Chronique du jour : LES CHOSES DE LA VIE
Le penalty de Mama Grilou


Par Maâmar Farah
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Texte tiré du roman La Grande Harba… Capturés par les terroristes du côté de Yakouren, dans une Algérie vidée de ses habitants qui ont tous émigré – clandestinement – en Sardaigne, devenue Sardélie, nous sommes obligés de disputer un match contre l’équipe de tangos…
Il y avait foule au stade de San Zéro de Yakouren. Situé dans une clairière dominée par la guérite de surveillance des tangos, il n’avait pas de tribunes. Ni de gradins d’ailleurs. Une petite et fragile clôture entourait le terrain dont la forme rappelait tout sauf un rectangle. En guise de tribune d’honneur, on avait installé une vieille moissonneuse-batteuse, souvenir de l’époque glorieuse de l’ancienne Algérie du XXe siècle.
Mouh Dribble Tout, notre entraîneur, était un Oranais. Il a aimé Yakouren et il y est resté. Pourquoi l’avoir choisi au détriment du buveur de Jack Daniel’s qui partait pourtant favori avec son expérience de plongeur à la buvette du Stade de Reims ? Il faut dire que nous n’avions rien à voir avec cette décision. Le BPB (Barbu Plus Barbu – que les autres) tenait toujours sa «mahchoucha» à portée de main et nous ne voulions pas subir le sort des deux arbitres et du pauvre supporter. Aussi, quand il nous annonça que notre équipe allait être drivée par ce Mouh Dribble Tout, nous acceptâmes sans broncher. D’ailleurs Mouh était célèbre dans toute la contrée : il dribblait effectivement tout ! Ses adversaires dans les matchs, et même ses coéquipiers. En ville, il dribblait les passants, les voitures, les lampadaires. A la maison, il dribblait femme et enfants. On racontait que lors d’une visite présidentielle, il fut rattrapé à la dernière minute par les services de sécurité. Il voulait dribbler le chef d’Etat en visite dans la région. Depuis, dès qu’une personnalité était annoncée, on le ligotait. Avant le match, Mouh nous donna deux instructions : attaquer tous et défendre tous. Autant dire que ce type parlait pour ne rien dire. Dès que nous fûmes loin du banc de touche, le pied-noir nous rassembla pour nous donner quelques conseils : «Ce Mouh Dribble Tout est le plus mauvais coach de la planète. Laissez tomber ce ridicule ‘’ Attaquez tous et défendez tous’’. Pratiquons le 2-2-2-2-2 ». Et nous nous lançâmes dans la partie, sous la direction d’un arbitre qui avait choisi un pyjama rayé comme tenue officielle. Le BPB avait pris place sur la moissonneuse-batteuse, à côté de l’ancien maire FIS, d’un ancien moudjahid de la guerre d’Afghanistan et de quelques notables chinois. Il y avait aussi Mama Grilou, de son vrai nom Mutsi Bouchi, une Japonaise mariée à un Chinois décédé depuis peu des suites d’une forte absorption de Viagra. Mama Grilou était une fervente supportrice de l’équipe des tangos. Elle avait convoqué l’arbitre et lui avait donné des instructions très claires : les tangos devaient gagner. Elle lui rappela que les règles de l’honnêteté et de l’impartialité étaient le produit d’une mentalité néo-bourgeoise issue d’une conception erronée de la lutte des classes en période post-mondialisation ; ce qui voulait dire, en mots plus simples : «Si cette bande de tarés l’emporte, dis adieu à ton extrait de naissance ! » Sur ce, le même arbitre fut convoqué par le BPB qui lui rappela les vertus cardinales de l’arbitrage à plus de 1 000 mètres d’altitude : «les tangos doivent gagner en cas de victoire. S’ils perdent, ils sont gagnants. S’ils font match nul, un lancer d’une pièce de «dinar-yuan» les désignera comme gagnants puisque les deux faces de cette monnaie sont des piles !»
En fait, je crois que la mamie et le chef des barbus en faisaient trop… pour rien ! Nous partions défavorisés face à l’équipe des tangos. En face de nous, il y avait onze gaillards dont le plus petit devait mesurer 1m 85 ! En plus, ce n’était pas de la chair molle. Ils étaient musclés comme Hulk lorsqu’il se mettait au vert !
L’arbitre donna le coup d’envoi. Dès que le pied-noir entra en possession du ballon, au milieu du rond central, l’arbitre désigna le point de penalty. Il annonçait clairement la couleur. Le buveur de Jack Daniel’s rouspéta et demanda des éclaircissements au «referee». Ce dernier sortit son carton jaune et dit au pied-noir : «Il ne faut pas remettre en cause les décisions justes et courageuses de l’arbitre. Ce penalty est réglementaire. As-tu lu l’alinéa 4 de l’article 36 ?
- Non ! Qu’est-ce qu’il dit ?
- Lorsque l’arbitre sent l’ail chez le possesseur de ballon, il accorde automatiquement un penalty à l’adversaire.
- Mais je n’ai pas mangé d’ail depuis le dernier repas à l’auberge du maître des monts Kunlun à Béjaïa !»
L’arbitre au pyjama rayé répondit fermement aux remarques pertinentes du buveur de Jack Daniel’s :
«Peu importe ! Dans les règlements, il n’est pas dit que le gars en possession du ballon «sente l’ail». Il est écrit : «si l’arbitre sent l’ail, c’est penalty !»
- Mais peut-être que c’est un joueur adverse qui a mangé cette saloperie !
- As-tu lu l’alinéa 6 de l’article 14 ? S’il y a un doute quant à l’origine de l’odeur de l’ail, l’arbitre doit prendre rapidement une décision, en se mettant bien dans la tête que, dans la tribune officielle, une «mahchoucha» peut lui ôter la vie en cas d’hésitation…» Nous étions menés un à zéro.
A la 35e minute, Mama Grilou descendit de la moissonneuse et exigea de shooter un penalty, en tirant sa «mahchoucha» de sous un gilet qui dessinait de pauvres seins tombant comme des figues pendantes de fin d’automne. Comme il n’y avait aucune action nécessitant un penalty, elle s’affala dans notre surface de réparation. L’arbitre désigna le point de penalty. Le pied-noir n’en revenait pas : «Mais cette mégère ne joue avec aucune équipe ! Il faut arrêter la partie et la faire sortir !
- C’est un penalty selon le dernier règlement voté à Alexandrie. Il dit clairement que si, par hasard, un spectateur pénètre sur le terrain et s’évanouit, un penalty est sifflé en faveur de l’équipe qui dispose d’armes à feu et d’armes blanches».
La mamie se présenta face à moi. Je fis semblant de dominer la situation, allant et venant, sautant, grimpant sur les bois, rugissant, marmonnant des insultes du style : «mamie, t’es une horreur !», «halloufa de Tala Guilef, tu ne m’auras pas !», «Gueule de guenon ! Vendue aux tangos !» Mama Grilou ne m’écoutait pas. Elle avait reculé de trois ou quatre mètres. Puis, elle fonça comme un bolide sur le ballon qu’elle envoya dans les décors. Je jubilais. Mes amis me félicitaient… Mais notre joie fut de courte durée. L’arbitre au pyjama rayé siffla un but en faveur de la Mamie, donc pour les tangos. En guise de réponse, il nous lança : «Il n’y avait pas d’hors-jeu !» Toute fière, la vieille dame regagna la tribune d’honneur. Pas de doute : cet arbitre venait de Guinée !
Deux à zéro. Quelques minutes plus tard, nous fûmes intrigués de voir le BPB bondir de la vieille moissonneuse rouillée, sa «mahchoucha» toujours à la main. Il arrêta la partie et demanda à l’arbitre de lui accorder un penalty : «Cette vieille Mutsi Bouchi m’a mis l’eau à la bouche !» L’arbitre obtempéra et se dirigea vers nos 18 mètres où je ne me trouvais plus !
M. F.



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