Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Koukou et l’éléphant, conte pour adultes sceptiques
Par Arezki Metref
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Dans
le ciel étoilé de Tajmait Ouffella du village de Souamaâ, dans la
commune de Mekla, Jorus Mabiala, un conteur congolais, vieux routier du
festival Raconte’Arts ouvre la Nuit du Conte, un moment phare de cette
rencontre, par «une histoire berbère». Elle est pleine de sens,
peut-être même de bon sens. C’est un roi un brin tyrannique qui a décidé
d’imposer à son peuple de nourrir un éléphant reçu en cadeau. Le
pachyderme est vorace au point de dévorer toutes les récoltes du
royaume. De plus, insatiable, il ingurgitait toutes les plantes
nourricières sur son passage et en profitait pour saccager tout ce qui
s’aventurait à se trouver sous ses pas. C’était une véritable
catastrophe pour les paysans qui en payaient les frais. Alors, parmi
eux, un sentiment de révolte grandit. On avait envie d’aller trouver le
roi et lui dire que les paysans ne pouvaient plus supporter le poids du
pachyderme. Mais personne n’avait le courage d’entreprendre cette
démarche. Le sultan était connu pour sa cruauté. Les dégâts causés par
l’éléphant étant plus grands que la peur, le peuple se réunit et décide
de ne plus se suffire d’une plainte silencieuse. On désigna trois hommes
pour la délicate mission de fournir chacun un segment de ce courage qui
finira par porter la plainte auprès du souverain. Les trois hommes
étaient chargés de dire un morceau de la phrase revendicative. Devant le
sultan, le premier, dans son rôle, commença par dire : «Majesté, nous
sommes venus…» Le deuxième devait ajouter «pour vous parler de
l’éléphant» et le troisième de conclure «il cause trop de dégâts,
chassez-le du royaume». Mais le premier prononça son morceau de phrase
et s’aperçut que ses camarades s’étaient débinés. Coincé dans sa peur,
seul face au souverain, il dit : «Votre éléphant se sent seul, il lui
faut une compagne».
Mais le souverain sévit quand même. Il fit exécuter les deux trouillards
et récompensa celui qui s’est trouvé piégé à demander une compagne pour
l’éléphant. Il lui fit don de deux oliviers. Tahar Oussedik(1) nous dit
que la mémoire a retenu son nom. Il s’agit d’un certain Ou-Herma,
habitant Levghozli, un hameau situé près d’Aït Zellal.
Et il faut ajouter ceci : Aït Zellal se trouve à quelques kilomètres de
Souamaâ.
Mais revenons à cette Nuit du Conte et à Jorus Mabiala. Il dit : «Là où
les hommes ont échoué, les femmes réussissent».
Elles forment une délégation et disent au sultan : «Depuis que
l’éléphant est là, on ne parle plus que de lui et des dégâts qu’il
occasionne. Chassez-le et on reparlera enfin de vous comme avant».
Flatté dans son ego, le souverain élimina ce rival.
Cette histoire, on l’a entendu dans notre enfance comme un conte. Elle
aurait un fondement historique. Le souverain caricatural de l’histoire
serait Si Amer Ou El Qadi, situé en queue de comète de la dynastie des
rois de Koukou qui régnèrent sur la Kabylie et Alger près de deux
siècles, à partir de 1510.
Cette légende de l’éléphant et de la réussite des femmes à s’en
débarrasser résume l’esprit du festival Raconte’Arts de cette année
consacré, d’un côté au royaume de Koukou et de l’autre, aux combats des
femmes contre la violence et les discriminations.
La moralité est limpide. Si l’homme domine dans l’enclos patriarcal, ce
n’est pas forcément lui qui réduit l’adversité. Dans les grandes causes,
le courage prend la tournure de la subtilité et la femme libère l’homme
de la tyrannie.
Le conte est subversif, on le sait. Une autre histoire liée au conte et
à cette région revient en mémoire. C’est celle de Mohamed-Saïd Ziad, ce
journaliste originaire de Djemaâ Saharidj qui tenait dans les années
1980 une chronique dans Algérie Actualité sous le titre de «Sagesse du
terroir». Un jour, en 1985, il publia un conte intitulé L’âne qui
voulait devenir lionceau. On y vit une allusion à Chadli Bendjedid. Ce
conte valut à Mohamed-Saïd Ziad une semaine d’interrogatoires dans les
sous-sols de la Sécurité militaire.
Comme dans le cas précédent, ici le conte devient un moyen de résistance
contre les régnants, surtout quand ceux-ci utilisent le despotisme et la
négation des libertés pour rester au pouvoir.
Mais revenons encore à Jorus Mabiala et à son conte, et à l’éléphant.
Jorus porte l’Afrique et Raconte’Arts est pour lui un fragment itinérant
de cette Afrique heureuse dans sa peau, qu’elle soit blanche ou noire.
Il anime si bien la Nuit du Conte qu’on entend, venant des étoiles qui
scintillent au-dessus de Tajmait Ouffela, la voix des meddahs et des
griots surgissant comme un geyser de la géologie enfouie dans notre
mémoire commune.
C’est encore cet éléphant ravageur et emblématique que Denis Martinez a
immortalisé sur l’affiche de la treizième édition de Racont’Arts, celle
de 2016.
C’est aussi un éléphant que le talentueux artiste Koceila a construit
pour le carnaval de Raconte’Arts. Une œuvre d’une poésie et d’une
précision impressionnantes.
Sauf que là, les trois morceaux de phrase disparates forment une seule
phrase et unique phrase multiple : la liberté vient avec la culture.
A. M.
1) Tahar Oussedik, Le Royaume de Koukou, Editions Enag.
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