétaire. C’est le
recours à «la planche à billets», c’est-à-dire au concours de la Banque
centrale au Trésor public. Ce type de financement est porteur de graves
déséquilibres sur le plan macroéconomique : augmentation de la dette
publique, inflation, dépréciation du taux de change de la monnaie
nationale, etc. L’Algérie a connu au début de la décennie 1990 une
explosion de la dette publique interne à cause d’un recours abusif aux
crédits de la Banque d’Algérie et dont le remboursement par le Trésor
public se poursuit jusqu’à maintenant.
Enfin le gouvernement peut gonfler artificiellement les recettes
budgétaires d’origine pétrolière en manipulant le taux de change du
dinar vis-à-vis du dollar. Cette démarche est assimilable à un
financement monétaire qui contribue au développement de l’inflation.
Enfin la quatrième possibilité consiste pour l’Etat à s’endetter auprès
des agents économiques à capacité de financement : institutions
financières, ménages et dans une moindre mesure les entreprises.
L’option prise en faveur de l’emprunt obligataire suscite de multiples
questions sur son opportunité, les chances de son aboutissement et ses
retombées sur la sphère financière et la sphère économique.
L’emprunt obligataire est une technique de financement répandue dans les
économies modernes et, contrairement au financement monétaire, il a
l’avantage de mobiliser les encaisses monétaires qui échappent au
système bancaire. C’est un financement non inflationniste car il
n’entraîne pas l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation.
L’épargne thésaurisée ou recyclée dans le circuit économique informel
est captée par l’Etat à l’occasion de l’émission d’un emprunt
obligataire. C’est aussi un financement qui participe à la promotion des
marchés des capitaux. Cependant l’emprunt obligataire comme moyen de
financement des dépenses de l’Etat n’est pas une panacée,
particulièrement dans le contexte de l’économie algérienne.
Quelles sont les finalités de l’emprunt national ? Selon la notice,
l’objectif de l’emprunt est «de mobiliser les fonds nécessaires au
financement de projets porteurs de croissance et de développement
économique et social et que les obligations émises dans ce cadre
génèrent des profits corrélés au rendement des projets économiques à
financer». Les caractéristiques mentionnées dans la notice ne
fournissent aucun renseignement précis sur l’objet et le montant global
de l’emprunt. Si le produit de l’emprunt est affecté à de nouveaux
projets, on suppose qu’il y a eu des études qui ont été menées pour
évaluer leur coût financier et dans de telles conditions, il est aisé de
connaître le montant de l’emprunt. La durée de l’emprunt fixée à 5 ans
suppose que les projets retenus sont réalisables sur le moyen terme et
génèrent des flux financiers qui garantissent son remboursement
conformément aux délais fixés. Les ambiguïtés entretenues sur la
finalité de l’emprunt et son montant laissent planer des doutes sur
l’allocation des ressources mobilisées par cette campagne de
souscription et il est alors légitime de s’interroger sur son
affectation. En lançant cet emprunt, l’Etat enregistre un gonflement de
la dette publique interne et comme pour toute dette, il faut rembourser
le capital et payer les intérêts. Si le produit de l’emprunt est affecté
à des projets qui contribuent à la création de richesses et accroissent
les revenus de l’Etat, la dette sera remboursée et les équilibres
budgétaires seront préservés.
En revanche si le produit est destiné à financer des dépenses qui n’ont
aucun impact sur la croissance économique et sachant qu’il n’est plus
question de compter sur les recettes pétrolières et gazières, il en
résultera un surendettement et une aggravation du déficit budgétaire.
Quel est l’accueil que les investisseurs algériens vont réserver au
lancement de l’emprunt obligataire ? Leur comportement est influencé
notamment par une série de facteurs : le risque de défaillance, le
risque de marché, le risque de liquidité et le rendement. Le risque de
défaillance rattaché à la détention de titres financiers publics est
pratiquement nul car on ne peut imaginer que l’Etat puisse devenir
insolvable. L’autre avantage réside dans la possibilité pour le
détenteur d’obligations de les transformer en liquidité avant
l’échéance. Le risque de marché apparaît lorsque le titre est coté sur
un marché secondaire car le cours de l’obligation est déterminé par les
taux d’intérêt. Lorsque ces derniers baissent, le cours des obligations
augmente et il en résulte une plus-value en cas de revente, et en cas de
hausse des taux, le cours diminue et celui qui cède son titre sur le
marché enregistre une moins-value. En Algérie le risque de marché est
dénué de sens à cause d’un marché secondaire embryonnaire et quasiment
inactif. Les investisseurs sont disposés à opter pour ce type de
placement en prenant en considération le rendement nominal fixé à 5% sur
trois ans et 5,75% sur cinq ans. Mais cette rémunération s’expose à un
risque de dépréciation à cause de l’inflation. Si le taux d’inflation
annuel atteint 5%, le montant des intérêts versés sera dérisoire. La
formule de l’indexation du taux de rendement nominal sur le taux
d’inflation a plus de chances de séduire les agents économiques
candidats à l’investissement financier. A ces contraintes, il faut
ajouter l’absence de traditions dans le domaine de l’investissement
financier, l’inexistence d’une culture financière et le motif religieux
qui ne favorisent pas l’attrait pour ce type de placement.
Quelles sont les conséquences de l’emprunt obligataire sur les banques,
les entreprises, les marchés financiers et les gros épargnants privés ?
En fixant la valeur de souscription à 50 000 DA, le gouvernement exclut
les petits et moyens épargnants et cible les gros investisseurs. Il
s’agit notamment des investisseurs institutionnels (banques assurances
etc.) et des particuliers détenteurs de gros capitaux. L’engagement des
banques risque d’être limité à cause des problèmes de liquidité auxquels
elles font face depuis la détérioration de la conjoncture pétrolière. Il
faut ajouter que l’emprunt national est porteur d’un effet d’éviction
qui pénalise les banques dans le processus d’accaparement de l’épargne.
Si le niveau de rémunération offert aux souscripteurs d’obligations
émises est plus attractif, les banques éprouveront des difficultés à
fidéliser leur clientèle et collecter de nouvelles ressources et seront
par conséquent moins enclines à répondre favorablement à la demande de
crédits. L’effet d’éviction affecte aussi les entreprises qui
sollicitent le marché boursier pour mobiliser des capitaux.
Le placement des actions à la faveur des opérations d’ouverture ou
d’augmentation de capital se heurte à la concurrence des titres
obligataires car ces derniers représentent un placement moins risqué.
Selon les analystes financiers, les investisseurs sont disposés à
acheter des actions si leur rendement escompté est supérieur de 5% à
celui des obligations. La rémunération des obligations à un taux égal à
5% implique que les entreprises cotées en bourse proposent un rendement
en dividende au moins égal à 10%.
Enfin l’emprunt d’Etat est susceptible de freiner le développement de
l’activité sur le marché financier primaire car les nouveaux émetteurs
doivent proposer des taux plus élevés. Quant aux gros épargnants privés,
ils sont davantage attirés par le secteur économique informel ou
l’acquisition d’actifs réels (immobilier) en raison de taux de rendement
et de gains nettement supérieurs à la rémunération offerte dans le cadre
de l’emprunt obligataire. Comme on peut le constater, le financement
d’une partie de la dépense publique par la dette obligataire soulève de
nombreuses questions plus ou moins complexes. Si l’emprunt représente un
instrument qui peut répondre partiellement aux besoins financiers
internes de l’économie nationale, il ne constitue pas la seule solution
au déclin de la rente pétrolière. De même que l’endettement extérieur
n’est pas la seule voie pour financer le déficit de la balance des
transactions courantes. Ce déficit peut être compensé par un afflux plus
important des investissements directs étrangers et la lutte contre le
transfert illicite des capitaux.
Cette alternative permet à la fois de préserver les réserves de change
et de maintenir le niveau de la dette extérieure à un niveau acceptable.
La raréfaction des recettes de l’Etat en dinars et en devises induite
par la baisse du prix des hydrocarbures est révélatrice d’une crise
profonde du système de financement de l’économie nationale. La rente
pétrolière a tué l’impôt, inhibé les banques pour se hisser au niveau
d’une intermédiation active et entravé le développement d’un marché des
capitaux. Elle a engendré des comportements qui rendent complexe le
passage d’une économie de rente à une économie des marchés financiers,
d’un système bancaire au stade artisanal à l’industrie financière.
L’augmentation de la dépense publique et l’octroi de crédits bancaires
dans le contexte d’une économie caractérisée par des difficultés
d’absorption du surplus monétaire est responsable de graves
déséquilibres. Le ratio masse monétaire M2/PIB qui est passé de 0,56 en
1999 à 0,62 en 2007 et à 0,79 en 2014 traduit une accentuation de la
déconnexion entre la sphère financière, d’une part, et la sphère
économique, d’autre part. Par conséquent le problème majeur pour
l’économie du pays n’est pas de mobiliser des ressources financières. Au
cours des 15 dernières années, l’Algérie a été riche financièrement mais
elle est demeurée pauvre économiquement. La disponibilité de ressources
financières plus qu’abondantes a produit un faible impact sur la
croissance du PIB réel et n’a pas contribué à la diversification des
exportations.
Dans un tel contexte, on ne comprend pas comment l’emprunt national peut
stimuler la croissance économique alors que les causes économiques qui
sont responsables de cette impasse sont toujours présentes. La
diversification des sources de financement de l’économie nationale
constitue un défi d’ordre stratégique dans la mesure où cela exige des
réformes globales afin de parvenir à la construction d’une relation
positive entre le développement financier et la croissance économique.
Dans l’attente des effets de l’emprunt national sur l’activité
économique, le grand gagnant est le capital informel qui, après avoir
bénéficié d’une mesure de légalisation par le biais de la bancarisation
contre le paiement d’une taxe forfaitaire de 7%, se voit offrir à
nouveau la possibilité de se fructifier. Encore faudrait-il que les
détenteurs d’encaisses monétaires qui circulent en dehors du circuit
bancaire soient disposés à s’inscrire dans cette dynamique.
F. N.
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