Contribution : Des enseignants chercheurs de l’Ecole d’Agronomie
d’El-Harrach lancent un appel au Premier Ministre
Sécurité alimentaire : les dangers qui guettent l’Algérie
Par les professeurs Nadjia Zermane et Aïssa
Abdelguerfi
Nous entrons dans une nouvelle ère de hausse continue des prix des
produits alimentaires, où la géopolitique de la nourriture éclipse la
géopolitique du pétrole, disent des experts qui rejoignent la FAO et les
Nations unies, pour avertir que les menaces les plus urgentes de ce
siècle sont le changement climatique, la croissance démographique, la
pénurie d’eau et la hausse des prix des aliments.
Premier importateur mondial de blé dur, deuxième importateur mondial de
poudre de lait après la Chine, troisième importateur mondial de blé
tendre,… les risques de la dépendance alimentaire de l’Algérie sont
réels. La hausse de ses importations alimentaires demeure effrayante,
avec un niveau record de plus de 11 milliards de dollars en 2014. A
présent qu’elle ne peut plus troquer le pétrole contre le blé et qu’elle
doit repenser sa stratégie alimentaire en termes de sécurité, notre
Premier ministre déclare, à juste titre, qu’il faut gagner la bataille
de l’agriculture en Algérie.
Mais comment l’Algérie peut-elle gagner la bataille de l’agriculture
tant qu’elle ne s’est pas donné les moyens de poser les bonnes
questions. Face aux bouleversements induits par la complexité de la
mondialisation et du réchauffement climatique, aujourd’hui, poser les
bonnes questions dans ce secteur, c’est maîtriser la biologie, la
génétique, l’économie, la modélisation, la prévision… Il ne suffit pas
de la bonne volonté des agriculteurs, encore moins de décisions
hasardeuses prises dans les bureaux des administrations centrales ; cela
repose sur la connaissance, la recherche et l’innovation. C’est bien
grâce à la science que des pays aux conditions climatiques aussi
difficiles que celles de l’Algérie atteignent, à titre d’exemple, une
moyenne de production en lait de 13 000 l/vache/an, alors que l’Algérie
ne dépasse pas la moyenne de 3 000l/vache/an.
Pour l’Algérie, la première bataille à gagner est celle de l’eau qui est
devenue un enjeu géopolitique majeur au point d’être considérée comme
l’«or bleu», au même titre que le pétrole est qualifié d'«or noir». Sa
consommation mondiale s'est multipliée par six au cours du siècle
dernier, soit deux fois plus vite que le taux de croissance
démographique.
L’agriculture en est la première consommatrice, avec des inégalités de
chances entre régions du monde qui sont énormes : 32% des prélèvements
en eau vont à l'agriculture en Europe contre 70% en Algérie. Sur 180
pays étudiés par la FAO, l’Algérie est classée parmi les 17 pays les
plus pauvres en ressources en eau ; elle a commencé à utiliser ses
ressources hydriques non renouvelables.
La seconde bataille est celle de sa Surface agricole utile (SAU) qui ne
représente que 3% de la superficie totale du pays. A titre indicatif, la
France utilise 53% de sa surface au profit de l’agriculture ; ce n’est
pas un hasard si elle est le premier pays agricole européen. Il est donc
temps de mettre fin au mythe de l’Algérie «grenier de Rome», et de
mesurer la gravité des prévisions du changement climatique qui induira
des rendements agricoles plus restreints qu’ils ne le sont aujourd’hui.
Enfin, la troisième bataille de l’Algérie est celle de la prévision, de
l’analyse et de l’intelligence décisionnelle, pour intégrer dans ses
choix de production les grands bouleversements induits par la
mondialisation. Selon un modèle informatique établi par des chercheurs
financés par le ministère des Affaires étrangères britannique, les prix
des produits agricoles sur le marché mondial se multiplieront
durablement par cinq dans 20 ans, au point où des Etats risquent de
disparaître. Cela, sans compter les crises alimentaires potentielles
telles que celles de 2008 et 2011, prévues par des scientifiques dans
des scénarios de changement climatique, qui induiront des troubles au
Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine.
Les impacts des changements climatiques commencent à avoir des
conséquences négatives sur les productions agricoles dans le monde. On
se souviendra qu’en 2010, la sécheresse et les incendies ont forcé la
Russie et l’Ukraine à suspendre leurs exportations de blé, affectant 50%
de la demande mondiale. En 2011, la FAO a alerté sur l’amorce de
l’explosion des prix alimentaires et annoncé que l’indice des prix avait
atteint 236 points en février 2011, pour un indice 100 en 2002. En tout
état de cause, les réserves mondiales de céréales sont dangereusement
basses. En 2012, pour la sixième fois en 11 ans, le monde a consommé
plus de nourriture qu’il n’a produite, principalement en raison de
conditions météorologiques extrêmes aux Etats-Unis et d’autres grands
pays exportateurs d’aliments. La situation s’est renouvelée en 2013 et
2014. Nous entrons dans une nouvelle ère de hausse continue des prix
alimentaires.
La suprématie de l’agriculture dans le processus de construction d’une
nation durablement stable est un fait mesurable, confirmé dans un
rapport publié en avril 2014 par le Programme alimentaire mondial (PAM)
de l’ONU sur la situation en Syrie. Jusqu’à un passé récent, la Syrie se
distinguait dans la région par son autosuffisance alimentaire, au point
d’exporter du blé. Début 2011, c’est l’effondrement de son secteur
agricole, elle perd les 2/3 de sa production entre 2011 et 2014, et
devient importatrice.
Le pays subit alors une augmentation effrayante des prix des denrées
alimentaires, avec une augmentation par trois du prix du pain ; la chute
de la production provoquée par la sécheresse de 2007 affecte très
fortement les agriculteurs qui perdent à la fin des années 2010 plus de
90% de leur revenu, ainsi que les éleveurs qui perdent plus de 80% de
leurs troupeaux. La Syrie est alors face à un exode des populations
rurales auquel elle n’est pas préparée : plus de 1,5 million de
personnes a été contraint de se déplacer du nord-est du pays vers les
villes du sud. Certains observateurs considèrent que la sécheresse des
années 2000 a largement contribué au déclenchement du conflit en Syrie.
Le même scénario se reproduit en Égypte. Quelle que soit sa politique
agricole, elle ne peut pas nourrir 84 millions de personnes, avec
seulement 4% de terres cultivables. La productivité agricole sur ses
rares terres arables, presque toutes irriguées, ayant atteint ses
limites, on estime qu’il n’y a pas d’amélioration significative à
attendre. Elle a connu en 2008 une très grave crise alimentaire qui
s’est traduite par une pénurie de pain et une très forte hausse des prix
de certains produits de base dont le riz et les huiles végétales ; celui
du lait ayant doublé.
L’exemple égyptien a le mérite de nous éclairer sur l’extrême complexité
d’une politique agricole et sur le poids des choix qui exigent une
démarche analytique et prévisionnelle ; un secteur aussi sensible ne
peut pas fonctionner à coups de solutions simplistes. En faisant le
choix d’exporter des fruits, légumes et fleurs hors saison, l’Egypte ne
produit pas d’«aliments» pour la population locale et elle exporte son
eau très rare, sous forme «virtuelle». De même que son choix d’une
politique agricole fondée sur les grands investissements privés, avec
une forte orientation sur l’exportation, a eu pour conséquence la
marginalisation de la petite paysannerie (environ 3,6 millions de
paysans) considérée trop pauvre pour continuer à investir et à
moderniser le secteur, avec un impact certain sur la sécurité
alimentaire et la protection des ressources naturelles (conservation des
semences locales, etc.).
Aujourd’hui, les signes d’alerte sur les risques de la dépendance
alimentaire de notre pays sont aggravés par les prévisions concernant la
démographie. De 40 millions d’habitants en 2015, la population
algérienne devrait passer à 51 millions en 2030. La superficie agricole
par habitant a chuté de plus de 64% depuis l’indépendance, passant de
0,56 ha par habitant en 1962 à 0,20 ha par habitant en 2013. La
croissance démographique d’ici 2050 devrait mobiliser pas moins de 1
million d’hectares supplémentaires de terres à des fins non agricoles.
En notre qualité d’enseignants chercheurs, nous sommes convaincus que
c’est la recherche, l’innovation et la formation d’excellence qui
pourront apporter des solutions et alimenter un processus décisionnel
intelligent, car si les réformes qui se sont succédé depuis des
décennies étaient performantes, nous aurions déjà inversé la courbe des
importations.
Ce n’est pas par hasard que la France a créé à Alger en 1905 l’Ecole
d’agronomie de Maison-Carrée (actuellement Ecole nationale supérieure
d’agronomie, ENSA, ex-INA d’El-Harrach), sur une superficie de 300 ha,
en plus de ses prestigieuses écoles d’agronomie. Il lui fallait
connaître l’agriculture des régions chaudes, par la recherche.
Malheureusement, durant toute cette année universitaire écoulée, ce
fleuron centenaire de l’Algérie s’est enlisé dans une situation de
déliquescence jamais connue depuis l’indépendance. Le blocage total de
son plan de développement, l’état d’abandon de ses stations de
recherche, le retard inédit dans le calendrier pédagogique des classes
préparatoires, l’absentéisme et le désengagement sont aggravés par des
conflits qui nous opposent à notre direction à propos de questions
scientifiques et réglementaires fondamentales.
En notre qualité de collectif d’enseignants chercheurs, nous sollicitons
notre Premier ministre pour qu’il mette fin à la descente aux enfers de
notre prestigieuse institution centenaire. Construire un système de
production agricole durable et compétitif, c’est pouvoir maîtriser non
seulement la grande diversité des disciplines scientifiques auxquelles
il fait appel, mais également la complexité de leurs interactions. Tout
ce que nous demandons, c’est d’apporter notre contribution à un modèle
de formation dynamique et un système de recherche centré sur la sécurité
alimentaire des Algériens. Malheureusement, cela fait une année que nous
attendons que soit nommé à la tête de notre institution centenaire,
unique en Algérie, une nouvelle direction capable de la sortir de son
marasme. C’est ce renouvellement qui lui permettra d’assurer, au-delà de
ses missions de formation d’ingénieurs agronomes et de recherche, une
mission d’intelligence stratégique au service de la sécurité alimentaire
de l’Algérie.
L’agriculture algérienne est handicapée par son manque d’eau, son climat
semi-aride et ses 3% de surface agricole utile. Pour trouver des
solutions, il est temps qu’elle se tourne vers la science et qu’elle
construise son propre système d’intelligence décisionnelle. Il est temps
qu’elle prenne en charge l’Ecole nationale supérieure d’agronomie, en
tant que patrimoine scientifique centenaire, qui doit être profondément
réformée avec une feuille de route ciblée sur la sécurité alimentaire du
pays.
A l’instar de ce qui est pratiqué dans d’autres grands pays, notre
d’établissement doit avoir un contrat de performance avec l’Etat
algérien.
N. Z. et A. A.
Pour un collectif d’enseignants de l’Ecole nationale supérieure
d’agronomie d’El-Harrach, ENSA.
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